J’étais à peine arrivé depuis trois semaines en mission que mon Supérieur m’envoya baptiser un vieux dans le village d’Adéane, situé à douze kilomètres. J’étais heureux, je vous l’avoue. Une difficulté surgit soudain : comment instruirai-je cet homme ?
« Il est bien disposé, me dit le Père ; je l’ai instruit des vérités nécessaires ; d’ailleurs, Célestin pourra les lui rappeler. Quant au chemin, suivez la ligne du télégraphe. »
Croirait-on qu’une ligne télégraphique traversât la brousse ? Mais sans aucun avantage pour le broussard, car elle faisait cent kilomètres sans laisser tomber le moindre écho du monde civilisé.
Je me mis en route sous la conduite de Célestin, mon guide. Pour provisions, un misérable poisson et quelques biscuits. Il était sept heures. Quelle marche pénible à la queue leu leu dans ces sentiers de brousse aux mille détours, sous un soleil accablant, et avec le souci de ne pas poser un pied sans regarder auparavant, car il est facile de trébucher.
* * *
Nous marchâmes longtemps sans incident. La brousse, les champs de riz, les espaces incultes que traversaient les biches, les coins de forêt où piaillaient et sifflaient des milliers d’oiseaux aux plumages les plus variés, tout me fascinait, moi, jeune broussard, au point que j’en oubliai la route…
« La ligne ! dis-je à Célestin.
— Nous la retrouverons là-bas, mon Père. »
Et l’on marcha longtemps encore. Le soleil devenait bien chaud, quoiqu’on fût au mois de décembre.
« Onze heures. Voyons, Célestin, nous avons dépassé le village ?
— Non, mon Père. », me répondit-il avec l’air tranquille de quelqu’un qui ne s’en fait pas pour quelques kilomètres de plus ou de moins. Les Noirs sont d’endiablés marcheurs.
Mon petit homme ne voulait pas l’avouer, mais nous étions bel et bien égarés. J’éprouvai alors malgré moi une certaine angoisse à la pensée que ce jour pourrait mal finir pour nous dans cette solitude. Qui sait ? Peut-être finirons-nous au fond d’une marmite ? L’anthropophagie a sévi en Casamance jusqu’à ces temps derniers. Il y a une dizaine d’années, l’Administration parvint à saisir soixante individus qui faisaient partie d’une société secrète d’anthropophages et les deux plus coupables furent exécutés à Ziguinchor.
Nous continuions notre route au hasard. Je n’eus pas la pensée de prendre un peu de nourriture, bien que je me sentisse épuisé.
Douze heures !
Treize heures !
Enfin, voici des toits de cases émergeant au loin. Enfin nous arrivons. Célestin doutait, interrogeait les lieux.
« Ce n’est pas Adéane. », me dit-il mélancoliquement.
Un homme apparut à ce moment, voyageant en sens inverse. Interrogé, il se tapa aussitôt de petits coups sur la bouche, du plat de la main, ce qui est chez les Noirs le signe d’un profond ébahissement.
« Bé ! bé ! bé ! fit-il ; c’est loin, loin derrière vous, Adéane ! Suivez ce chemin. »
Nous repartons par un sentier qui conduisait vers un bas-fond, encore rempli de hautes herbes d’hivernage. Des traces fraîches d’animal marquaient le sol légèrement boueux.
« Une panthère vient de passer là. », me dit Célestin. Comme il ne paraissait pas troublé, je ne voulus rien montrer de la chair de poule qui m’envahit soudain. Mais on en aurait à moins, ne croyez-vous pas ? Marchons toujours !
Après une demi-heure, nous arrivons dans un tout petit village. Les enfants s’enfuient à la vue d’un Blanc. Les grandes personnes rentrent dans leurs cases, en signe de non-recevoir. Cependant, un jeune homme s’avance vers moi. Il avait les dents limées en pointe, mais sa physionomie était celle d’un honnête homme. Je lui demandai à boire ; il m’apporta une calebasse d’eau dont je bus, quel-que douteuse qu’elle me parût. Et je compris qu’un verre d’eau donné pour l’amour de Dieu ne perdrait pas sa récompense.
Je m’enquis alors de la direction d’Adéane. Sans dire un mot, le jeune homme nous fit signe de le suivre. Il était plus de quatorze heures. J’avais faim, et mon compagnon plus que moi. Je suivais le guide improvisé. En sortant du village, se présente un étang qui avait bien 300 mètres de long et s’étendait jusqu’à la lisière de la forêt ; l’homme noir, qui marche pieds nus, s’avance dans l’eau, sans prendre garde à l’homme blanc, embarrassé de chaussures. Je le suis de près, tout chaussé, soutane retroussée. L’eau monte. Elle m’arrive bien au-dessus des genoux. je n’espérais pas le miracle de saint Pierre marchant sur les eaux ; par prudence, je ne voulais pas dévier du sillage, de peur de tomber en quelque mauvais trou et de me perdre corps et bien. j’eus encore une soudaine appréhension : s’il y avait des caïmans ! Il n’y en eut point, et je fis une heureuse traversée sous la protection de mon ange gardien.
