Joie
« Tout droit, la Grise…»
Et ayant, par son aiguillon, engagé la bête à prendre le petit sentier abrité de noisetiers, où elle va pouvoir aller pour ainsi dire seule, de son pas lent et régulier, l’homme retombe dans ses tristes pensées.
Ah ! comme il se sent vieux et las, le père Joseph, maintenant que tout le poids de la ferme pèse lourdement sur ses épaules ! Celui qui devait assurer la relève, le gars qui partit si courageusement, n’est jamais revenu de la guerre. Et si la « Maouise » travaille dur pour essayer d’oublier sa peine, que représente, dans une ferme comme la Voissetière, le travail d’une femme si occupée déjà avec son bébé et les soins du ménage ?
Et c’est pour cela qu’en voyant tout ce qui lui reste encore à faire : les noix à gauler, les betteraves à rentrer, le raisin surtout à vendanger, le père Joseph sent peser plus lourd le poids du labeur qui fut si longtemps pour lui source de joie.
* * *
« Bonsoir, père Joseph. »
Perdu dans sa méditation, le père Joseph n’a pas vu arriver M. Loyer, l’instituteur, qui, faisant office de secrétaire de mairie, connaît tous les habitants du village et cherche par tous les moyens à les aider quand il en a l’occasion.
« Faites excuse, M. Loyer, je ne vous avais pas vu.
— Je m’en suis bien aperçu. Alors, pas trop de mal pour rentrer les betteraves ?
— Ne m’en parlez pas, M. Loyer. Si c’est pas des malheurs d’être obligé de refaire pareil métier à mon âge… Oh ! c’est pas que je craigne le travail, non, mais quand je pense à celui qui devrait le faire, ça m’enlève le courage.
— Manquer de courage ? Vous, père Joseph ? Allons donc, ce n’est pas possible !
— C’est pourtant bien la vérité.
— Et si quelqu’un venait vous donner un coup de main ?
— Je voudrais bien savoir qui pourrait venir. Vous savez bien, M. Loyer, que tout le monde ici en a plus que son compte à faire.
— Je sais bien, père Joseph, mais justement le quelqu’un à qui je pense n’est pas d’ici… Il s’agit de deux petits cousins qui viennent d’arriver chez moi comme réfugiés, avec leur mère.
— Et ils sauraient travailler ?
— Ils ont vécu toute leur enfance dans une commune d’importance égale à la nôtre. Sans doute n’ont-ils que 12 et 14 ans, mais ils sont si braves qu’ils pourront, j’en suis sûr, vous rendre de petits services ; et surtout ils seront heureux de ne pas rester inoccupés. »
Bien qu’un peu sceptique sur la qualité de ses futurs employés, le père Joseph, pour ne pas faire de peine à M. Loyer, comme d’habitude toujours si complaisant, finit par dire :
« Eh bien ! c’est cela, envoyez-les moi demain matin pour 7 heures ; je trouverai bien quelque chose à leur donner à faire et on s’arrangera après pour les conditions. »
* * *
Le lendemain matin, Louis et Pierre arrivent tout joyeux à la Voissetière.
Justement, la « Maouise » est dans la cour en train de tirer de l’eau à la pompe.
« Est-ce que M. Pailleret est là ? demande Pierre.
— Je vais aller le prévenir. Entrez donc en attendant. »
Et déjà la « Maouise » va se saisir de son seau pour le rentrer à la maison. Mais avant qu’elle ait pu seulement se baisser, Pierre s’est avancé et, la main sur l’anse, il dit avec son plus beau sourire :
« Laissez, Madame, je vais vous le porter. C’est dans la maison qu’il faut vous le mettre ?
— Oui, mon petit gars. T’es bien brave, je te remercie. »
Le père Joseph paraît d’ailleurs sur le pas de la porte.
« C’est vous les petits cousins de M. Loyer ? » et en disant cela, le père Joseph qui examine les deux frères ne peut s’empêcher de remarquer leur air joyeux.
« Oui, dit Pierre. Et on vous remercie bien, Monsieur, de vouloir nous occuper. Ça va nous rappeler un petit peu chez nous et puis, on est bien content si l’on peut vous aider un peu.
— Eh bien vous allez venir tout de suite avec moi, au pré qui est justement un peu plus haut que l’école. J’ai arraché hier des betteraves, il faut les rentrer. Nous irons après à mon autre champ, mais près de la gare, celui-là. Venez, on va prendre la Grise en passant. »
* * *
Deux fois, trois fois, le chariot du père Joseph a été rempli avec ardeur par les deux frères ; et maintenant, ils ont rejoint l’autre champ.
« Si vous vouliez, Monsieur, on pourrait bien ramener les betteraves tout seuls, maintenant qu’on connaît le chemin. Vous pourriez faire autre chose, dit alors Louis.
— Vous sauriez ?
— Bien sûr », affirme Pierre. Le père Joseph se laisse faire sans difficulté. Il a vu les deux garçons à l’œuvre tout à l’heure et, sans en avoir l’air, du coin de l’œil, il s’est rendu compte de leur sérieux et de leur bonne volonté.
« C’est une idée ; pendant ce temps-là, je vais conduire le Rude chez le maréchal pour le faire ferrer. »
Après le départ du fermier, Louis interpelle son aîné :
« Dis donc Pierre, je commence à avoir mal aux bras ; Si l’on chantait un peu : puisque M. Pailleret est parti, ça lui fera pas de peine.
— Je veux bien, d’autant plus que voilà la pluie maintenant ; alors, c’est bien le moment de chanter :
« Quand la pluie sur nos têtes tambourine… »
Et les deux gars entonnent ce chant qu’ils ont appris là-bas dans leur village.
Comme pour marquer son approbation, la pluie se fait plus intense. Alors les garçons redoublent d’ardeur à chanter.
Au bout d’un grand moment, leur chargement se trouve prêt à être conduit à la Voissetière. Les ouvriers nouveaux l’ont-ils fait plus lourd que les précédents, ou bien la Grise commence-t-elle à en avoir assez ? Mais les jeunes conducteurs doivent pousser le chariot pour le faire démarrer.
« Ça nous en promet pour le raidillon », ne peut s’empêcher de dire Louis.
La Grise avance de plus en plus lentement, tant elle enfonce dans la boue gluante du chemin, si épaisse que les garçons en ont jusqu’à la cheville.
« Attention, voilà le raidillon. »
Tous deux s’accrochent à l’arrière du chariot et poussent de toutes leurs forces.
« Allons bon, voilà les betteraves qui redescendent ! »
Le temps de ramasser celles qui sont tombées et de les rejeter sur le chariot, et les deux frères poussent de plus belle.
Pendant les cinquante mètres que représente la montée, le chant éclate à nouveau, plus vibrant parce qu’il exige plus d’effort.
« Cœurs Vaillants, nous chantons pour être apôtres,
Pour apprendre à penser d’abord aux autres,
Et leur rendre un peu de joie,
Quand sous leur fardeau, ils ploient. »
Et le père Joseph, revenu au-devant d’eux, trouve les deux frères, cheveux collés par la pluie, vêtements bons à tordre, tellement ils sont trempés, mais avec cet inaltérable sourire qu’il a déjà remarqué ce matin lorsqu’ils travaillaient.
La route faisant un coude à ce moment, il a entendu malgré lui les paroles du chant. Alors, il comprend tout d’un coup la valeur de ce sourire et, puisant dans cette joie qui ne demande qu’à déborder sur lui un peu d’espérance, il a repris avec plus de courage sa tâche de tous les jours.
François Ducrant.
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