Conte de Noël
POURQUOI donc, en ce 24 décembre Daniel montre-t-il un front si grave et un regard tout sombre ? Aurait-il mérité de trouver, le lendemain, ses chaussures vides ? Non, l’Enfant Jésus sait bien que Dani est un bon petit gars…, oh ! un tout petit peu gourmand, un tout petit peu paresseux ; ma enfin, personne n’est parfait, et maman a déclaré que son petit garçon a fait des progrès.

Ce n’est donc ni le remords ni la crainte qui tourmente notre bonhomme. Alors ?… Alors, il a des soucis, ou plutôt « un » souci, un seul, et c’est bien assez, car cet hôte, dans la cervelle de 5 ans, est aussi encombrant qu’un éléphant dans un magasin de porcelaine.
Voici l’affaire :
Tantôt, devant la crèche, tous les membres de la famille ont déposé un spécimen de leurs chaussures ; Bonne-Maman a exigé, en effet, que ses grands enfants tentent leur chance comme le tout petit. Papa et maman, en revanche, ont réclamé la présence d’une des « confortables » de l’aïeule ; la servante Mélanie, elle aussi a été invitée à se faire représenter près de l’Enfant Dieu par une de ses belles pantoufles.
Demain matin, les cadeaux multiples recouvriront, sans nul doute, ce bizarre bataillon, pour la grande joie de tous.
Mais voilà : Dani est, maintenant, un grand garçon ; il sait qu’il est bien plus doux encore de donner que de recevoir, et il a décidé que, cette fois, entre l’Enfant Jésus et la « Villa Rose » (c’est le nom de la villa de Daniel), les dons ne seraient pas à sens unique, mais qu’il y aurait échange de cadeaux.
— Mademoiselle, qu’est-ce que je pourrais bien offrir au Petit Jésus pour son Noël ?

La zélatrice a caressé le minois rose tendu vers elle.
— Donne-lui ton cœur, mon petit homme.
Son cœur…, croit-on, par hasard, que Daniel aurait attendu d’être si vieux — pensez donc, 5 ans aux prochaines violettes ! — pour le donner tout entier à Jésus ? Puisque les grandes personnes sont incapables de lui offrir une idée neuve, il trouvera lui-même.
Ce n’est d’ailleurs pas bien difficile… Sur la table de la chambre se trouve une petite boîte où grand-maman, tante Jeanne, parrain, glissent parfois, à son intention, pièces blanches ou billets. Il parait qu’on appelle ça une tirelire, et qu’en vidant ladite tirelire Daniel pourra obtenir, en échange des pièces et des billets, l’auto à pédales, objet de ses rêves. Eh bien ! adieu, auto…
La tirelire est placée bien en évidence sur le petit soulier ; l’Enfant Jésus en fera ce qu’il voudra ; si, par hasard, la monnaie française n’a pas cours au paradis, il chargera peut-être Daniel de l’envoyer, de sa part, aux missionnaires, pour les petits païens. Ce serait chic d’être le caissier du bon Dieu…

Aux autres, maintenant… Maman, pour elle, c’est tout trouvé, puisque, chaque hiver, elle taille et coud elle-même une chemise, des langes, enfin tout ce qu’il faut pour envelopper le bambino de la crèche qui, ainsi, a bien plus l’air d’un vrai bébé ; puis, lorsque arrive la Chandeleur, les douillets vêtements s’en vont continuer à servir Jésus en la personne d’un enfant pauvre. N’est-ce pas que l’idée est jolie ? Grand-maman… Aurait-elle eu la même pensée que son petit-fils ? Ce matin, elle a déposé près de la crèche la timbale de vermeil de la tante Marie-Ange, une toute petite tante, partie au ciel il y a longtemps… À sa fille qui s’étonnait, grand-maman a déclaré avec un drôle de sourire :
— Je désire que la timbale de Marie-Ange devienne un ciboire dans une pauvre chapelle, mais je n’ai pas le courage de m’en séparer brusquement : laissons-la quelques jours auprès de la crèche.
Jusque-là, tout allait bien : les difficultés commencèrent avec Mélanie. Que pourrait-elle bien offrir ? Son grand couteau à découper ? Non, évidemment… Une jatte de crème au chocolat ? Ce serait mieux, mais comment savoir si l’Enfant Jésus ne préfère pas la crème à la vanille ?… Oh ! une idée :

