La Charité.
Le capitaine bourra sa pipe pour prendre le temps de rassembler ses idées, en tira deux larges bouffées, puis nous dit :
« Je me trouvais au Havre un soir de Noël ; il faisait très froid. Les deux lieutenants de la « Provence » et moi avions soupé tard et lentement, pour abréger autant que possible la longueur de la soirée. Tous les trois, anciens élèves des jésuites, tous les trois fanatiques des traditions, nous aurions renoncé à nos galons plutôt qu’à la Messe de minuit, à laquelle les marins ont si rarement l’occasion d’assister. Désœuvrés comme des officiers qui ne sont pas « de quart », nous décrétâmes d’aller faire un bridge au café Tortoni pour passer le temps et attendre minuit.
En traversant la place du Théâtre, nous aperçûmes, sur un banc de pierre, un enfant qui s’était endormi. Il était là sans doute depuis un certain temps, car les plis de sa pauvre petite blouse commençaient à être raidis par le froid. Nous l’éveillâmes doucement. Il se dressa si pâle sous la clarté du bec de gaz que nous pensâmes tout d’abord à le conduire chez un pharmacien. Mais le petit gars, habitué à la misère, était de robuste constitution, et nous comprîmes vite que c’était la faim seule qui l’avait endormi. D’un mouvement instinctif, nous plongeâmes nos mains dans nos goussets pour lui donner de quoi manger. Nous allions lui remettre le produit de notre collecte lorsqu’une idée me vint. Si nous donnons de l’argent à ce petit mendiant, me dis-je, il va certainement le porter à sa famille. Il ne recevra peut-être en échange que quelques croûtes de pain, qui sait… quelques taloches pour n’avoir pas rapporté davantage. Pourquoi donc, pensai-je, le petit Jésus qui passe ce soir chez tous les enfants sages qui ont un foyer ne viendrait-il pas aussi pour ce miséreux ?