Les récits de la Noël

Auteur : Mistral, Frédéric | Ouvrage : Mémoires et souvenirs .

Temps de lec­ture : 9 minutes

La bûche bénite

Fidèle aux anciens usages, pour mon père, la grande fête, c’était la veillée de Noël. Ce jour-là, les labou­reurs déte­laient de bonne heure ; ma mère leur don­nait à cha­cun, dans une ser­viette, une belle galette à l’huile, une rouelle de nou­gat, une join­tée de figues sèches, un fro­mage du trou­peau, une salade de céle­ri et une bou­teille de vin cuit. Et qui de-ci, et qui de-là, les ser­vi­teurs s’en allaient, pour « poser la bûche au feu », dans leur pays et dans leur mai­son. Au Mas ne demeu­raient que les quelques pauvres hères qui n’avaient pas de famille ; et, par­fois des parents, quelque vieux gar­çon, par exemple, arri­vaient à la nuit, en disant :

« Bonnes fêtes ! Nous venons poser, cou­sins, la bûche au feu, avec vous autres. »

Tous ensemble, nous allions joyeu­se­ment cher­cher la « bûche de Noël », qui – c’était de tra­di­tion – devait être un arbre frui­tier. Nous l’apportions dans le Mas, tous à la file, le plus âgé la tenant d’un bout, moi, le der­nier-né, de l’autre ; trois fois, nous lui fai­sions faire le tour de la cui­sine ; puis, arri­vés devant la dalle du foyer, mon père, solen­nel­le­ment, répan­dait sur la bûche un verre de vin cuit, en disant : 

Allé­gresse ! Allé­gresse,
Mes beaux enfants, que Dieu nous comble d’allégresse !
Avec Noël, tout bien vient :
Dieu nous fasse la grâce de voir l’année pro­chaine.
Et, sinon plus nom­breux, puis­sions-nous n’y pas être moins.

Et, nous écriant tous : « Allé­gresse, allé­gresse, allé­gresse ! », on posait l’arbre sur les lan­diers et, dès que s’élançait le pre­mier jet de flamme : 

À la bûche
Boute feu !

disait mon père en se signant. Et, tous, nous nous met­tions à table. 

La bûche de Noël dans la cheminée

Oh ! la sainte tablée, sainte réel­le­ment, avec, tout à l’entour, la famille com­plète, paci­fique et heu­reuse. À la place du caleil, sus­pen­du à un roseau, qui, dans le cou­rant de l’année, nous éclai­rait de son lumi­gnon, ce jour-là, sur la table, trois chan­delles brillaient ; et si, par­fois, la mèche tour­nait devers quelqu’un, c’était de mau­vais augure. À chaque bout, dans une assiette, ver­doyait du blé en herbe, qu’on avait mis ger­mer dans l’eau le jour de la Sainte-Barbe. Sur la triple nappe blanche, tour à tour appa­rais­saient les plats sacra­men­tels : les escar­gots, qu’avec un long clou cha­cun tirait de la coquille ; la morue frite et le muge aux olives, le car­don, le sco­lyme, le céle­ri à la poi­vrade, sui­vis d’un tas de frian­dises réser­vées pour ce jour-là, comme : fouaces à l’huile, rai­sins secs, nou­gat d’amandes, pommes de para­dis ; puis, au-des­sus de tout, le grand pain calen­dal, que l’on n’entamait jamais qu’après en avoir don­né, reli­gieu­se­ment, un quart au pre­mier pauvre qui passait. 

Les récits de la Noël

La veillée, en atten­dant la messe de minuit, était longue ce jour-là ; et lon­gue­ment, autour du feu, on y par­lait des ancêtres et on louait leurs actions. Mais, peu à peu et volon­tiers, mon brave homme de père reve­nait à l’Espagne et à ses sou­ve­nirs du siège de Figuières. 

« Si je vous disais, com­men­çait-il, qu’étant là-bas en Cata­logne, et fai­sant par­tie de l’armée, je trou­vai le moyen, au fort de la Révo­lu­tion, de venir de l’Espagne, mal­gré la guerre et mal­gré tout, pas­ser avec les miens les fêtes de Noël ! Voi­ci, ma foi de Dieu, com­ment s’arrangea la chose : 

Oranges de Noël - Frédéric Mistral

« Au pied du Cani­gou, qui est une grande mon­tagne entre Per­pi­gnan et Figuières, nous tour­nions, retour­nions depuis pas­sa­ble­ment de temps, en bataillant, à toi, à moi, contre les troupes espa­gnoles. Aïe ! que de morts, que de bles­sés et de souf­frances et de misères ! Il faut l’avoir vu, pour savoir cela. De plus, au camp, – c’était en décembre, – il y avait manque de tout ; et les mulets et les che­vaux, à défaut de pâture, ron­geaient, hélas ! les roues des four­gons et des affûts. 

« Or, ne voi­là-t-il pas qu’en rôdant, moi, au fond d’une gorge, du côté de la mer, je vais décou­vrir un arbre d’oranges, qui étaient rousses comme l’or !

