Au dehors, la tempête faisait rage. Et quelle tempête ! Hurlements de fureur, vagues démesurées, coups de bélier à jeter bas les falaises de la côte. La nuit semblait au pouvoir de bêtes monstrueuses prêtes à dévorer l’humanité entière. Il n’eût pas fait bon être en mer à cette heure.
Dans le couvent, les moines priaient. Derrière les murs énormes, faits de granit inébranlable, très peu ouverts par d’étroites meurtrières, c’était à peine si le tumulte de l’océan déchaîné parvenait à leurs oreilles comme un grondement. Les psaumes succédaient aux psaumes, chaque moitié du chœur chantant à son tour les versets. L’église basse, trapue, n’était guère éclairée que par les cierges de l’autel et, de loin en loin, au bord des stalles, quelques lampes à huile dont la lueur jaune dansait sur les poutres et les solives de la toiture. On distinguait mal les formes agenouillées des moines, vêtus de bure brune ; seule la large tonsure blanche en couronne permettait de discerner leurs têtes inclinées.
Sans que nul n’eût entendu s’ouvrir une porte, une silhouette sombre apparut au milieu du chœur, se dirigeant vers la stalle du Révérendissime Père Abbé, reconnaissable à la haute crosse qui était dressée à côté de lui. Chaque nuit, tour à tour, pendant que la communauté célébrait l’office, un des frères demeurait en faction dans la tourelle de guet, à la pointe du monastère qui donnait droit au-dessus de la mer ; les naufrages n’étaient pas rares sur cette côte bretonne toute déchiquetée par les grands vents. Le moine guetteur se tenait là pour scruter l’océan immense et, s’il apercevait un navire en détresse, alerter tout le couvent.
Justement, cette nuit-là, les moines qui n’avaient pas interrompu leur chant liturgique, le virent, après s’être prosterné devant le Père Abbé, faire le signe de détresse : les bras levés au ciel, puis trois génuflexions. Saint Brendan frappa le sol de sa crosse. Le silence se fit instantanément et il sembla que le grondement de l’océan devînt plus fort, plus menaçant.
« Sauver la vie de nos frères est encore plus agréable à Dieu que chanter nos prières. Allons ! Le Seigneur nous appelle au devoir !… »
Un instant après, ils étaient tous dehors : les uns sur le chemin de ronde scrutèrent la nuit, où se distinguait, sous la clarté intermittente d’une lune blême, un navire ballotté par les vagues, plus qu’à demi renversé par elles ; les autres avaient déjà gagné le petit port et commençaient à mettre à l’eau le canot de sauvetage qui, bien souvent, dans des conditions semblables, avait arraché à la mort des naufragés. Et, une fois de plus, n’écoutant que la voix de leur conscience chrétienne, au péril de leur vie, sur l’océan démonté, les fils de saint Brendan s’élancèrent…
* * *
« Il vit ! » dit Frère Cadoc, qui était un peu médecin. La mince forme, en effet, remuait tout doucement, et le visage, livide, sous les pâles cheveux blonds plaqués par l’eau de mer, semblait reprendre quelques couleurs. Étrange histoire… Sur le bateau en perdition, les moines sauveteurs n’avaient plus trouvé de vivant que ce petit garçon de dix ou onze ans, attaché, par précaution, à un des bancs de rames pour qu’une vague ne l’enlevât point. Où était donc l’équipage ? Dans un coin, le cadavre d’un des marins, tué sans doute par une chute. Les autres avaient dû être emportés par une de ces énormes lames qui balayaient le pont.
— Oui, il vit, louange à Dieu ! répondit le Père Abbé, qui s’était penché sur la poitrine de l’enfant. Et d’une voix forte, il entonna un cantique d’action de grâces auquel tous les présents répondirent. À ce moment, réveillé, le petit garçon ouvrit les yeux…
C’est ainsi que celui qui devait devenir Edwin d’Islande fut recueilli, sur les côtes de Bretagne, par la charité et le courage des moines de saint Brendan. Car, lorsqu’on l’eut bien réchauffé, bien nourri, bien installé dans le meilleur lit qu’on pût trouver, il ne fut plus question de se séparer de lui. Dieu lui-même, dans sa Sainte Providence, n’avait-il pas clairement marqué qu’il désirait le voir vivre au monastère ; et puis, il faut bien l’avouer tous ces rudes hommes éprouvaient une secrète tendresse pour ce bel enfant frais et rosé, aux cheveux de lin… Il fut donc décidé qu’il serait élevé au couvent, que le cher Frère Gildas, le plus doux et le plus jeune de tous, serait spécialement chargé de veiller sur lui et de l’éduquer. Ce serait, plus tard, un frère de plus dans la communauté…
Mais les débuts du jeune garçon, au couvent, ne furent pas très faciles. Quand on essaya de lui poser des questions, il apparut bien vite qu’il ne connaissait ni le breton ni le latin. Il s’exprimait dans une langue incompréhensible, faite, semblait-il, de mots interminables, qu’aucun des moines n’avait jamais entendue. Les premiers temps, on le trouvait sans cesse sur le chemin de ronde ou auprès du guetteur, ses yeux gris verts fixant l’horizon marin avec angoisse, comme s’il essayait de découvrir on ne savait quoi : une terre lointaine ? un navire au large ?
