Le mousse des mers du Nord

Auteur : Daniel-Rops | Ouvrage : Légende dorée de mes filleuls .

Temps de lec­ture : 17 minutes

Au dehors, la tem­pête fai­sait rage. Et quelle tem­pête ! Hur­le­ments de fureur, vagues déme­su­rées, coups de bélier à jeter bas les falaises de la côte. La nuit sem­blait au pou­voir de bêtes mons­trueuses prêtes à dévo­rer l’hu­ma­ni­té entière. Il n’eût pas fait bon être en mer à cette heure.

Dans le couvent, les moines priaient. Der­rière les murs énormes, faits de gra­nit inébran­lable, très peu ouverts par d’é­troites meur­trières, c’é­tait à peine si le tumulte de l’o­céan déchaî­né par­ve­nait à leurs oreilles comme un gron­dement. Les psaumes suc­cé­daient aux psaumes, chaque moi­tié du chœur chan­tant à son tour les ver­sets. L’é­glise basse, tra­pue, n’é­tait guère éclai­rée que par les cierges de l’au­tel et, de loin en loin, au bord des stalles, quelques lampes à huile dont la lueur jaune dan­sait sur les poutres et les solives de la toi­ture. On dis­tin­guait mal les formes age­nouillées des moines, vêtus de bure brune ; seule la large ton­sure blanche en cou­ronne per­met­tait de dis­cer­ner leurs têtes inclinées.

Sans que nul n’eût enten­du s’ou­vrir une porte, une sil­houette sombre appa­rut au milieu du chœur, se diri­geant vers la stalle du Révé­ren­dis­sime Père Abbé, recon­nais­sable à la haute crosse qui était dres­sée à côté de lui. Chaque nuit, tour à tour, pen­dant que la com­mu­nau­té célé­brait l’of­fice, un des frères demeu­rait en fac­tion dans la tou­relle de guet, à la pointe du monas­tère qui don­nait droit au-des­sus de la mer ; les nau­frages n’é­taient pas rares sur cette côte bre­tonne toute déchi­que­tée par les grands vents. Le guet­teur se tenait là pour scru­ter l’o­céan immense et, s’il aper­ce­vait un navire en détresse, aler­ter tout le couvent.

Jus­te­ment, cette nuit-là, les moines qui n’a­vaient pas inter­rom­pu leur chant litur­gique, le virent, après s’être pros­ter­né devant le Père Abbé, faire le signe de détresse : les bras levés au ciel, puis trois génu­flexions. frap­pa le sol de sa crosse. Le silence se fit ins­tan­ta­né­ment et il sem­bla que le gron­de­ment de l’o­céan devînt plus fort, plus menaçant.

« Sau­ver la vie de nos frères est encore plus agréable à Dieu que chan­ter nos prières. Allons ! Le Sei­gneur nous appelle au devoir !… »

Un ins­tant après, ils étaient tous dehors : les uns sur le che­min de ronde scru­tèrent la nuit, où se dis­tin­guait, sous la clar­té inter­mit­tente d’une lune blême, un navire bal­lot­té par les vagues, plus qu’à demi ren­ver­sé par elles ; les autres avaient déjà gagné le petit port et com­men­çaient à mettre à l’eau le canot de sau­ve­tage qui, bien sou­vent, dans des condi­tions sem­blables, avait arra­ché à la mort des naufra­gés. Et, une fois de plus, n’é­cou­tant que la voix de leur conscience chré­tienne, au péril de leur vie, sur l’o­céan démon­té, les fils de saint Bren­dan s’élancèrent…

* * *

« Il vit ! » dit Frère Cadoc, qui était un peu méde­cin. La mince forme, en effet, remuait tout dou­ce­ment, et le visage, livide, sous les pâles che­veux blonds pla­qués par l’eau de mer, sem­blait reprendre quelques cou­leurs. Étrange his­toire… Sur le bateau en per­di­tion, les moines sau­ve­teurs n’a­vaient plus trou­vé de vivant que ce petit gar­çon de dix ou onze ans, atta­ché, par pré­cau­tion, à un des bancs de rames pour qu’une vague ne l’en­le­vât point. Où était donc l’é­qui­page ? Dans un coin, le cadavre d’un des marins, tué sans doute par une chute. Les autres avaient dû être empor­tés par une de ces énormes lames qui balayaient le pont.

