Toc, toc…
Gaëtan, Yves et Louis se regardent ; qui donc peut venir à cette heure ? Ce n’est pas leur mère encore : elle ne doit rentrer que demain matin ; ce n’est pas leur père non plus, amenant à la ferme quelques Chouans pour un bout de nuit ou une tasse de cidre : il se garderait de faire tant de bruit.
Mais ils n’ont guère le temps de se consulter : de violents coups de crosse ébranlent la porte, et une bordée d’imprécations fait frémir leur cœur chrétien.
« Oui ou non, ouvrirez-vous, chiens ? »
Plus de doute, ce sont les Bleus ! Les trois gamins sentent leur cœur se serrer d’une indicible angoisse, car la visite des Bleus est trop souvent néfaste à des fils de Chouans.
Cependant, brave et décidé, Gaëtan s’est levé :
Puis — gavroche un peu — il esquisse une grimace à l’adresse des soldats avant de tirer le verrou… et cela rend du cœur aux deux autres !
« Il s’agit de nous fournir une place pour la nuit !… Et en vitesse, hein ! », clame celui qui semble être le chef.
« Volontiers, citoyens… Ce n’est pas tous les jours que la ferme a l’honneur d’abriter des soldats de la République ! Suivez-moi, je vais vous conduire à la grange. »
Dix minutes après, Gaëtan rejoint ses frères à la cuisine :
« S’ils ne veulent que ça, ça va encore… Ils ont l’air fourbus : il y en a déjà qui ronflent sur la paille.
— Hum… Qu’est-ce qu’ils viennent encore rôder par ici ?
— D’après ce que j’ai compris, ils sont à la recherche de quelque fugitif de marque… et il y aurait des patrouilles comme ça dans toute la région. »
Yves fait la grimace.
« Tant pis pour le malheureux qu’ils traquent !
— Pourvu que père ne tombe pas entre leurs mains…
— Et M. le Recteur, donc !
— Il faudra les avertir dès demain matin… »
Dix coups viennent de sonner à la vieille horloge, dans la boiserie de chêne finement sculptée. Soudain, Louis tressaille.
« N’avez-vous rien entendu ? »
Un grattement, de nouveau, effleure l’huis, un appel leur parvient, contenu, étouffé :
« Pour l’amour de Dieu, ouvrez ! »
En une seconde le verrou, de nouveau, est tiré et trois hommes se glissent par la porte entr’ouverte :
« De grâce, cachez-nous, mes enfants… Les Bleus sont à notre poursuite… La tête de votre évêque est mise à prix… »
Leur évêque ? Une vision passe : un visage rayonnant de bonté, sous la mitre d’or. Ce visage, ils viennent de le reconnaître sous le chapeau rond des paysans. Leur évêque… le saint évêque qui refusa de prêter l’odieux serment. D’instinct, ils sont à genoux et l’évêque fugitif cherche l’anneau d’améthyste caché sur sa poitrine pour le leur faire baiser.
Mais le temps presse : déjà ils sont debout, prêts à l’action.
« Fuyez vite, Monseigneur, murmure Gaëtan ; ils sont cinquante Bleus couchés dans la grange. »
Une lueur d’angoisse passe dans le regard des trois hommes :
« Si nous sortons d’ici, nous sommes perdus : les Bleus sont partout à l’entour aussi. »
Dix secondes de silence. Chacun entend battre son cœur violemment et pourtant serre les dents et garde la tête froide pour chercher la meilleure solution.
« Le souterrain », murmure Yves soudain. Mais l’aîné hausse les épaules :
« Tu sais bien qu’il faut passer par la grange pour y accéder… Tant qu’ils y seront, c’est impossible ! »
Un rire lui répond, un beau rire courageux en face du danger :
« Im… im… impo… comment donc est-ce qu’il a dit ça ? Impossible ? Quelle langue parle-t-il donc à présent, mon frère Gaëtan ? »
Ils rient, les trois gars vaillants, et cela détend un peu les cœurs ; on s’explique brièvement : pour gagner l’entrée du souterrain, il faut traverser la grange où dorment les Bleus, c’est vrai. Mais il y a le « Passage des chats », une espèce de corniche à hauteur du premier étage, qui court le long de la grange…
« À l’intérieur ? », interroge un des vicaires généraux accompagnant Monseigneur.
De nouveau, le rire joyeux lui répond :
« À l’intérieur, oui ! Juste au-dessus des Bleus qui dorment ! Ça, ça vaut la peine, dites… Leur passer au-dessus du nez sans qu’ils y voient rien !