— Grand-maman, la prunelle des yeux, c’est quelque chose de beau ?
— Beau et précieux, mon mignon, soupire la vieille dame qui, sans lunettes, confondrait Daniel avec Pataud, le chien.
Le petit garçon fait irruption dans le sanctuaire de Mélanie. Il se dirige vers un pot de roses de Noël placé sur l’appui de la fenêtre. Ce matin, alors qu’il gambadait à travers la cuisine, Mélanie ne lui a‑t-elle pas dit : « Ne renversez pas mes roses Noël, j’y tiens comme à la prunelle de mes yeux. »
— Mélanie, vous voulez bien donner vos roses de Noël ?
L’interpellée, aux prises avec une mayonnaise récalcitrante, n’a pas entendu.
— Oh ! cette huile, cette huile… Ne restez pas là, Daniel, vous allez tacher votre beau marin neuf.
Le petit bonhomme vient la tirer par la manche et insiste :
— Je peux les prendre ?

— Prenez tout ce que vous voulez, mon bijou, et allez jouer. Si l’offrande manque d’élan, la faute en est à la mayonnaise.
Reste… papa. Et c’est ici que le souci, le gros souci, le souci-éléphant s’installe dans le cerveau de Daniel. Papa, c’est la puissance, la sagesse, l’autorité… Il faut que le cadeau fait en son nom soit mirifique. La pipe d’écume blonde ? On ne fume pas au paradis, sans doute… Un des livres de la bibliothèque auxquels papa tient tant ?… Si l’Enfant Jésus n’éprouve pas plus de zèle que Daniel pour la lecture, il ne trouvera guère d’agréments à ces gros bouquins sévères, sans images… Alors, quoi ?… Quoi ?… Quoi ?…
Le front sur la vitre, Daniel scrute la nuit, espérant y trouver une inspiration. Une à une, les étoiles s’allument et paraissent le narguer. Il lui semble qu’elles clignotent malicieusement, comme pour se dire l’une à l’autre « Trouvera…, trouvera pas… » Il est si absorbé qu’il n’a pas entendu la porte s’ouvrir.
— Bonsoir, mon trésor.
Papa embrasse son petit garçon, déplie son journal et s’installe dans le grand fauteuil de cuir, près de la cheminée. Daniel reprend le fil de sa songerie. Un mot flotte comme une épave à la surface de ses réflexions… « mon trésor »….
— Maman, qu’est-ce que c’est un trésor ?
— Un trésor, mon chéri, c’est quelque chose de très beau, des objets magnifiques auxquels on tient beaucoup et qui ont une grande valeur.
Daniel ne se savait pas très beau et ignorait qu’il eût « une grande valeur » ; pourtant, puisque papa a dit qu’il était « son trésor »…
1 h. 1/2… Grand-maman, au retour de la messe de minuit, se dirige vers les souliers alignés devant la crèche.
Mon Dieu… qu’est-ce là ?… Elle n’en peut croire ses yeux…
Tout menu, dans sa longue chemise de nuit, la tête posée sur la paille, aux pieds de l’Enfant Jésus dont il semble un petit frère, Daniel dort paisiblement.
Sur sa poitrine, un carré de papier est épinglé. On y peut lire ces mots, tracés d’une grosse écriture encore malhabile : « Pour le petit Jésus, le trésor de papa. »
Et voilà, concluait vingt ans plus tard, au soir d’une émouvante cérémonie d’ordination, le père de l’abbé Daniel, voilà comment j’ai appris que l’Enfant Jésus me demandait de lui donner mon fils.
G. DE CHAMPDENIERS.




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