Les fiancés à l’offrande

Ouvrage : Les Veillées des Chaumières | Auteur : André-Delastre, Louise

— Écoute, ô Neï­lah… j’ai mis tant d’ar­deur à fou­ler le rai­sin qu’au soir mes mains étaient rouges comme les mains du prêtre immo­lant des vic­times. J’ai tant mois­son­né au champ du riche que, sur la terre, mes gerbes, rete­nant le soleil dans l’or de leurs épis, en retar­daient l’heure de l’ombre. J’ai tant pei­né, ô Neï­lah ! Mais vois : ma bourse de peau déjà s’a­lour­dit et gonfle comme un fruit mûris­sant du figuier. Bien­tôt, je serai riche. J’a­chè­te­rai deux gras trou­peaux. Je loue­rai ce beau champ au pied de la col­line. Plus tard, j’au­rai ma vigne et son pres­soir. J’au­rai des ser­vi­teurs qui me ren­dront des comptes. Alors, ô Neï­lah ! ton père ne me repous­se­ra plus. Je t’emmènerai dans ma mai­son, et tu devien­dras mon épouse. 

Le regard ardent sous le tur­ban clair, le visage ten­du vers des loin­tains mys­té­rieux, ain­si le jeune Beth­lée­mite par­lait. À ses côtés, sur le même banc de roc, sa com­pagne res­tait pen­sive, les mains tor­dant la bor­dure du voile. 

Elle dit, d’une voix lente et triste : 

— Simon le labou­reur a trois beaux champs, pauvre Azaël, et du fro­ment jus­qu’au faîte de ses gre­niers ; ses trou­peaux sont gras. Il est riche, et il m’aime, et c’est à lui que veut me fian­cer mon père.

— Mais toi… toi, tu ne veux pas ? cria le jeune homme angoissé.

L’a­do­les­cente joi­gnit les mains. Deux larmes per­lèrent au bord de ses longs cils. 

— O mon pauvre Azaël ! 

Ce fut tout l’a­veu de son amour et de son impuissance. 

Un jour vint, cepen­dant, où les enfants de Beth­léem pen­sèrent sou­rire au bon­heur comme à l’a­mi qu’on voit venir. 

Azaël était presque riche, à force de labeur. Il fai­sait, en riant, tin­ter sa bourse pleine. Encore quelques efforts, et les oli­viers bleus seraient à lui, et la vigne non loin du champ. 

Neï­lah, rêveuse, pas­sait à son poi­gnet un bra­ce­let de corne ouvra­gée qu’il avait sculp­tée pour elle, aux veillées de mon­tagne, en gar­dant les trou­peaux. Il venait de le lui offrir, et le cœur de la jeune fille bat­tait encore des paroles qu’il avait dites : 

— Plus tard, ô mon épouse, je te don­ne­rai des col­liers d’or et des cein­tures pré­cieuses, des cein­tures tis­sées d’argent comme en ont les mar­chands qui viennent du désert. Mais ce bijou de pauvre, où j’ai mis toutes mes pro­messes, qu’il enserre ton bras, ô douce Neï­lah, comme ma pen­sée enserre ta vie. 

Fer­vente, elle avait répondu : 

— Si long­temps que tu seras mien, Azaël, je ne quit­te­rai ce bijou.

Elle remon­tait à pré­sent vers Beth­léem, la pai­sible bour­gade, sin­gu­liè­re­ment ani­mée en ces jours où s’y fai­sait le recen­se­ment pres­crit par le César de Rome. Neï­lah était heu­reuse sans appré­hen­sion. Le bra­ce­let de corne ser­rait son poi­gnet avec la force d’un bon­heur qui ne veut pas s’enfuir.

* * *

L’heure divine a son­né pour le monde misé­rable. La nuit, si trans­pa­rente qu’elle rayonne, chante des har­mo­nies incon­nues à la terre. De tous les sen­tiers de la mon­tagne, des ber­gers sur­gissent avec les mêmes paroles et la même joie intense : « Savez-vous la grande nou­velle ? Pas­sons à Beth­léem et voyons… voyons si ce qu’a dit l’Ange est véri­dique. Venez, ado­rons le Messie ! » 

Azaël, plus vite que les autres, a lais­sé les trou­peaux. Il a jeté sur ses épaules une cape de laine rude et court, court, dans la nuit froide. Fervent Israé­lite, sa hâte doit être grande de contem­pler le Sau­veur… ou bien, s’empresserait-il comme ceux qui attendent d’un roi quelque faveur ? 

Au seuil de la grotte, il hésite un ins­tant. La lueur dan­sante du falot laisse dis­tin­guer une jeune femme toute blanche, avec un nou­veau-né qui repose dans la man­geoire des ani­maux. C’est bien le signe annon­cé par l’Ange. Azaël va s’é­lan­cer, se pros­ter­ner aux pieds du Maître. Mais quoi ! ado­re­ra-t-il ain­si, les mains vides et sans hom­mage ? D’autres pas­teurs sont entrés, les bras lourds de pré­sents. Hélas ! que trou­ve­ra l’or­phe­lin dans sa mai­son de pauvre ?