— Pour nous, tout est bon, murmure l’évêque, mais pour vous, mes petits, c’est trop risquer. »
Mais Gaëtan redresse la tête :
« Ça, Monseigneur, ça ne compte pas ! Si vous voulez, je suis prêt à vous conduire. »
Parfaitement calme, le gamin lève sur l’évêque ses beaux yeux sombres où brûle le feu de vaillance. Et le Pontife, traçant sur le front de l’enfant la croix qui sauve, répond simplement :
« Allons… »
En file indienne, ils ont traversé l’écurie, sans un mot… Du doigt, Gaëtan désigne une ouverture dans le mur, là-haut, et sans bruit pose l’échelle pour y monter.
« Je vais grimper, dit-il dans un souffle, pour voir s’ils dorment tous. Si tout est calme, je vous ferai signe. »
Tout est silence et nuit. De son observatoire, Gaëtan aperçoit à peine les soldats allongés sur la paille fraîche ; le bruit de leur respiration lui parvient, le ronflement de quelques-uns, et le crissement de la paille sous les mouvements qu’ils font en dormant. Alors, sa main se lève, faisant une tache un peu plus claire dans la nuit noire : c’est le signal. Un à un, les trois hommes sont montés ; maintenant ils marchent derrière l’enfant, en mesurant leurs gestes et leur souffle, le long de la corniche, au-dessus des cinquante Bleus endormis. Dieu ! qu’elle est longue, cette grange !… et que cette corniche est étroite ! Gaëtan, soudain, sent tout son courage l’abandonner : n’est-ce pas folie de tenter pareille entreprise ? Un faux mouvement… une pierre qui tombe… et tout est perdu ! Et ce vide ! ce vide affreux en-dessous de lui qui semble l’attirer… la pensée l’effleure de reculer… de dire que c’est impossible… Mais il se souvient de tout à l’heure.
« Impossible ? se gourmande-t-il. Allons donc ! ce n’est ni chrétien, ni français, ce mot-là ! »
Il serre les dents, il se redresse, il va de l’avant… lentement… prudemment… assurant un pied avant de poser l’autre. Derrière lui, les trois hommes se glissent. Mais en bas, soudain, un Bleu a bougé. Tassés au mur, tout mouvement en suspens, ils s’empêchent même de respirer… Mais ne va-t-on pas entendre d’en bas ces quatre cœurs qui battent si violemment ? Oh ! les terribles secondes !
En bas, l’homme se retourne, grogne un peu, et puis tout rentre dans le silence. Alors la marche reprend, lente, sur la corniche, vers la petite porte qu’ils distinguent à présent, plus grande à chaque pas qui les en rapproche. C’est le salut pour eux, cette petite porte, et leurs yeux ne savent s’en détacher. Déjà Gaëtan allonge la main vers la poignée. Ciel ! pourvu qu’elle ne grince pas, la petite porte où l’on passe si peu souvent… Mais l’enfant a pensé à tout : de sa poche, il sort une petite bouteille, et, goutte à goutte, il verse de l’huile sur les gonds rouillés. Si son cœur bat à grands coups, sa main ne tremble pas sur le verrou qu’elle manœuvre sans bruit, sans un geste de trop, fort et doucement à la fois.
Hélas ! malgré toutes ces précautions, un grincement brutal déchire soudain le silence, les rejetant une fois de plus contre le mur, sans autre mouvement que celui de leur cœur affolé.
« Ho ! qui va là ? »
Un homme, en bas, s’est dressé, ouvrant deux grands yeux de hibou sur la nuit épaisse. Deux autres grognent. Un troisième l’apostrophe :
« Dors donc, hé… T’vas pas réveiller tout le monde avec tes histoires !
— J’te dis qu’j’ai entendu…
— T’as entendu des rats, tiens. »
Sur la corniche, le sang se glace dans les veines. Si près du but, mon Dieu ! et se faire prendre, là, pour une porte qui grince… Seigneur, protégez vos enfants !
Plus rien ne bouge.
Un à un les fugitifs se glissent par la porte entr’ouverte.
« Ouf ! murmure joyeusement l’enfant quand ils sont réunis tous les quatre à l’entrée du souterrain ; on les a eus quand même !… Maintenant ils ne viendront pas vous chercher là ! Je vous ravitaillerai tant que la région ne sera pas sûre.
— Que Dieu te rende ce que tu as fait pour nous, mon enfant ! répond l’évêque en l’embrassant. Et que tu sois fier de tes fils, plus tard, comme ton père a le droit d’être fier de toi ! »
« Ses fils n’ont point « déracé », ni ses petits-fils, vous savez ! — me dit l’aïeul fièrement en me contant cette histoire. — Regardez-les, ceux d’aujourd’hui ! »
Ils passaient en chantant, avec tous les gars du patro… Et leur chant disait que tout est possible à ceux dont le cœur est vaillant.
Dominique.
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