Elle n’était point riche, la vieille Maria… Durant de longues années, ses mains s’étaient durcies au labeur de la terre, et maintenant elle pouvait faire le bilan d’une rude vie de travail, mais non pas celui d’un bas de laine gonflé d’écus. Pourtant, dame Maria n’était pas dépensière. Elle savait se contenter de peu : le lait de sa chèvre, les œufs de ses poules et les légumes de ses champs avaient bien suffi durant de longues années à la subsistance de sa vie courageuse.
Restée veuve, sans enfant, elle n’avait pas voulu fermer son cœur à l’affection. Elle avait adopté François, un petit voisin resté, lui aussi, tout seul sur la terre au soir d’un terrible orage qui avait laissé son papa et sa maman foudroyés dans les champs à côté d’un chariot de foin.
Le petit était gentillet, bouclé comme un chérubin, avec de grands yeux qui reflétaient la pureté du Bon Dieu.
Maria l’avait pris en disant simplement : « Mon petit gars, c’est moi qui serai ta maman ! »
***
La vie est pénible pour une femme seule à la campagne ; que de durs travaux il lui avait fallu exécuter !
Rien ne rebutait dame Maria : elle maniait aussi bien la hache de bûcheron que l’aiguille et n’hésitait pas plus à faire elle-même les réparations au toit de sa maisonnette que celles des culottes du petit François.
Dame ! Il fallait bien peiner pour élever dignement le petit. Aussi, il ne manquait de rien, et, s’il n’avait pas l’air aussi cossu que le fils du fermier, sa mise simple était toujours entourée de cette propreté qui est la grande élégance des pauvres.
L’instituteur avait récompensé magnifiquement la vaillante Maria de toutes ses peines un soir qu’il lui avait dit :
« Il a une bonne tête, le petit, c’est le meilleur de l’école ? on en fera quelqu’un ! »
On en fera quelqu’un ! Cette phrase s’était gravée au cœur de la maman nourricière qui voyait tour à tour son François brillant officier de cavalerie, médecin de campagne, écrivain, ingénieur, etc…
Curieuse coïncidence, le vénérable curé du village était venu la voir à la maison à deux jours de là pour lui parler du petit.
« Dame Maria, il est bien diablotin, votre François ; il n’a pas son pareil pour tirer les sonnettes dans la rue. Mais je le vois si attentif au catéchisme, si gentil camarade, et surtout si recueilli quand il regarde le tabernacle, que je me demande ce que nous pourrons bien faire de lui. »
Ici, le prêtre s’était arrêté quelques instants, puis avait repris plus doucement ?
« Si le Bon Dieu l’appelait à son service, dame Maria, que diriez-vous ? »
La vaillante villageoise s’était levée comme pour rendre les honneurs et avait répondu simplement : « Je dirais : prenez-le, Seigneur ! »
***
François avait pris des leçons de latin chez son curé pendant un an. Tout en gardant la chèvre, il travaillait à se perfectionner.
Puis, un matin de septembre, Maria l’avait emmené avec son trousseau qu’elle avait cousu avec soin.
Durant toutes les années de séminaire, Maria avait redoublé de peine et d’efforts, car elle tenait à contribuer dans une large mesure aux frais d’entretien de « son fils ».
Et maintenant, il approchait du sacerdoce ; on parlait déjà de sa première messe qui aurait lieu dans la petite église du village, l’année suivante.
***
Dame Maria, courbée par les fatigues, s’en va toujours vaillante à son champ, un bon sourire éclairant son visage parcheminé.
Chacun lui parle avec sympathie tout au long du chemin, et le nom du « petit » est souvent prononcé.
Aujourd’hui, comme les paysans s’étonnaient de ne point lui voir l’outil en mains, elle leur a dit finement :
« Je vais voir si l’aube de François sera belle ! »
En arrivant devant son champ, hier encore si semblable aux autres, la vieille Maria a cru défaillir de joie.
Il n’est plus qu’une mer d’azur, un semis de fleurs du ciel ; on dirait un immense voile virginal qui ondoie légèrement au souffle de la brise.
Le champ de lin a fleuri !
Et le bleu pur de ses fleurs n’a d’égal que celui du firmament.
La vieille maman avait voulu pour « son prêtre » une aube toute spéciale, une aube fournie par la terre de chez nous, cette terre qu’ils aimaient tous deux.
***
Le lin finement tissé est devenu un tissu neigeux sur lequel les yeux de la courageuse Maria ont lutté contre la fatigue pour le transformer en une aube resplendissante de blancheur et de simplicité.
A la première messe de « son prêtre », dame Maria, après avoir communié avec émotion de sa main, est retournée à sa place, en répétant tout bas dans son cœur la prière du vieillard Siméon, la prière reposante entre toutes : « Nunc dimittis ! Maintenant, je puis partir… »
L. Demetz
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