— Oui, il vit, louange à Dieu ! répon­dit le Père Abbé, qui s’é­tait pen­ché sur la poi­trine de l’en­fant. Et d’une voix forte, il enton­na un can­tique d’ac­tion de grâces auquel tous les pré­sents répon­dirent. À ce moment, réveillé, le petit gar­çon ouvrit les yeux…

C’est ain­si que celui qui devait deve­nir Edwin d’Is­lande fut recueilli, sur les côtes de , par la cha­ri­té et le cou­rage des moines de saint Bren­dan. Car, lors­qu’on l’eut bien réchauf­fé, bien nour­ri, bien ins­tal­lé dans le meilleur lit qu’on pût trou­ver, il ne fut plus ques­tion de se sépa­rer de lui. Dieu lui-même, dans sa Sainte Pro­vi­dence, n’a­vait-il pas clai­re­ment mar­qué qu’il dési­rait le voir vivre au monas­tère ; et puis, il faut bien l’a­vouer tous ces rudes hommes éprou­vaient une secrète ten­dresse pour ce bel enfant frais et rosé, aux che­veux de lin… Il fut donc déci­dé qu’il serait éle­vé au couvent, que le cher Frère Gil­das, le plus doux et le plus jeune de tous, serait spé­cia­le­ment char­gé de veiller sur lui et de l’é­du­quer. Ce serait, plus tard, un frère de plus dans la communauté…

Mais les débuts du jeune gar­çon, au couvent, ne furent pas très faciles. Quand on essaya de lui poser des ques­tions, il appa­rut bien vite qu’il ne connais­sait ni le bre­ton ni le latin. Il s’ex­pri­mait dans une langue incom­pré­hen­sible, faite, sem­blait-il, de mots inter­mi­nables, qu’au­cun des moines n’a­vait jamais enten­due. Les pre­miers temps, on le trou­vait sans cesse sur le che­min de ronde ou auprès du guet­teur, ses yeux gris verts fixant l’ho­ri­zon marin avec angoisse, comme s’il essayait de décou­vrir on ne savait quoi : une terre loin­taine ? un navire au large ?

Cepen­dant, peu à peu, il se trans­for­ma. Il se mit à par­ler quelques mots de la langue de ses nou­veaux amis, le bre­ton ; bien­tôt il s’ex­pri­ma aisé­ment. Il apprit même le latin, et, durant les offices, on put entendre sa jeune voix par­mi le chœur grave des voix monas­tiques, claire et légère comme une eau de source. Et sou­vent, durant la récréa­tion où la Règle per­met aux moines de s’en­tre­te­nir entre eux, l’en­fant venu de la mer parlait…

Il affir­mait que là-haut, très haut vers le nord de tem­pêtes et de brumes, il y avait des terres où des hommes vivaient. Il évo­quait le temps de sa petite enfance où il accom­pa­gnait son père et ses frères à la pêche et à la chasse, sur des barques légères qu’on manœu­vrait avec une sorte de rame à deux pales. Il décri­vait les bancs de pois­sons qu’on aper­çoit à tra­vers l’eau verte et trans­pa­rente, si ser­rés qu’on dirait de la pierre ; et aus­si des bêtes abso­lu­ment incon­nues, les unes vêtues de four­rures grises, ayant des regards bons et doux comme des chiens, les autres énormes « plus grandes qu’un navire » assu­rait-il. Et les moines riaient, pen­sant qu’il s’a­gis­sait des exa­gé­ra­tions d’un enfant.

Mais saint Bren­dan, en écou­tant ces récits étranges, médi­tait pro­fon­dé­ment. Il y avait donc très loin, très loin, des terres où vivaient des hommes. Et ces hommes ne connais­saient cer­tai­ne­ment pas la Parole de Dieu ! N’é­tait-il pas clair qu’en lui envoyant l’en­fant venu de la mer, Dieu vou­lait signi­fier à son ser­vi­teur l’ordre d’al­ler évan­gé­li­ser ces îles, d’al­ler bap­ti­ser ces hommes ? Et un pro­jet se for­mait en son cœur.

* * *

II faut vous dire qu’à cette époque, — c’est-à-dire au VIe siècle de notre ère, — une grande acti­vi­té se mani­fes­tait dans toute l’Eu­rope occi­den­tale par­mi les chré­tiens. Beau­coup de nos pays n’a­vaient pas encore reçu le bap­tême, mais les mis­sion­naires étaient innom­brables qui s’en allaient, dans toutes les direc­tions, por­ter la Parole de Dieu aux peuples qui l’i­gno­raient encore. Que ce fût à tra­vers les forêts ger­ma­niques, presque impé­né­trables, sombres et mena­çantes, que ce fût sur l’im­mense Mer du Nord aux tem­pêtes féroces, les mes­sa­gers du Christ n’hé­si­taient jamais à ris­quer leur vie afin que l’É­van­gile fût enseigné. 