Cependant, peu à peu, il se transforma. Il se mit à parler quelques mots de la langue de ses nouveaux amis, le breton ; bientôt il s’exprima aisément. Il apprit même le latin, et, durant les offices, on put entendre sa jeune voix parmi le chœur grave des voix monastiques, claire et légère comme une eau de source. Et souvent, durant la récréation où la Règle permet aux moines de s’entretenir entre eux, l’enfant venu de la mer parlait…
Il affirmait que là-haut, très haut vers le nord de tempêtes et de brumes, il y avait des terres où des hommes vivaient. Il évoquait le temps de sa petite enfance où il accompagnait son père et ses frères à la pêche et à la chasse, sur des barques légères qu’on manœuvrait avec une sorte de rame à deux pales. Il décrivait les bancs de poissons qu’on aperçoit à travers l’eau verte et transparente, si serrés qu’on dirait de la pierre ; et aussi des bêtes absolument inconnues, les unes vêtues de fourrures grises, ayant des regards bons et doux comme des chiens, les autres énormes « plus grandes qu’un navire » assurait-il. Et les moines riaient, pensant qu’il s’agissait des exagérations d’un enfant.
Mais saint Brendan, en écoutant ces récits étranges, méditait profondément. Il y avait donc très loin, très loin, des terres où vivaient des hommes. Et ces hommes ne connaissaient certainement pas la Parole de Dieu ! N’était-il pas clair qu’en lui envoyant l’enfant venu de la mer, Dieu voulait signifier à son serviteur l’ordre d’aller évangéliser ces îles, d’aller baptiser ces hommes ? Et un projet se formait en son cœur.
* * *
II faut vous dire qu’à cette époque, — c’est-à-dire au VIe siècle de notre ère, — une grande activité se manifestait dans toute l’Europe occidentale parmi les chrétiens. Beaucoup de nos pays n’avaient pas encore reçu le baptême, mais les missionnaires étaient innombrables qui s’en allaient, dans toutes les directions, porter la Parole de Dieu aux peuples qui l’ignoraient encore. Que ce fût à travers les forêts germaniques, presque impénétrables, sombres et menaçantes, que ce fût sur l’immense Mer du Nord aux tempêtes féroces, les messagers du Christ n’hésitaient jamais à risquer leur vie afin que l’Évangile fût enseigné.
On n’en finirait plus si l’on voulait seulement énumérer ces héros de la Mission. Disons seulement que, parmi eux, les Bretons occupaient une place éminente. Qu’ils fussent installés dans les îles que nous appelons aujourd’hui « Grande Bretagne » ou dans la péninsule que vous connaissez bien, semblable à un bras tendu par la France vers le vaste Océan, ils ne rêvaient que d’exploration lointaine, de missions aventurées, de « pérégrinations pour le Christ » comme ils disaient. Deux siècles plus tôt, à la fin du IVe, l’exemple ne leur avait-il pas été donné par saint Patrick qui, audacieusement, avait pénétré en Irlande et avait évangélisé la grande île ? Vers le nord, saint Colomban et ses douze compagnons n’avaient-ils pas entrepris une expédition magnifique ? Dans toutes les communautés monastiques, ne se répétait-on pas les exploits de saint Brieuc, de saint Trudal, de saint Guénolé et de saint Gildas, fils de roi, dont on rapportait que Dieu le protégeait si visiblement qu’un jour où son bateau avait coulé, il navigua dans une auge de pierre !
Saint Brendan rêvait de suivre de tels modèles. Les îles inconnues, les âmes païennes à baptiser exerçaient sur son âme une attraction irrésistible. Et l’on put le voir, des heures durant, se promener avec le petit Edwin, l’enfant venu de la mer, et lui posant d’intarissables questions.
