— Écoute, ô Neïlah… j’ai mis tant d’ardeur à fouler le raisin qu’au soir mes mains étaient rouges comme les mains du prêtre immolant des victimes. J’ai tant moissonné au champ du riche que, sur la terre, mes gerbes, retenant le soleil dans l’or de leurs épis, en retardaient l’heure de l’ombre. J’ai tant peiné, ô Neïlah ! Mais vois : ma bourse de peau déjà s’alourdit et gonfle comme un fruit mûrissant du figuier. Bientôt, je serai riche. J’achèterai deux gras troupeaux. Je louerai ce beau champ au pied de la colline. Plus tard, j’aurai ma vigne et son pressoir. J’aurai des serviteurs qui me rendront des comptes. Alors, ô Neïlah ! ton père ne me repoussera plus. Je t’emmènerai dans ma maison, et tu deviendras mon épouse.
Le regard ardent sous le turban clair, le visage tendu vers des lointains mystérieux, ainsi le jeune Bethléemite parlait. À ses côtés, sur le même banc de roc, sa compagne restait pensive, les mains tordant la bordure du voile.
Elle dit, d’une voix lente et triste :
— Simon le laboureur a trois beaux champs, pauvre Azaël, et du froment jusqu’au faîte de ses greniers ; ses troupeaux sont gras. Il est riche, et il m’aime, et c’est à lui que veut me fiancer mon père.
— Mais toi… toi, tu ne veux pas ? cria le jeune homme angoissé.
L’adolescente joignit les mains. Deux larmes perlèrent au bord de ses longs cils.
— O mon pauvre Azaël !
Ce fut tout l’aveu de son amour et de son impuissance.
Un jour vint, cependant, où les enfants de Bethléem pensèrent sourire au bonheur comme à l’ami qu’on voit venir.
Azaël était presque riche, à force de labeur. Il faisait, en riant, tinter sa bourse pleine. Encore quelques efforts, et les oliviers bleus seraient à lui, et la vigne non loin du champ.
Neïlah, rêveuse, passait à son poignet un bracelet de corne ouvragée qu’il avait sculptée pour elle, aux veillées de montagne, en gardant les troupeaux. Il venait de le lui offrir, et le cœur de la jeune fille battait encore des paroles qu’il avait dites :
— Plus tard, ô mon épouse, je te donnerai des colliers d’or et des ceintures précieuses, des ceintures tissées d’argent comme en ont les marchands qui viennent du désert. Mais ce bijou de pauvre, où j’ai mis toutes mes promesses, qu’il enserre ton bras, ô douce Neïlah, comme ma pensée enserre ta vie.
Fervente, elle avait répondu :
— Si longtemps que tu seras mien, Azaël, je ne quitterai ce bijou.
Elle remontait à présent vers Bethléem, la paisible bourgade, singulièrement animée en ces jours où s’y faisait le recensement prescrit par le César de Rome. Neïlah était heureuse sans appréhension. Le bracelet de corne serrait son poignet avec la force d’un bonheur qui ne veut pas s’enfuir.
* * *

