Jour de l’An
De leur local de la rue de Grenelle, les fillettes sortent en courant. Les visages sont radieux et les langues marchent bon train.
« Moi, je voudrais une belle poupée.
— Moi, j’espère avoir un berceau.
— Et nous, nous irons à Meudon réveillonner ! »
C’est demain le jour de l’an. En ce soir de la Saint-Sylvestre, tous les yeux rient de plaisir.
La petite Agnès ne dit rien. Elle sait déjà, la pauvrette, bien qu’elle n’ait pas encore sept ans, que tout cela n’est pas pour elle.
Lentement, elle traverse la cour et aperçoit sur le trottoir son grand-oncle qui l’attend en souriant.
Agnès sourit gentiment et son regard s’illumine ; mais, dans sa petite tête, elle songe :
« Ce que je voudrais, moi, c’est avoir une maman. »
Mais Agnès découvre au coin de la rue la bicyclette et la remorque de l’oncle Toire. Elle reconnaît l’inscription jaune : « Grégoire, commissionnaire, rue Malar »
« Oh ! tu me ramènes, oncle Toire ? Je peux monter dans la remorque pour rentrer ?
— je vais t’offrir bien mieux, petite. Nous allons faire une grande promenade dans Paris. J’avais tant de courses à faire pour les fêtes, qu’elles ne sont pas encore terminées. Il me faut porter ces six bouteilles de champagne avenue Victor-Hugo. Je ne veux pas que tu rentres seule, car ce soir, c’est le dernier jour de l’année ; je t’emmène, mon agneau. »
Le pauvre vieux Grégoire peine à tirer le lourd chargement ; pour sûr, il lui faudra monter l’avenue Marceau à pied. Une fillette et une remorque, c’est là tout l’héritage que le vieux Grégoire reçut de son neveu, mort voilà bientôt cinq ans, quelques mois après sa femme.
Et tout le long du jour, l’oncle Grégoire pédale pour gagner la vie de sa petite nièce. Jadis, lorsqu’il était seul, sa pension lui suffisait, mais à deux, avec la vie chère, il faut travailler…
Arrivé presqu’à la Seine, près du pont de l’Alma, le cafetier du coin fait un signe d’appel.
« Eh ! Père Grégoire, passez voir ici deux minutes, j’ai un petit travail à vous demander. »
L’oncle Toire s’arrête, se retourne.
« Attends-moi, mignonne. Tiens, il pleut… Je vais… Mais, on dirait que tu t’endors…
— Oh ! je suis si bien, oncle Toire.
— Ne bouge pas, je te couvre avec la bâche. Je reviens tout de suite. »
La minute dure… un quart d’heure ; et lorsque l’oncle sort de chez son client, plus de remorque, plus de bicyclette.
Grégoire pousse un cri d’effroi.
« Agnès, Agnès, on m’a
volé ma petite !
— Non, c’est une farce, vous pensez bien.
— Si elle était tombée dans la Seine, les passants l’auraient déjà signalé.
— Et la nuit qui tombe déjà ; mon agneau, mon petit agneau…
— Allez vite au commissariat. »
* * *
Autant que le lui permettent ses vieilles jambes et son vieux cœur qui bat très fort, l’oncle Grégoire presse le pas. Il arrive rue Amélie.
« Vol de bicyclette ? Mon pauvre ami, on n’est pas naïf à ce point. Vous ne pouviez pas la verrouiller ?
— Le vélo ! Il s’agit bien de cela ! C’est la petite qui me tourmente…
— Une minute, je le signale…
— Mais, où dois-je aller ? Que puis-je faire ?
— Pas grand-chose. Restez ici. S’il y a du nouveau, c’est ici qu’on téléphonera. »
Assis sur le banc très étroit, le vieux se tord les mains, s’agite, s’énerve. Son vieux cœur bat la breloque. Il est presque fou de chagrin. Les minutes, les quarts d’heure passent. L’horloge fait un bruit terrible… Où est Agnès ? Où peut-elle être ?
