Un incident aux portes d’Amiens

Ouvrage : Revue Bernadette | Auteur : Michel, Josick | Illustration : Iessel, Manon
Temps de lec­ture : 4 minutes

La neige tombe depuis le matin. Fri­leu­se­ment, la petite ville cam­pée sur la rivière de la Somme se blot­tit dans la val­lée, toutes ses mai­sons ser­rées les unes contre les autres, comme pour mieux se défendre du froid. Cette année de l’ère chré­tienne 342 débute par un hiver par­ti­cu­liè­re­ment rude. 


Sur le seuil d’une des mai­sons les plus misé­rables du bourg, le vieil Avel­lin hésite à sor­tir : estro­pié, ne pou­vant plus tra­vailler, il vit de la cha­ri­té publique. Chaque jour, l’in­firme va s’as­seoir sur une borne à l’en­trée de la ville, là où le va-et-vient des voya­geurs est le plus impor­tant. Habi­tuel­le­ment, le pauvre vieux ramasse assez de menues pié­cettes pour assu­rer sa misé­rable existence. 

Aujourd’­hui, pour­tant, Avel­lin se pose le pro­blème : « Res­ter ici, au froid, certes, puisque l’âtre est vide, mais abri­té de la neige ; ou aller expo­ser sur la route ses vieux membres à peine cou­verts de haillons, mais ris­quer cepen­dant de rece­voir quelque mon­naie lui per­met­tant de man­ger, car, aus­si vide que l’âtre, la huche ne recèle plus la moindre miette de pain… Allons ! il faut ten­ter la chance… » 

Avec un gros sou­pir, Avel­lin sort com­plè­te­ment et tire der­rière lui la porte bran­lante ; puis, tout clo­pi­nant, il se dirige vers sa place habituelle.


Les heures passent… Avel­lin n’a pas encore reçu la moindre aumône ; les rares pas­sants qui cir­culent n’a­per­çoivent pas l’humble forme tas­sée contre la muraille ou s’ils la remarquent ne se sou­cient guère de sor­tir une main du man­teau où ils sont chau­de­ment blot­tis pour don­ner quelque monnaie. 

Le froid gagne le vieux, la neige tombe drue, pres­sée, le recou­vrant d’un gla­cial vête­ment… Mieux vaut par­tir, inutile d’in­sis­ter ; au moins, dans la cabane, il sera pro­té­gé des tristes flo­cons. Péni­ble­ment, l’in­firme ramasse son bâton… Mais, voi­ci qu’au loin un mar­tè­le­ment sourd se fait entendre ; qu’est-ce que cela ?… Intri­gué, Avel­lin prête l’o­reille et cherche à per­cer du regard le navrant rideau de neige… Là-bas, estom­pée par les papillons blancs, une masse confuse approche et se précise. 

Hié­ra­tiques, cam­pés sur leurs che­vaux, les sol­dats passent… Ils sont beaux à voir, impas­sibles sous la bour­rasque ; il est vrai qu’a­vec leurs casques brillants et le chaud man­teau qui les drape com­plè­te­ment, ils sont à l’a­bri. À pas lents de leurs mon­tures, ils passent… 

Seul, pré­cé­dant un déta­che­ment, un offi­cier qui s’a­vance. Il est jeune, 25 ans peut-être ; son visage revêt une expres­sion éner­gique et grave ; son regard vif a tôt fait de décou­vrir la sil­houette du vieillard. Il détaille son aspect misé­rable et l’ap­pel de son pauvre regard anxieux. Une vague de pitié passe dans ses yeux francs, il arrête son che­val. Voyant le geste, timi­de­ment Avel­lin s’ap­proche, mur­mu­rant une prière… Hélas ! la main fouillant dans la bourse ne découvre que le vide, l’of­fi­cier n’a plus d’argent ! Devant lui, l’in­firme gre­lotte dans ses haillons troués… Alors, déci­dé subi­te­ment, le jeune homme dégrafe son long man­teau, tire son glaive et fen­dant le tis­su sur toute sa lon­gueur, il en jette la moi­tié au men­diant éton­né et ravi… Puis, au galop, l’of­fi­cier rejoint son détachement. 

Cet offi­cier, nous l’ap­pe­lons saint Martin. 

JOSICK MICHEL.

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