« — Ha ! dis-je au pro­prié­taire, à n’importe quel prix, vous allez me les vendre. 

Le capitaine Perrin

« Et, les ayant ache­tées, je m’en reviens de suite au camp et, tout droit à la tente du capi­taine Per­rin (qui était de Cabanes), je vais avec mon panier et je lui dis : 

« — Capi­taine, je vous apporte quelques oranges… 

« — Mais où as-tu pris ça ? 

« — Où j’ai pu, capitaine. 

« — Oh ! luron, tu ne sau­rais me faire plus de plai­sir… Aus­si, demande-moi, vois-tu, ce que tu vou­dras, et tu l’obtiendras ou je ne pourrai. 

« — Je vou­drais bien, lui fis-je alors, avant qu’un bou­let de canon me coupe en deux, comme tant d’autres, aller, encore une fois, « poser le bûche de Noël » en Pro­vence, dans ma famille. 

« — Rien de plus simple, me fit-il ; tiens, passe l’écritoire.

« Et mon capi­taine Per­rin (que Dieu, en para­dis, l’ait ren­fer­mé, cher homme) sur un papier, que j’ai encore, me grif­fon­na ce que je vais dire : 

« Armée des Pyrénées-Orientales.

« Nous Per­rin, capi­taine aux trans­ports mili­taires, don­nons congé au citoyen Fran­çois Mis­tral, brave sol­dat répu­bli­cain, âgé de vingt-deux ans, taille de cinq pieds six pouces, nez ordi­naire, bouche idem, men­ton rond, front moyen, visage ovale, de s’en aller dans son pays, par toute la Répu­blique, et au diable, si bon lui semble. » 

Le maire de Maillane en 1793

« — Et voi­là, mes amis, que j’arrive à Maillane, la belle veille de Noël, et vous pou­vez pen­ser l’ahurissement de tous, les embras­sades et les fêtes. Mais, le len­de­main, le maire (je vous tai­rai le nom de ce fan­fa­ron braillard, car ses enfants sont encore vivants) me fait venir à la com­mune et m’interpelle comme ceci : 

Mairie de Maillane en Provence

« — Au nom de la loi, citoyen, com­ment va que tu as quit­té l’armée ?

« — Cela va, répon­dis-je, qu’il m’a pris fan­tai­sie de venir, cette année, « poser la bûche » à Maillane. 

« — Ah oui ? En ce cas-là, tu iras, citoyen, t’expliquer au tri­bu­nal du dis­trict, à Tarascon. 

« Et, tel que je vous le dis, je me lais­sai conduire par deux gardes natio­naux, devant les juges du dis­trict. Ceux-ci, trois faces rogues, avec le bon­net rouge et des barbes jusque-là : 

« — Citoyen, me firent-ils en rou­lant de gros yeux, com­ment ça se fait-il que tu aies déserté ? 

« Aus­si­tôt, de ma poche ayant tiré mon passeport : 

« — Tenez, lisez, leur dis-je. 

« Ah ! mes amis de Dieu, dès avoir lu, ils se dressent en me secouant la main : 

« — Bon citoyen, bon citoyen ! me crièrent-ils. Va, va, avec des papiers pareils, tu peux l’envoyer cou­cher, le maire de Maillane. 

« Et après le Jour de l’An, j’aurais pu res­ter, n’est-ce pas ? Mais il y avait le devoir et je m’en retour­nai rejoindre. » 

Voi­là, lec­teur, au natu­rel, la por­trai­ture de famille, d’intérieur patriar­cal et de noblesse et de sim­pli­ci­té, que je tenais à te montrer. 

Le Jour de l’an

Au Jour de l’An, – nous clô­tu­re­rons par cet autre sou­ve­nir, – une foule d’enfants, de vieillards, de femmes, de filles, venaient, de grand matin, nous saluer comme ceci : 

Bon­jour, nous vous sou­hai­tons à tous la bonne année,
Maî­tresse, maître, accom­pa­gnée
D’autant que le bon Dieu voudra.

« Allons, nous vous la sou­hai­tons bonne, répon­daient mon père et ma mère en don­nant à cha­cun, bon­ne­ment, sous forme d’étrennes, une couple de pains longs et de miches rebondies. 

Pains pour le pauvres à Noël

Par tra­di­tion, dans notre mai­son, comme dans plu­sieurs autres, on dis­tri­buait ain­si, au Nou­vel an, deux four­nées de pain aux pauvres gens du village. 

Vivrais-je cent ans,
Cent ans, je cui­rai,
Cent ans, je don­ne­rai aux pauvres.

Cette for­mule, tous les soirs reve­nait dans la prière que mon père fai­sait avant d’aller au lit. Et aus­si, à ses obsèques, les pauvres gens, avec rai­son, purent dire, en le plaignant : 

Autant de pains il nous don­na, autant d’anges dans le ciel l’accompagnent. Amen !

Coloriage de la Crèche avec les santons de Provence
Source : https://www.lecheminduciel.com/histoires/coloriages/avent/coloriages/no%C3%ABl-epiphanie/

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