« Allons, allons, dit le commissaire, faut pas vous frapper comme ça ! On la retrouvera, cette gamine. Elle était cachée sous la bâche, dites-vous ?
— Et il faisait presque nuit.
— Votre voleur ne l’a sûrement pas vue, et il va vite l’abandonner. Tous les voleurs de bicyclettes ne sont pas, Dieu merci, des voleurs d’enfants. Tenez, prenez donc une cigarette. »
Le commissaire n’a pas tort, car s’il connaissait le voleur !!!
* * *
Tout à l’heure, le grand Jacques déambulait le long du quai, mains dans les poches, un mégot au coin des lèvres il avait pris un air buté. Pauvre garçon !
L’an dernier, encore, c’était un « Cœur Vaillant » plein d’ardeur et, justement en cette soirée de Saint-Sylvestre, il avait organisé une si belle veillée avec les petits gars de son équipe. Mais depuis qu’il travaille dans un atelier de la rue Saint-Charles, il a fait connaissance de tout un groupe de mauvais camarades. Au début, il a tenu bon, mais ils se sont tant moqué de lui que maintenant il laisse faire plus encore, il essaie de les imiter. Tout à l’heure, ils lui ont dit :
« Viendras-tu rigoler avec nous, cette nuit ?
— Je ne peux pas laisser ma mère toute seule.
— Bébé ! »
Ils ont ri comme des sots et ils ont ajouté des tas d’autres choses si méchantes que le pauvre Jacques n’a pas résisté.
« Eh bien si, j’irai avec vous. Que ferons-nous ?
— On s’amusera bien.
— Tâche d’apporter quelque chose. Tu es toujours sans le sou, c’est stupide ! »
Un des plus grands a même ajouté :
« Débrouille-toi, que diable, tu n’es pas fichu de faucher une bonne bouteille ou un peu de fric ! »
Et Jacques, les mains dans les poches, hésite et lutte avec lui-même.
Voler, non ça jamais.
Mais alors, dès le surlendemain matin vont recommencer les brimades, les moqueries, les quolibets.
Au moment de traverser, tout à coup, il aperçoit juste au coin une remorque abandonnée, chargée de bouteilles de champagne. C’est une aubaine ! Il hésite. Il ne peut se décider. Une dame le regarde. Va-t-elle le prendre pour un voleur ? Allons, c’est beaucoup plus simple, le vélo n’est pas verrouillé ; il l’enfourche d’un air décidé et, prestement, se met en route.
La dame s’est retournée avec indifférence. Ni vu, ni connu.
Sans plus penser à rien, Jacques pédale. Il longe le quai, tourne à gauche ; il traverse le Champ de Mars, presque désert. Dans quelques instants, il ira rejoindre toute la bande dans la cour de chez Michel. Il en aura un succès avec un tel chargement !
Pas si vite. Jacques très troublé, tout occupé à étouffer la voix de sa conscience, est trop distrait ; au coin de la rue de Grenelle, il fonce sans voir le signal devenu rouge ; et, soudain, bing ! tout un bruit de bouteilles. Il s’arrête net. Un automobiliste l’insulte, et déjà un agent arrive avec son carnet.
Mais, qu’y a‑t-il au juste dans cette remorque ? Voici que la bâche remue, se soulève ; une enfant se dresse qui pleure et pousse des cris d’effroi.
« Oncle Toire, où est l’oncle Toire ? »
L’agent se tourne vers Jacques.
« Qui est cette petite fille ? »
L’hésitation du garçon est si visible que le gardien de la paix interroge directement l’enfant.
« Comment t’appelles-tu ?
— Agnès.
— Où habites-tu ?
— À la maison.
— Comment s’appellent tes parents ?
— C’est l’oncle Toire.
— C’est ton papa ?