* * *
Or, un dimanche, après la grand’messe conventuelle, le Père Abbé réunit ses moines en chapitre. Il leur tint à peu près ce langage : « Voici que l’abbaye fondée par nos communs est prospère. Voici que ma tâche ici est terminée. Et voici que le Seigneur m’a fait comprendre qu’un devoir nouveau me réclame. Je partirai donc ; je voguerai droit vers le Nord, là où l’enfant que Dieu nous a envoyé assure que des âmes attendent le baptême… »
Ce fut une belle émotion dans l’assistance ! Tous brûlaient du désir de s’embarquer avec le grand Abbé et de se lancer avec lui à l’aventure, dans la plus étonnante des pérégrinations pour le Christ. Onze furent désignés ; avec le petit Edwin qui serait le mousse du navire, cela faisait douze : comme le Christ a eu douze apôtres, ne convenait-il pas que saint Brendan eût à ses côtés douze fidèles ? Le meilleur navire de la flottille du couvent fut préparé avec soin. On plaça dans ses flancs des réserves de vivres, des peaux de bêtes pour se protéger du froid, des armes en quantité suffisante… Mais on emportait surtout beaucoup de courage et de foi ! N’en fallait-il pas énormément pour oser s’aventurer dans ces parages inconnus, où vivaient tant de bêtes redoutables, où, peut-être, à ce que racontaient certains, s’ouvraient les portes mêmes de l’enfer ?
On partit. Au début, la navigation fut sans histoire, monotone. Le vent soufflait du bon côté et gonflait les voiles. Parfois on traversait des bancs de brume. Parfois aussi de grands vols d’oiseaux marins aux ailes immenses venaient tourner autour du bateau. Puis, peu à peu, l’eau de la mer changea. Elle avait été jusqu’alors transparente et légère ; ce fut désormais une mer dormante et morte, d’un vert sombre, sur laquelle régnait le froid. De grandes plaques de glace dérivèrent sans arrêt, de chaque côté du navire. Les moines s’épuisaient à ramer, tant pour avancer que pour se réchauffer ; ils pleuraient de fatigue et leurs larmes gelaient aussitôt sur leurs joues. Fallait-il continuer ?
« Oui, oui, » criait le petit Edwin. Depuis qu’on était ainsi dans cette région froide, étrange, il ne cachait pas sa joie. Il criait des mots dans sa langue maternelle, cette langue qu’il n’avait plus parlée depuis deux ans. Il reconnaissait les lieux de son enfance, la mer où il avait, jadis, tant rôdé avec son père à la poursuite du poisson. Et tout ce qui inquiétait les bons moines de l’équipage lui paraissait, à lui, tout naturel et familier.
Il faut avouer que les incidents surprenants ne manquèrent pas ! Une nuit, le veilleur appela tout le monde à grands cris. Sur la mer, pas très loin, se dressait une sorte de masse de forme irrégulière, qui brillait sous la lune. Ce n’était pas une île, car elle dérivait lentement, mais cependant, elle avait des pointes et des creux comme une petite montagne. Était-ce un navire ? Nul n’en avait jamais vu de semblable. En approchant, la chose étrange parut devenir presque transparente, avec des reflets bleus, des ombres vertes. Massés à l’avant du navire, les treize regardaient avec passion l’étrange chose.
« Connais-tu, Edwin, demanda saint Brendan, cette île qui flotte ? En as-tu vu autrefois ? »
Et l’enfant expliqua… Oui, il en avait aperçu souvent, dans sa petite enfance. Plus haut encore, plus au Nord, la terre est couverte d’immenses glaciers qui descendent jusqu’à la côte. Parfois il advient qu’un gigantesque fragment s’en détache, soit entraîné par les courants et les marées, et s’en aille, au hasard, sur l’océan. — C’est, vous le savez, l’origine de ce que nous appelons les « icebergs » ; mais saint Brendan et ses compagnons n’en avaient jamais entendu parler.
Ayant écouté cette explication de son petit mousse, le Père Abbé décida qu’on aborderait l’île flottante et que la sainte messe y serait célébrée. Ainsi fut fait. Dans une vaste grotte naturelle, creusée dans la glace, on installa un autel, et comme le soleil s’était mis de la partie, comme ses rayons passaient à travers les masses bleues et vertes des parois, on eût cru être dans une cathédrale de cristal, aux plus étincelants vitraux ! Et Saint Brendan, qui officiait, était revêtu d’une chasuble faite d’un prodigieux arc-en-ciel.