On n’en fini­rait plus si l’on vou­lait seule­ment énu­mé­rer ces héros de la . Disons seule­ment que, par­mi eux, les Bre­tons occu­paient une place émi­nente. Qu’ils fussent ins­tal­lés dans les îles que nous appe­lons aujour­d’hui « Grande Bre­tagne » ou dans la pénin­sule que vous connais­sez bien, sem­blable à un bras ten­du par la France vers le vaste Océan, ils ne rêvaient que d’ex­plo­ra­tion loin­taine, de mis­sions aven­tu­rées, de « péré­gri­na­tions pour le Christ » comme ils disaient. Deux siècles plus tôt, à la fin du IVe, l’exemple ne leur avait-il pas été don­né par saint Patrick qui, auda­cieu­se­ment, avait péné­tré en et avait évan­gé­li­sé la grande île ? Vers le nord, saint Colom­ban et ses douze com­pa­gnons n’a­vaient-ils pas entre­pris une expé­di­tion magni­fique ? Dans toutes les com­mu­nau­tés monas­tiques, ne se répé­tait-on pas les exploits de saint Brieuc, de saint Tru­dal, de saint Gué­no­lé et de saint Gil­das, fils de roi, dont on rap­por­tait que Dieu le pro­té­geait si visi­ble­ment qu’un jour où son bateau avait cou­lé, il navi­gua dans une auge de pierre !

Saint Bren­dan rêvait de suivre de tels modèles. Les îles incon­nues, les âmes païennes à bap­ti­ser exer­çaient sur son âme une attrac­tion irré­sis­tible. Et l’on put le voir, des heures durant, se pro­me­ner avec le petit Edwin, l’en­fant venu de la mer, et lui posant d’in­ta­ris­sables questions.

* * *

Or, un dimanche, après la grand’­messe conven­tuelle, le Père Abbé réunit ses moines en cha­pitre. Il leur tint à peu près ce lan­gage : « Voi­ci que l’ab­baye fon­dée par nos com­muns est pros­père. Voi­ci que ma tâche ici est ter­mi­née. Et voi­ci que le Sei­gneur m’a fait com­prendre qu’un devoir nou­veau me réclame. Je par­ti­rai donc ; je vogue­rai droit vers le Nord, là où l’en­fant que Dieu nous a envoyé assure que des âmes attendent le baptême… »

Ce fut une belle émo­tion dans l’as­sis­tance ! Tous brû­laient du désir de s’embarquer avec le grand Abbé et de se lan­cer avec lui à l’a­ven­ture, dans la plus éton­nante des péré­gri­na­tions pour le Christ. Onze furent dési­gnés ; avec le petit Edwin qui serait le mousse du navire, cela fai­sait douze : comme le Christ a eu douze apôtres, ne conve­nait-il pas que saint Bren­dan eût à ses côtés douze fidèles ? Le meilleur navire de la flot­tille du couvent fut pré­pa­ré avec soin. On pla­ça dans ses flancs des réserves de vivres, des peaux de bêtes pour se pro­té­ger du froid, des armes en quan­ti­té suf­fi­sante… Mais on empor­tait sur­tout beau­coup de cou­rage et de foi ! N’en fal­lait-il pas énor­mé­ment pour oser s’a­ven­tu­rer dans ces parages incon­nus, où vivaient tant de bêtes redou­tables, où, peut-être, à ce que racon­taient cer­tains, s’ou­vraient les portes mêmes de l’enfer ?

On par­tit. Au début, la navi­ga­tion fut sans his­toire, mono­tone. Le vent souf­flait du bon côté et gon­flait les voiles. Par­fois on tra­ver­sait des bancs de brume. Par­fois aus­si de grands vols d’oi­seaux marins aux ailes immenses venaient tour­ner autour du bateau. Puis, peu à peu, l’eau de la mer chan­gea. Elle avait été jus­qu’a­lors trans­pa­rente et légère ; ce fut désor­mais une mer dor­mante et morte, d’un vert sombre, sur laquelle régnait le froid. De grandes plaques de glace déri­vèrent sans arrêt, de chaque côté du navire. Les moines s’é­pui­saient à ramer, tant pour avan­cer que pour se réchauf­fer ; ils pleu­raient de fatigue et leurs larmes gelaient aus­si­tôt sur leurs joues. Fal­lait-il continuer ?