Or, voi­ci qu’en la bor­dure de sa tunique — où il la dis­si­mule par crainte des voleurs — le jeune Beth­lée­mite sent tout à coup sa bourse étran­ge­ment pesante. Une pen­sée jaillit de son cœur aus­si­tôt. Il en devient d’une pâleur d’angoisse. 

« Non, pas cela… pas une telle offrande ! Cinq deniers, deux deniers… même un seul… et c’est la for­tune retar­dée, le père de Neï­lah, peut-être, se las­sant d’at­tendre. Oh ! pas cela. » 

Elle avait dit, un jour, la douce fiancée : 

— Si le Mes­sie venait, ô Azaël, il fau­drait lui sacri­fier beau­coup… car il sera le Maître ! 

Oui, les agneaux, le miel et les fines galettes qu’elle vient d’ap­por­ter, sui­vie de deux ser­vantes. Plus que cela, le pain qu’on a pour sub­sis­ter… plus encore la liber­té, la vie, s’il le fal­lait… mais pas, oh ! pas un si fervent amour !

Dans le coin d’ombre où il se croit igno­ré, Azaël s’est écrou­lé sur les genoux. Ses mains gla­cées se crispent au rocher. Mais le regard de l’En­fant-Sau­veur est sur lui. Ce regard, encore voi­lé à la lumière, brûle sa chair comme le feu des sacrifices.

Tout à coup, près de la crèche, Neï­lah doit rete­nir un cri Azaël s’est élan­cé. Ployant à peine le genou, brusque, presque violent, il jette sur le sol un objet lourd qui s’ouvre et fait sau­ter à terre des par­celles de rayons. 

La jeune fille a com­pris. Alors, magni­fique et broyée, auprès des deniers de l’of­frande, elle laisse glis­ser len­te­ment, de son poi­gnet brû­lant où les veines battent trop vite, le bra­ce­let de corne.

Entraî­nant une ser­vante, Neï­lah a quit­té, la grotte. Elle n’a point vu ce long regard dont l’a sui­vie la jeune mère au blanc man­teau. Elle entend seule­ment, dans la nuit, déva­lant la col­line, le pas inégal et pré­ci­pi­té d’un homme : un héros qui revien­drait de quelque vic­toire…. ou bien un fou !

* * *

Au balan­ce­ment ryth­mé de son petit âne gris, Azaël goûte avec bon­heur l’a­pai­se­ment de ses pensées. 

Der­rière, lui, se déroule la longue cara­vane de ces mys­té­rieux Orien­taux dont le séjour à Beth­léem a tant exci­té les curio­si­tés. Ils retournent en leur pays, non point sur la route de l’ar­ri­vée, et Azaël les guide aux che­mins de mon­tagne vers des pistes, plus fré­quen­tées. Car, depuis la consom­ma­tion de son grand sacri­fice, il aime à recher­cher ces emplois cha­ri­tables où se glisse le plus d’offrande. 

Le petit âne s’ar­rête au seuil d’une voie large. Silen­cieux, Azaël indique la direc­tion. Et, devant lui, la cara­vane s’allonge. 

Or, voi­ci que, sur son dro­ma­daire riche­ment har­na­ché, le Grand Mage au teint pâle s’est pen­ché. D’une main large, habi­tuée à com­bler, il jette aux pieds du Beth­lée­mite un objet lourd qui tombe avec des tin­te­ments de promesse.

La cara­vane a dis­pa­ru. Au bord du che­min, age­nouillé dans la pous­sière d’or, Azaël rit, et pleure à la fois de sou­pe­ser une bourse pleine… une bourse plus lourde encore que celle du sacri­fice… et gon­flée comme un fruit bien mûr du figuier.

* * *

Écoute, ô Neï­lah, petite épouse… j’a­vais tant tra­vaillé pour ton amour ! Et, lors­qu’il m’a regar­dé, voi­là que le Mes­sie recueillit tout ce sacri­fice ! Et toi, tu n’as pas refu­sé l’offrande.

« Alors, celui qui éprouve les cœurs a reçu notre bonne volon­té, mais il n’a point vou­lu que dure notre souf­france. Nous serons à lui, ô Neï­lah, et les fils de nos fils… car il est le Maître, le Sei­gneur, à qui l’homme ne peut refu­ser nulle offrande. » 

Neï­lah, l’é­pouse heu­reuse dit en incli­nant son visage : 

— En véri­té, Azaël, nous ne serons qu’à lui, et les fils de nos fils…

C’é­tait en Beth­léem, et le Verbe était appa­ru sur la terre. 

Louise ANDRÉ-DELASTRE.

Vous aimerez aussi :

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.