Accroché au rebord des Vosges, dominant de très haut la riche plaine où coule le Rhin, quel est ce couvent dont tous les Alsaciens parlent avec émotion ? Qu’il fasse grand soleil ou qu’il pleuve, que les forêts de sapins soient enveloppées de brume ou qu’une lumière bleutée s’étende aux flancs des monts, le paysage est toujours admirable. Vingt villes, trois cents villages, voilà ce qu’on aperçoit de la merveilleuse terrasse ; au loin, une flèche rose se dresse comme un cierge : celle de la cathédrale de Strasbourg, chef-d’œuvre de l’art gothique. Ce lieu béni, d’où monte vers Dieu, depuis douze cents ans, une prière continuelle, c’est Sainte-Odile, le monastère de la patronne de l’Alsace, illustré par elle et où survit son souvenir.
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C’était au VIIIe siècle de notre ère. Vous rappelez-vous ce qui s’est passé au VIIIe siècle ? Charles, surnommé Martel à cause de son terrible marteau d’armes, venait d’arrêter les Arabes à Poitiers ; son fils Pépin le Bref, — le Bref, c’est-à-dire le courtaud, le petit de taille, — avait obtenu du Pape le titre de roi et, à côté de lui, le jeune prince Charles commençait à faire remarquer la bravoure et le génie qui lui vaudront le surnom de « Charles le Grand », Charlemagne. L’Alsace, alors, était au pouvoir d’un Duc célèbre par sa valeur au combat, mais aussi par sa brutalité : Adalric. Rien, jusqu’alors, ne lui avait résisté ; pas un ennemi qu’il n’eût vaincu, pas un ours poursuivi par ses chiens qu’il n’eût tué. Et pourtant, un grand chagrin ravageait sa vie : sa femme Beresvinde ne lui avait point donné d’enfant. Déjà il voyait, après sa mort, les belles terres d’Alsace livrées à la rapine des voisins, partagées entre leurs mains avides. Et il se désolait…
Ils se désolaient tant, Adalric et Beresvinde, qu’ils décidèrent de se retirer du monde et de s’installer sur un haut sommet des Vosges pour y méditer sur leur chagrin. Ils choisirent la butte la plus escarpée, protégée d’un côté par l’à-pic et de l’autre par une muraille de rochers infranchissables, et ils y firent bâtir leur nouveau château, le « château haut », le Hohenburg. Près de sa demeure, Beresvinde, qui était fort pieuse et instruite dans l’Écriture Sainte, ordonna d’élever un couvent où des religieuses prieraient avec elle pour qu’enfin elle eût un enfant.
Et voici que Dieu entendit ses prières. La duchesse put annoncer à son mari que bientôt il aurait une grande joie. Hélas ! courte joie… car la petite fille qui vint au monde, si jolie, si rose et blonde qu’elle fût, avait une infirmité bien pénible : ses yeux restaient fermés. Elle serait aveugle toute sa vie… Quand il apprit cela, le Duc Aldaric entra dans une colère terrible. Ainsi Dieu n’avait exaucé son souhait que pour le décevoir de façon pire encore ! Mieux valait n’avoir pas d’enfant du tout que cette misérable petite aveugle ! Le pays entier n’allait-il pas murmurer qu’une malédiction pesait sur son seigneur ? Aussi quand Beresvinde demanda quel nom porterait sa fille au baptême : « Aucun ! répondit le soudard. Aucun ! J’interdis qu’on baptise cet avorton aveugle qui me fait honte ! Qu’on la tue aussitôt et qu’on abandonne son corps aux cochons ! »
La malheureuse mère eut beau se jeter à genoux, supplier son mari de laisser vivre la fillette… En vain ! En vain, elle proposa de l’emporter, très loin, de la faire élever en cachette, sans jamais révéler à quiconque qui étaient les parents de cette malheureuse enfant. Aldaric demeura implacable ! Cette fille était sa honte ; qu’elle disparût ! Alors, de nuit, Beresvinde prit le bébé, l’enveloppa chaudement, l’installa dans une caissette, et, sortant en secret du château, lança le fragile esquif sur la rivière de l’Ehn, dont les eaux limpides font tourner le moulin d’Obernai. Puis, rentrant dans sa chambre, elle se mit en prière. Dieu, le Dieu Tout-Puissant, qui sauva le petit Moïse abandonné au fil du Nil, comme il est rapporté dans la Sainte Écriture, n’aurait-il pas pitié de cette innocente créature ?…