Jean Oberlé, la veille de Pâques, monte au sommet de la montagne de Saint-Odile, où il doit rencontrer Odile Bastian. Des pèlerins sont venus de divers points de l’Alsace, pour visiter le sanctuaire et entendre les cloches.
Le jour bleuissait dans le pli des ravins. C’était l’heure où l’attente de la nuit ne semble plus longue, où le lendemain se lève déjà dans l’esprit qui songe.
En quelques minutes, Jean eut retraversé la cour, suivi les corridors du monastère, et ouvert la porte qui donne sur un jardin en angle aigu, à l’est des bâtiments. C’est là que tous les pèlerins de Sainte-Odile se réunissent pour voir l’Alsace, quand le temps est clair. Un mur, à hauteur d’appui, longe la crête d’un bloc énorme de rocher qui s’avance en éperon au-dessus de la forêt. Il domine les sapins qui couvrent les pentes de toutes parts. De l’extrême pointe qu’il emprisonne, comme de la lanterne d’un phare, on découvre à droite tout un massif de montagnes, et la plaine d’Alsace en avant et à gauche. En ce moment, le brouillard était divisé en deux régions, car le soleil était tombé au-dessous de la crête des Vosges. Tout le nuage qui ne dépassait pas cette ligne onduleuse des cimes était gris et terne, et, immédiatement au-dessus, des rayons presque horizontaux, perçant la brume et la colorant, donnaient à la seconde moitié du paysage une apparence de légèreté, de mousse lumineuse. D’ailleurs, cette séparation même montrait la vitesse avec laquelle le nuage montait de la vallée d’Alsace vers le soleil en fuite. Les flocons emmêlés entraient dans l’espace éclairé, s’irradiaient, et laissaient apercevoir ainsi leurs formes incessamment modifiées, et la force qui les enlevait, comme si la lumière eût appelé leurs colonnes dans les hauteurs.
Dans l’étroit refuge ménagé pour les pèlerins et les curieux, il y avait, à l’entrée, un homme âgé, portant le costume des vieux Alsaciens du nord de Strasbourg ; près de lui, le prêtre aux cheveux gris frisés, que les enfants avaient salué le matin, sur la pente de Sainte-Odile ; à deux pas plus loin, le jeune ménage de paysans wissembourgeois, et, à l’endroit le plus aigu, serrés l’un contre l’autre, assis sur le mur, deux étudiants qu’on eût dits frères, à cause de leurs lèvres avançantes, de leurs barbes séparées au milieu et toutes fines, l’une blonde et l’autre châtaine. C’étaient tous des Alsaciens. Ils échangeaient des propos lents et banals comme il sied entre inconnus. Quand ils virent s’avancer Jean Oberlé, plusieurs se détournèrent, et ils se sentirent liés tout à coup par la communauté de race qui s’affirmait dans la commune défiance.
— Est-ce un Allemand, celui-là ? dit une voix.
Le vieux qui était près du prêtre jeta un coup d’œil du côté du jardin, et répondit :
— Non, il a les moustaches françaises et un air de chez nous.
Le groupe, rassuré, le fut davantage encore lorsque Jean eut salué le curé en alsacien, et demandé :
— Les cloches d’Alsace seraient-elles en retard ?
Ils sourirent tous, non pour ce qu’il avait dit, mais parce qu’ils se sentaient entre eux, chez eux, sans témoin gênant.