On a coutume, la veille de Noël au soir, en certaines régions du Lieuvin, de jouer aux dés force victuailles dans les cabarets de campagne. C’est une tradition locale que le dernier siècle a pieusement recueillie de ses devanciers.
Rien de plus curieux que la physionomie de ces cafés pendant la nuit du réveillon. Dans la salle étroite, dont une table de marbre occupe le centre, monte un brouillard chargé de la fumée des pipes. Des habitués entourent le poêle de fonte vernissée. Plus loin, des consommateurs sont assis devant une tasse de café « aux trois couleurs » qui attend le quatrième petit verre. Mais le gros du public est debout, frémissant, les yeux dilatés, les narines ouvertes, autour du carré central où gisent, dans un absolu désordre, poulets, dindons, oies, canards et lapins destinés à l’heureux gagnant de chaque partie.
Les Normands passent à bon droit pour bien tenir à table. Ils se complaisent au récit des agapes fabuleuses, professent un noble respect pour les gros mangeurs et se passionnent à ce jeu qui leur permet de gagner pour quelques sous un rôti très confortable.
Bien qu’il frisât la cinquantaine, Placide Grimpart avait échappé jusque-là aux tentations gourmandes de la nuit de Noël. Ce n’est pas qu’il boudât devant la bonne chère et se fît scrupule de l’arroser copieusement, mais, méfiant à l’excès, il n’ouvrait qu’à bon escient sa bourse verte à courroie de cuir et ne pouvait se décider à risquer son enjeu dans la partie endiablée.
Grimpart estimait son curé mais n’avait d’autre culte que celui de la pièce de cent sous. Il laissait d’ordinaire sa femme aller seule à la messe de minuit, n’ayant aucun goût pour les occupations nocturnes dont le bénéfice ne doit être perçu que dans l’autre monde…
Pendant qu’Héloïse faisait ses dévotions, il somnolait doucement au coin du feu, échafaudant d’hypothétiques transactions, rêvant de petits placements ou de gros héritages. À quoi bon franchir la demi-lieue qui séparait sa maison de l’église et passer un bout de nuit pour le plaisir d’assister à un office aux chandelles ? Comme vous voyez, Grimpart confinait à l’impiété, ce qui affligeait la brave Héloïse.
Impie, non. Plutôt indifférent – mais d’une indifférence qui allait croissant avec les années.
Sa femme lui disait quelquefois :
— Placide, t’es dans le travers, faut songer à ton salut et faire l’premier pas. Veux-tu que j’en dise un mot à m’sieur l’curé ?
Il ne répondait rien et ne se pressait guère. Il songeait qu’il était bien tôt pour causer de tout cela et qu’il n’est pas besoin de tant de temps pour « mettre ses affaires en règle » avant de partir pour le grand voyage.
Ce soir-là pourtant il se laissa convaincre.