— C’est l’oncle Toire. Où est l’oncle Toire ? Il m’avait emmenée dans sa remorque. »
Jacques, à côté, fait vilaine figure.
« Tout cela est bien louche, dit l’agent. Allez au poste, on s’expliquera. »
* * *
Au commissariat, où l’oncle Toire s’angoisse de plus en en plus, le téléphone retentit. Le commissaire décroche, parlemente et sourit.
« Eh ! voyez-vous, Monsieur Grégoire, il ne fallait pas tant vous tracasser. Elle est retrouvée, votre petite. Et aussi votre remorque.
— Où est ma petite ? Est-elle blessée ?
— Non, non, rien du tout. Il n’y a que les bouteilles… dame… En somme, le dommage n’est pas très grand. Et ils ne sont pas loin : dans le XVe. Tiens, votre voleur est aussi du quartier ; je vais prévenir sa famille.
— J’y vais, j’y vais. Elle a dû avoir si peur, ma pauvre Agnès ! »
Et le bon vieux se hâte. Que le Champ de Mars lui semble long ! Qu’il est pressé d’arriver, d’être sûr que sa petite nièce est sauve !
* * *
Tenant, bien serrée dans la sienne, la main de la fillette, l’oncle Toire termine sa déposition. Il peut partir.
Très serviable, un agent a bien voulu téléphoner au client qui attendait ses bouteilles de champagne. Il faut tout simplement recommencer la course promise. Le jeune voleur remboursera les six bouteilles cassées.
Avant de partir, l’oncle Toire interroge encore « Mais qui donc est cette femme qui sanglote ; il me semble que je la connais. N’est-ce pas celle qui a perdu son mari l’an dernier dans l’accident d’autobus ?
— C’est la mère de votre voleur.
— Pas possible ! Une si brave femme, si courageuse ! Elle habite tout près de chez moi. Oh ! Madame… je suis désolé.
— Ne me parlez plus, Monsieur Grégoire. J’ai bien trop grande honte. Quel malheur ! Mon Jacquot, ce qu’on me l’a changé ! A quatorze ans, voleur, lui, le fils d’un honnête homme… Nous voilà déshonorés.
— Vous allez rester toute seule, Madame ? questionne la petite Agnès. Oncle Toire, emmène-la chez nous. »
Le vieillard semble songeur. Puis, se retournant brusquement « Monsieur le commissaire, est-ce que je peux parler un peu au garçon ?
— Si vous voulez. Il est à côté. »
Un quart d’heure passe et l’oncle Toire revient, poussant Jacques par l’épaule.
« Monsieur le Commissaire, je retire ma plainte et je vous demande de le relâcher. Ce n’est pas un mauvais garçon. C’est un petit qui aurait besoin de son père et que de mauvais camarades ont entraîné. Voulez-vous me laisser faire ? Un ami cherche à embaucher un gamin comme lui. Je le lui présenterai et je le suivrai. Il regrette toute la peine qu’il a faite à sa mère. Allons, embrasse ta maman, garnement. »
Cette dernière reste très interdite.
« Est-ce possible ? »
Mais Jacques lui chuchote à l’oreille.
« Maman, je te promets que désormais tu n’auras plus honte de moi. »
L’oncle Toire intervient.
« Voulez-vous que nous passions tous les quatre ensemble cette veillée ?
— Oh oui ! dit la petite Agnès, ce sera comme si j’avais une maman.
— Ma chère petite fille », dit Madame Dubois en la serrant dans ses bras.
« C’est bien, dit le commissaire, très ému, vous pouvez partir maintenant. »
Ils s’éloignent tous les quatre, et l’oncle Toire marmotte entre ses dents :
« Pour la première fois, depuis plus de cinq ans, je n’ai plus peur de vieillir, car, si je m’en vais maintenant, ma petite Agnès ne sera plus seule. Allons, les enfants, nous aurons ce soir un très joyeux nouvel an. »
A.-M. Didelet.
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