« Oui, oui, » criait le petit Edwin. Depuis qu’on était ain­si dans cette région froide, étrange, il ne cachait pas sa joie. Il criait des mots dans sa langue mater­nelle, cette langue qu’il n’a­vait plus par­lée depuis deux ans. Il recon­nais­sait les lieux de son enfance, la mer où il avait, jadis, tant rôdé avec son père à la pour­suite du pois­son. Et tout ce qui inquié­tait les bons moines de l’é­qui­page lui parais­sait, à lui, tout natu­rel et familier.

Il faut avouer que les inci­dents sur­pre­nants ne man­quèrent pas ! Une nuit, le veilleur appe­la tout le monde à grands cris. Sur la mer, pas très loin, se dres­sait une sorte de masse de forme irré­gu­lière, qui brillait sous la lune. Ce n’é­tait pas une île, car elle déri­vait len­te­ment, mais cepen­dant, elle avait des pointes et des creux comme une petite mon­tagne. Était-ce un navire ? Nul n’en avait jamais vu de sem­blable. En appro­chant, la chose étrange parut deve­nir presque trans­pa­rente, avec des reflets bleus, des ombres vertes. Mas­sés à l’a­vant du navire, les treize regar­daient avec pas­sion l’é­trange chose.

« Connais-tu, Edwin, deman­da saint Bren­dan, cette île qui flotte ? En as-tu vu autrefois ? »

Et l’en­fant expli­qua… Oui, il en avait aper­çu sou­vent, dans sa petite enfance. Plus haut encore, plus au Nord, la terre est cou­verte d’im­menses gla­ciers qui des­cendent jus­qu’à la côte. Par­fois il advient qu’un gigan­tesque frag­ment s’en détache, soit entraî­né par les cou­rants et les marées, et s’en aille, au hasard, sur l’o­céan. — C’est, vous le savez, l’o­ri­gine de ce que nous appe­lons les « ice­bergs » ; mais saint Bren­dan et ses com­pa­gnons n’en avaient jamais enten­du parler.

Ayant écou­té cette expli­ca­tion de son petit mousse, le Père Abbé déci­da qu’on abor­de­rait l’île flot­tante et que la sainte messe y serait célé­brée. Ain­si fut fait. Dans une vaste grotte natu­relle, creu­sée dans la glace, on ins­tal­la un autel, et comme le soleil s’é­tait mis de la par­tie, comme ses rayons pas­saient à tra­vers les masses bleues et vertes des parois, on eût cru être dans une cathé­drale de cris­tal, aux plus étin­ce­lants vitraux ! Et Saint Bren­dan, qui offi­ciait, était revê­tu d’une cha­suble faite d’un pro­di­gieux arc-en-ciel.

Quelques jours plus tard, le guet­teur signa­la une nou­velle décou­verte. Cette fois, à n’en pas dou­ter, c’é­tait une île. Une longue île, pas très haute sur l’eau, de forme ovale, d’une cou­leur grise un peu jaune. Le bon Frère Cadoc pro­po­sa aus­si­tôt de faire comme sur l’île de cris­tal, c’est-à-dire d’al­ler y célé­brer la messe. Cepen­dant, immo­bile à l’a­vant du bateau, Edwin consi­dé­rait cette île avec grande atten­tion. Il était bien vrai qu’elle sem­blait étrange : pas une plante, pas un ani­mal… Rien que cette espèce de croûte sem­blable à de la boue mal séchée. Après avoir bien exa­mi­né, bien réflé­chi, le petit mousse alla trou­ver saint Bren­dan. Il s’ap­pro­cha de lui, bai­sa res­pec­tueu­se­ment son anneau. « Bon Père, dit-il, il ne faut pas des­cendre sur ce que vous croyez bien être une île. Ce n’est pas une terre, c’est un pois­son. » À ces mots, tous ceux qui enten­dirent écla­tèrent de rire. Un pois­son de cette taille ! Où donc en avait-on vu de sem­blables ? Et puis où étaient sa tête et sa queue ?