Quelques jours plus tard, le guetteur signala une nouvelle découverte. Cette fois, à n’en pas douter, c’était une île. Une longue île, pas très haute sur l’eau, de forme ovale, d’une couleur grise un peu jaune. Le bon Frère Cadoc proposa aussitôt de faire comme sur l’île de cristal, c’est-à-dire d’aller y célébrer la messe. Cependant, immobile à l’avant du bateau, Edwin considérait cette île avec grande attention. Il était bien vrai qu’elle semblait étrange : pas une plante, pas un animal… Rien que cette espèce de croûte semblable à de la boue mal séchée. Après avoir bien examiné, bien réfléchi, le petit mousse alla trouver saint Brendan. Il s’approcha de lui, baisa respectueusement son anneau. « Bon Père, dit-il, il ne faut pas descendre sur ce que vous croyez bien être une île. Ce n’est pas une terre, c’est un poisson. » À ces mots, tous ceux qui entendirent éclatèrent de rire. Un poisson de cette taille ! Où donc en avait-on vu de semblables ? Et puis où étaient sa tête et sa queue ?
Et voilà le plus jeune de la bande sautant dans le canot, se dirigeant vers l’île jaunâtre, mettant pied à terre et, de loin, criant à ceux du navire : « Vous voyez bien que c’est un îlot ! » Et, installant un chaudron sur des fagots, ils se mirent en devoir d’y faire leur déjeuner, non sans chanter à pleine voix le plus beau des cantiques, pour que le Seigneur bénît cette terre qu’ils venaient de conquérir pour lui. Seulement… à ce moment même, le fameux îlot se mit à tressaillir, à se remuer, à se dandiner comme un énorme ballon dans un bassin, puis, se mettant en marche, il s’en alla… Ah ! ils ne furent pas longs, les bons frères, à se jeter à l’eau pour regagner, à la nage, le navire, sous les quolibets des autres ! Bientôt la baleine, — car vous avez compris que c’était le dos d’une baleine, — avait pris sa vitesse, et l’on n’apercevait plus, sur la mer, que le double jet d’eau qu’elle lançait vers le ciel en soufflant, et la petite lueur rouge du feu allumé sous le chaudron…
* * *
Voulez-vous maintenant savoir comment se termina cette étrange expédition ? Un jour on aperçut enfin une véritable terre. Il se passait, d’ailleurs, des choses étranges, qui semblaient annoncer de graves événements : par exemple le soleil ne se couchait plus ; il tournait tout autour de l’horizon sans disparaître ; alors qu’il aurait dû être minuit, il faisait jour encore. Dans la lumière glauque de ces bizarres journées du nord qu’Edwin disait bien connaître mais qu’il ne pouvait expliquer, — l’île paraissait sinistre, noire et grise, avec, de loin en loin, de plus en plus distinctes, à mesure qu’on s’en approchait, des sortes de clartés rouge sombre semblables à des lueurs de forges et aussi d’immenses jets, qui devaient être d’eau brûlante, car ils fumaient intensément. Les moines avaient beau être pleins de vaillance, ce pays vers lequel ils se dirigeaient n’avait pas l’air très accueillant. Mais Edwin, qui paraissait au comble de la joie, ne cessait de pousser des cris dans sa langue incompréhensible, puis, s’interrompant, se précipitait vers son cher Père Brendan, lui embrassant les mains, en disant : « Mon pays ! c’est mon pays ! »
Mais ne voilà-t-il pas qu’au moment où la nef des moines s’en approchait, l’île se mit à pousser une sorte de grognement. En même temps, les rougeoiements devinrent flammes et des objets étranges, des pierres semblait-il, jaillirent en l’air. Puis, comme pour compléter ce tableau inquiétant, on vit sauter à la mer des formes inconnues qui auraient pu être de gros chiens gris, s’ils n’avaient pas eu une tête presque humaine… « Ce sont des diables ! cria un des navigateurs. Nous sommes parvenus aux portes de l’Enfer. Malheur à nous ! Seigneur, ayez pitié de notre âme… »
Ce fut encore Edwin qui le calma, en riant. Non, ce n’était pas l’enfer : c’était son pays, sa patrie,— la grande île qu’aujourd’hui nous nommons Islande. Ces formes qu’ils prenaient pour des diables, rien d’autre que des phoques. Les bruits, les flammes, les jets de pierre : des volcans, comme il y en a pas mal dans l’île, mais auxquels on s’habitue et qui ne font pas beaucoup de dégâts. Encouragés par leur petit mousse, saint Brendan et ses compagnons avancèrent donc avec leur nef jusqu’au rivage. Le premier de tous, leur cher enfant sauta à terre, se précipitant vers les hommes qui sortaient des huttes et s’approchaient d’eux, en leur criant les mots incompréhensibles de leur langue… Et voilà comment l’Islande, pour la première fois, reçut les messagers du Christ.
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