Vous pensez peut-être que je vidais mes souliers ? Eh bien non ! Et flic, flac, l’eau giclant de mes godillots, j’entrai dans la forêt, pendant que mon aimable guide s’en retournait.
Mon Célestin avait faim et moi aussi.
« Allons, lui dis-je, il faut arriver à Adéane ! »
Nous atteignîmes bientôt Cougnoundou, où il y avait des chrétiens et des catéchumènes.
Un vieillard vénérable vint à ma rencontre. On me dit que c’était le chef du village. Pour cette circonstance, il avait revêtu ses atours de fête : une longue chemise flottant au vent du soir et un bonnet de nuit ! Je comprimai un éclat de rire à la vue de cet accoutrement carnavalesque. Il me fallut accepter de bon cœur l’importune invitation de faire le catéchisme à tout ce monde qui ne voulait pas me lâcher. Je fis réciter les prières par Célestin. Quel entrain ! Puis je posai quelques questions auxquelles on répondit parfaitement.
Je me représentai l’empressement des foules sur le passage du Maître, sa plainte douloureuse : « Misereor super turbam — J’ai pitié de ces foules qui sont comme des brebis sans pasteur. »
Je repris mon chemin, accompagné des enfants qui me firent un brin de conduite. Après un heure, nous arrivâmes enfin à Adéane. J’acquis à mes dépens la certitude du dicton « Tous les chemins mènent à Rome ! » Même quand on s’y prend à rebours, comme le fit mon pauvre Célestin. Je ne lui en voulus point, mais nous avions tout de même fait trois fois plus de chemin qu’il n’en fallait.
* * *
Et mon vieux à baptiser ? Je me rendis à la case. Je le trouvai assis sur le seuil de sa porte. A ma vue, la joie s’épanouit sur son visage émacié ; il me tendit les deux mains, serra la mienne et la porta à son front en signe de respect, puis passa sa main droite sur son nez et sur son cœur. Cela s’appelle « prendre la bénédiction ».
Avant de baptiser, je me rendis compte des dispositions du vieux. Je me servis de Célestin pour lui rappeler les vérités nécessaires au salut. Il croyait tout, acceptait tout : il ne voulait que le baptême. Je le lui administrai. Ah ! il était heureux, et moi tout autant. Il m’avait coûté, ce premier baptême !
La nuit arriva vite. Un notable du village m’offrit un gîte de nuit : un compartiment de case ; pour couchette une sorte de paillasse, posée à même le sol, et une moustiquaire. J’allais sûrement passer une bonne nuit. On m’apporta un copieux repas, la coutume le veut (et les convenances exigent aussi qu’on en laisse beaucoup). Je n’y fis guère honneur, moins par souci de l’étiquette qu’à cause de ma fatigue. Mon compagnon s’en chargea à ma place.
A peine étais-je sur mon « plumard » qu’un tam-tam infernal commença à moins de cinquante pas. L’Afrique sauvage, joyeuse et voluptueuse, s’éveille et se trémousse quand le soleil a disparu. Les jeunes gens luttent. Les jeunes filles dansent et les vieux boivent le vin de palme, fermenté et capiteux. Du tam-tam, des danses, des beuveries, voilà les plaisirs des Noirs. Je ne pus fermer l’œil tant que dura cette sarabande diabolique. Mais Célestin n’en fut nullement troublé : pour lui n’était-ce pas une berceuse ?
Le jour revint enfin. J’allai voir mon néophyte. Il ne désirait plus rien que mourir. C’est ce qu’il fit quelques jours après. C’était un vieux comme beaucoup d’autres vieux, et même comme beaucoup de jeunes. Il avait vécu dans l’ignorance de Dieu et voici qu’à tous ses vols (il a bien dû, comme « tout brave », voler une vache dans sa vie !) il allait ajouter celui du ciel ! Pour une fois ce lui était permis.
Et maintenant retournons à nos pénates, le devoir accompli, l’âme heureuse, on le conçoit. Mon hôte m’accompagna très loin, craignant pour moi une nouvelle odyssée.
« Suivez bien la ligne télégraphique ! » recommanda-t-il, lui aussi.
Ah ! si je la suivis.., si j’avais l’œil sur le fil !
De cela, il y a trente-deux ans ! Aujourd’hui, je suis un vieux broussard, perclus de rhumatismes, marchant au ralenti, m’aidant d’un bâton, mais gardant l’enthousiasme de tout cœur vaillant.
Père Guillaume Le Douaron,
(des Pères du Saint-Esprit).
Sénégal.
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