Étiquette : <span>Mont Saint-Odile</span>

Auteur : Bazin, René | Ouvrage : Autres textes .

Temps de lec­ture : 11 minutes

Jean Ober­lé, la veille de , monte au som­met de la mon­tagne de Saint-Odile, où il doit ren­con­trer Odile Bas­tian. Des pèle­rins sont venus de divers points de l’, pour visi­ter le sanc­tuaire et entendre les cloches.

Le jour bleuis­sait dans le pli des ravins. C’é­tait l’heure où l’at­tente de la nuit ne semble plus longue, où le len­de­main se lève déjà dans l’es­prit qui songe.

En quelques minutes, Jean eut retra­ver­sé la cour, sui­vi les cor­ri­dors du monas­tère, et ouvert la porte qui donne sur un jar­din en angle aigu, à l’est des bâti­ments. C’est là que tous les pèle­rins de Sainte-Odile se réunissent pour voir l’Al­sace, quand le temps est clair. Un mur, à hau­teur d’ap­pui, longe la crête d’un bloc énorme de rocher qui s’a­vance en épe­ron au-des­sus de la forêt. Il domine les sapins qui couvrent les pentes de toutes parts. De l’ex­trême pointe qu’il empri­sonne, comme de la lan­terne d’un phare, on découvre à droite tout un mas­sif de mon­tagnes, et la plaine d’Al­sace en avant et à gauche. En ce moment, le brouillard était divi­sé en deux régions, car le soleil était tom­bé au-des­sous de la crête des Vosges. Tout le nuage qui ne dépas­sait pas cette ligne ondu­leuse des cimes était gris et terne, et, immé­dia­te­ment au-des­sus, des rayons presque hori­zon­taux, per­çant la brume et la colo­rant, don­naient à la seconde moi­tié du pay­sage une appa­rence de légè­re­té, de mousse lumi­neuse. D’ailleurs, cette sépa­ra­tion même mon­trait la vitesse avec laquelle le nuage mon­tait de la val­lée d’Al­sace vers le soleil en fuite. Les flo­cons emmê­lés entraient dans l’es­pace éclai­ré, s’ir­ra­diaient, et lais­saient aper­ce­voir ain­si leurs formes inces­sam­ment modi­fiées, et la force qui les enle­vait, comme si la lumière eût appe­lé leurs colonnes dans les hauteurs.

Dans l’é­troit refuge ména­gé pour les pèle­rins et les curieux, il y avait, à l’en­trée, un homme âgé, por­tant le cos­tume des vieux Alsa­ciens du nord de Stras­bourg ; près de lui, le prêtre aux che­veux gris fri­sés, que les enfants avaient salué le matin, sur la pente de Sainte-Odile ; à deux pas plus loin, le jeune ménage de pay­sans wis­sem­bour­geois, et, à l’en­droit le plus aigu, ser­rés l’un contre l’autre, assis sur le mur, deux étu­diants qu’on eût dits frères, à cause de leurs lèvres avan­çantes, de leurs barbes sépa­rées au milieu et toutes fines, l’une blonde et l’autre châ­taine. C’é­taient tous des Alsa­ciens. Ils échan­geaient des pro­pos lents et banals comme il sied entre incon­nus. Quand ils virent s’a­van­cer Jean Ober­lé, plu­sieurs se détour­nèrent, et ils se sen­tirent liés tout à coup par la com­mu­nau­té de race qui s’af­fir­mait dans la com­mune défiance.

— Est-ce un Alle­mand, celui-là ? dit une voix.

Le vieux qui était près du prêtre jeta un coup d’œil du côté du jar­din, et répondit :

— Non, il a les mous­taches fran­çaises et un air de chez nous.

Le groupe, ras­su­ré, le fut davan­tage encore lorsque Jean eut salué le curé en alsa­cien, et demandé :

— Les cloches d’Al­sace seraient-elles en retard ?

Ils sou­rirent tous, non pour ce qu’il avait dit, mais parce qu’ils se sen­taient entre eux, chez eux, sans témoin gênant.