Et voi­là le plus jeune de la bande sau­tant dans le canot, se diri­geant vers l’île jau­nâtre, met­tant pied à terre et, de loin, criant à ceux du navire : « Vous voyez bien que c’est un îlot ! » Et, ins­tal­lant un chau­dron sur des fagots, ils se mirent en devoir d’y faire leur déjeu­ner, non sans chan­ter à pleine voix le plus beau des can­tiques, pour que le Sei­gneur bénît cette terre qu’ils venaient de conqué­rir pour lui. Seule­ment… à ce moment même, le fameux îlot se mit à tres­saillir, à se remuer, à se dan­di­ner comme un énorme bal­lon dans un bas­sin, puis, se met­tant en marche, il s’en alla… Ah ! ils ne furent pas longs, les bons frères, à se jeter à l’eau pour rega­gner, à la nage, le navire, sous les quo­li­bets des autres ! Bien­tôt la baleine, — car vous avez com­pris que c’é­tait le dos d’une baleine, — avait pris sa vitesse, et l’on n’a­per­ce­vait plus, sur la mer, que le double jet d’eau qu’elle lan­çait vers le ciel en souf­flant, et la petite lueur rouge du feu allu­mé sous le chaudron…

* * *

Vou­lez-vous main­te­nant savoir com­ment se ter­mi­na cette étrange expé­di­tion ? Un jour on aper­çut enfin une véri­table terre. Il se pas­sait, d’ailleurs, des choses étranges, qui sem­blaient annon­cer de graves évé­ne­ments : par exemple le soleil ne se cou­chait plus ; il tour­nait tout autour de l’ho­ri­zon sans dis­pa­raître ; alors qu’il aurait dû être minuit, il fai­sait jour encore. Dans la lumière glauque de ces bizarres jour­nées du nord qu’Ed­win disait bien connaître mais qu’il ne pou­vait expli­quer, — l’île parais­sait sinistre, noire et grise, avec, de loin en loin, de plus en plus dis­tinctes, à mesure qu’on s’en appro­chait, des sortes de clar­tés rouge sombre sem­blables à des lueurs de forges et aus­si d’im­menses jets, qui devaient être d’eau brû­lante, car ils fumaient inten­sé­ment. Les moines avaient beau être pleins de vaillance, ce pays vers lequel ils se diri­geaient n’a­vait pas l’air très accueillant. Mais Edwin, qui parais­sait au comble de la joie, ne ces­sait de pous­ser des cris dans sa langue incom­pré­hen­sible, puis, s’in­ter­rom­pant, se pré­ci­pi­tait vers son cher Père Bren­dan, lui embras­sant les mains, en disant : « Mon pays ! c’est mon pays ! »

Mais ne voi­là-t-il pas qu’au moment où la nef des moines s’en appro­chait, l’île se mit à pous­ser une sorte de grogne­ment. En même temps, les rou­geoie­ments devinrent flammes et des objets étranges, des pierres sem­blait-il, jaillirent en l’air. Puis, comme pour com­plé­ter ce tableau inquié­tant, on vit sau­ter à la mer des formes incon­nues qui auraient pu être de gros chiens gris, s’ils n’a­vaient pas eu une tête presque humaine… « Ce sont des diables ! cria un des navi­ga­teurs. Nous sommes par­ve­nus aux portes de l’En­fer. Mal­heur à nous ! Sei­gneur, ayez pitié de notre âme… »

Ce fut encore Edwin qui le cal­ma, en riant. Non, ce n’é­tait pas l’en­fer : c’é­tait son pays, sa patrie,— la grande île qu’au­jourd’­hui nous nom­mons Islande. Ces formes qu’ils pre­naient pour des diables, rien d’autre que des phoques. Les bruits, les flammes, les jets de pierre : des vol­cans, comme il y en a pas mal dans l’île, mais aux­quels on s’habi­tue et qui ne font pas beau­coup de dégâts. Encou­ra­gés par leur petit mousse, saint Bren­dan et ses com­pa­gnons avan­cèrent donc avec leur nef jus­qu’au rivage. Le pre­mier de tous, leur cher enfant sau­ta à terre, se pré­ci­pi­tant vers les hommes qui sor­taient des huttes et s’ap­pro­chaient d’eux, en leur criant les mots incom­pré­hen­sibles de leur langue… Et voi­là com­ment l’Is­lande, pour la pre­mière fois, reçut les mes­sa­gers du Christ.

Coloriage Saint Brendan naviguant dans la tempête

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