XVI
Il y a une centaine d’années, les villageois de Minerve, petite commune de l’Hérault, étaient fort intrigués des allures de l’abbé Bessieux, leur curé. Il leur était arrivé de Pézenas, où, quinze mois durant, il avait fait office de vicaire : ces quinze mois avaient suffi pour que, parmi les paroissiens, on lui donnât le plus beau des noms, que son humilité considérait comme une ironie : on l’avait appelé « le saint ». Est-ce donc marque de sainteté, se demandaient les gens de Minerve, que de se traîner à pied, sur les routes d’alentour, en se chargeant inutilement de toutes sortes de paquets ?
Ils ne savaient pas que leur curé rêvait d’évasions, — les évasions du missionnaire, — et qu’il s’exerçait aux marches épuisantes, en vue de la vie très dure des missions. Lorsqu’il eut passé sept ans chez eux, ce fut le tour de ses collègues du petit séminaire de Saint-Pons d’être étonnés. Au lieu qu’il réparât par une forte nourriture les fatigues de son métier de professeur, on le voyait s’exténuer en jeûnes, ne s’accorder souvent d’autre menu qu’un peu de riz, et dormir sur une chaise trente nuits de suite. Il avait son secret : il voulait, par ces gymnastiques d’ascétisme, exercer en lui l’endurance du missionnaire. Il ne cachait pas, au demeurant, son intérêt pour les missions, et toujours il était prêt à remplacer ses collègues dans certaines corvées, moyennant quelques sous pour la Propagation de la Foi.
Il y eut grande rumeur au petit séminaire, un jour de 1842 : on apprit que l’abbé Bessieux, aux précédentes vacances, s’en était allé à Paris ; que l’abbé Desgenettes, le curé des Victoires, l’avait mis en rapport avec le Père Libermann, qui fondait en ce moment même, pour l’apostolat des noirs d’Afrique, la congrégation du Saint-Cœur-de-Marie, et qu’il allait entrer dans cette congrégation. Le professeur de rhétorique du séminaire, qui n’était autre que l’abbé Paulinier, futur archevêque de Besançon, ponctuait l’événement en donnant comme sujet de devoir à ses élèves le commentaire de cette ligne de Chateaubriand : « La religion chrétienne a réalisé dans les déserts de l’Amérique ce que la fable nous raconte des Amphion et des Orphée. »
Pour se préparer à de pareilles réalisations dans l’Afrique inconnue, l’abbé Bessieux, en août 1842, entrait au noviciat de la Neuville, que, proche d’Amiens, Libermann venait de fonder. Ils étaient treize, y compris Libermann : sept prêtres, trois diacres, un sous-diacre et deux minorés. L’indigent logis que le leur ! On n’avait pas assez de chambres, pas assez de lits ; lorsque arriva Barazer de Lannurien, qui sera, dix ans plus tard, le premier supérieur du Séminaire français de Rome, Bessieux s’en alla coucher sous l’escalier, pour lui céder sa cellule. « Être misérable, disait Libermann, cela attire sur nous les regards du Christ. » Bessieux, blotti sous l’escalier, se sentait comme enveloppé par l’œil du Maître.
Au bout de quelques mois, un Américain, devenu vicaire apostolique des Deux-Guinées et de Sierra Leone, Mgr Barron, frappait à la porte de Libermann, lui demandait des missionnaires. « Pour nos factoreries du Gabon, donnez-nous des prêtres, » disait à son tour Mackau, le ministre de la marine du roi Louis-Philippe. L’Église, l’État avaient besoin, d’urgence, de ces novices de la Neuville. Libermann formait une équipe que le Père Bessieux était chargé d’emmener.