L’heure divine a sonné pour le monde misérable. La nuit, si transparente qu’elle rayonne, chante des harmonies inconnues à la terre. De tous les sentiers de la montagne, des bergers surgissent avec les mêmes paroles et la même joie intense : « Savez-vous la grande nouvelle ? Passons à Bethléem et voyons… voyons si ce qu’a dit l’Ange est véridique. Venez, adorons le Messie ! »
Azaël, plus vite que les autres, a laissé les troupeaux. Il a jeté sur ses épaules une cape de laine rude et court, court, dans la nuit froide. Fervent Israélite, sa hâte doit être grande de contempler le Sauveur… ou bien, s’empresserait-il comme ceux qui attendent d’un roi quelque faveur ?
Au seuil de la grotte, il hésite un instant. La lueur dansante du falot laisse distinguer une jeune femme toute blanche, avec un nouveau-né qui repose dans la mangeoire des animaux. C’est bien le signe annoncé par l’Ange. Azaël va s’élancer, se prosterner aux pieds du Maître. Mais quoi ! adorera-t-il ainsi, les mains vides et sans hommage ? D’autres pasteurs sont entrés, les bras lourds de présents. Hélas ! que trouvera l’orphelin dans sa maison de pauvre ?
Or, voici qu’en la bordure de sa tunique — où il la dissimule par crainte des voleurs — le jeune Bethléemite sent tout à coup sa bourse étrangement pesante. Une pensée jaillit de son cœur aussitôt. Il en devient d’une pâleur d’angoisse.
« Non, pas cela… pas une telle offrande ! Cinq deniers, deux deniers… même un seul… et c’est la fortune retardée, le père de Neïlah, peut-être, se lassant d’attendre. Oh ! pas cela. »
Elle avait dit, un jour, la douce fiancée :
— Si le Messie venait, ô Azaël, il faudrait lui sacrifier beaucoup… car il sera le Maître !
Oui, les agneaux, le miel et les fines galettes qu’elle vient d’apporter, suivie de deux servantes. Plus que cela, le pain qu’on a pour subsister… plus encore la liberté, la vie, s’il le fallait… mais pas, oh ! pas un si fervent amour !
Dans le coin d’ombre où il se croit ignoré, Azaël s’est écroulé sur les genoux. Ses mains glacées se crispent au rocher. Mais le regard de l’Enfant-Sauveur est sur lui. Ce regard, encore voilé à la lumière, brûle sa chair comme le feu des sacrifices.
Tout à coup, près de la crèche, Neïlah doit retenir un cri Azaël s’est élancé. Ployant à peine le genou, brusque, presque violent, il jette sur le sol un objet lourd qui s’ouvre et fait sauter à terre des parcelles de rayons.
La jeune fille a compris. Alors, magnifique et broyée, auprès des deniers de l’offrande, elle laisse glisser lentement, de son poignet brûlant où les veines battent trop vite, le bracelet de corne.
Entraînant une servante, Neïlah a quitté, la grotte. Elle n’a point vu ce long regard dont l’a suivie la jeune mère au blanc manteau. Elle entend seulement, dans la nuit, dévalant la colline, le pas inégal et précipité d’un homme : un héros qui reviendrait de quelque victoire…. ou bien un fou !
* * *

Au balancement rythmé de son petit âne gris, Azaël goûte avec bonheur l’apaisement de ses pensées.
Derrière, lui, se déroule la longue caravane de ces mystérieux Orientaux dont le séjour à Bethléem a tant excité les curiosités. Ils retournent en leur pays, non point sur la route de l’arrivée, et Azaël les guide aux chemins de montagne vers des pistes, plus fréquentées. Car, depuis la consommation de son grand sacrifice, il aime à rechercher ces emplois charitables où se glisse le plus d’offrande.
Le petit âne s’arrête au seuil d’une voie large. Silencieux, Azaël indique la direction. Et, devant lui, la caravane s’allonge.
Or, voici que, sur son dromadaire richement harnaché, le Grand Mage au teint pâle s’est penché. D’une main large, habituée à combler, il jette aux pieds du Bethléemite un objet lourd qui tombe avec des tintements de promesse.
La caravane a disparu. Au bord du chemin, agenouillé dans la poussière d’or, Azaël rit, et pleure à la fois de soupeser une bourse pleine… une bourse plus lourde encore que celle du sacrifice… et gonflée comme un fruit bien mûr du figuier.
* * *
Écoute, ô Neïlah, petite épouse… j’avais tant travaillé pour ton amour ! Et, lorsqu’il m’a regardé, voilà que le Messie recueillit tout ce sacrifice ! Et toi, tu n’as pas refusé l’offrande.
« Alors, celui qui éprouve les cœurs a reçu notre bonne volonté, mais il n’a point voulu que dure notre souffrance. Nous serons à lui, ô Neïlah, et les fils de nos fils… car il est le Maître, le Seigneur, à qui l’homme ne peut refuser nulle offrande. »
Neïlah, l’épouse heureuse dit en inclinant son visage :
— En vérité, Azaël, nous ne serons qu’à lui, et les fils de nos fils…
C’était en Bethléem, et le Verbe était apparu sur la terre.
Louise ANDRÉ-DELASTRE.




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