VIII
Le Christ chez les Tartares, le Christ chez les Chinois
Un archevêque à Pékin (XIIIe-XVIe siècles)
Déployez une carte de l’Europe et de l’Asie : regardez, au nord de la Chine, la Mongolie. Les Tartares, à la fin du XIIe siècle, partirent de là, en vue de devenir les maîtres du monde. Avec Gengiskhan, ils conquirent d’abord l’Asie, depuis Kambalik, la grande cité chinoise, qu’on appelle aujourd’hui Pékin, jusqu’à Tiflis et jusqu’au Caucase ; et puis une partie de la Russie jusqu’au Dnieper. Quinze ans plus tard, ils prenaient Kiew, ravageaient la Silésie, la Hongrie ; la France même tremblait. Les pêcheurs n’osaient plus se risquer sur la côte anglaise. « Les neuf queues blanches de l’étendard mongol toujours victorieux » allaient, disait-on, balayer l’Europe. En 1242, on constata qu’ils faisaient retraite, leur empereur étant mort au cœur de l’Asie. Alors sur les routes d’invasion qu’eux-mêmes avaient tracées, des religieux s’engagèrent ; ils suivirent ces routes en sens inverse, pénétrèrent en Asie comme missionnaires. Ces religieux, c’étaient des Moines Mendiants ; ne possédant rien sur terre, ils étaient libres, pleinement libres de courir le monde pour Dieu. Les uns, fils de saint Dominique, se souvenaient que leur fondateur avait toujours rêvé de parler du Christ aux païens des bords de la Volga. Les autres, fils de saint François d’Assise, se souvenaient que leur fondateur avait prêché devant le sultan d’Égypte et qu’il s’était offert à passer par un brasier pour affirmer la vérité du christianisme ; ils se souvenaient que sept franciscains s’étaient rendus à l’ouest du bassin méditerranéen, au Maroc, et qu’ayant persisté, malgré tous les châtiments, à annoncer le Christ sur les places publiques, ils avaient fini par être martyrs.
C’est en pleine Asie, maintenant, que sur l’ordre de la Papauté, des dominicains et des franciscains allaient porter la parole chrétienne, et bientôt ils formeront une compagnie spéciale de missionnaires, « la Compagnie des voyageurs pour le Christ. » Les Tartares passaient pour tolérants ; de tels voyageurs pouvaient donc les aborder. Jean de Plan-Carpin, un franciscain d’allure massive, dont l’obésité gênait les chevauchées, enfourcha quand même une monture pour s’en aller, en 1246, plus loin que la Caspienne, plus loin que le lac Baïkhal, jusqu’à la Horde-d’Or, résidence du grand khan Guyuk. Il trouva là des païens, des musulmans, des bouddhistes, et des gens aussi qui croyaient au Christ, mais dont les ancêtres s’étaient, huit cents ans plus tôt, détachés de l’Église de Rome, parce qu’ils se refusaient à admettre que la Vierge Marie fût Mère de Dieu. On les appelait les nestoriens. Quel magnifique auditoire pour un missionnaire ! Mais le khan Guyuk, à qui il remit une lettre du pape, le renvoya avec une réponse assez hautaine, et Plan-Carpin n’eut qu’à reprendre la route de l’Europe.
Celui qui, là-bas, fit vraiment acte de missionnaire, ce fut un autre franciscain, Guillaume de Rubrouck, expédié en 1253 par le roi saint Louis. Il passa six mois à la Horde-d’Or, où le grand khan, alors, avait nom Mangou. Ce souverain semble avoir pensé que tous les « bons dieux » étaient bons, ce qui permet toutes les superstitions, et ce qui n’impose aucune doctrine ni aucune contrainte. Il s’amusait à faire discuter Rubrouck publiquement avec les représentants des diverses religions. Le moine, en cet étrange monde, ne se sentait pas complètement isolé, car il y avait là quelques catholiques, un Hongrois et sa femme, emmenés captifs, sans doute, lors du passage des Tartares en Hongrie, et puis un ancien orfèvre de Paris, un nommé Guillaume Boucher, qui était venu se mettre au service du grand khan : le dimanche des Rameaux de 1454, ces Européens, fils spirituels du pape de Rome, firent avec le franciscain un cordial dîner. Rubrouck, parfois, causait personnellement avec le grand khan, et bientôt il écrira, avec une exquise humilité : « Peut-être l’aurais-je converti si j’avais pu opérer les merveilles de Moïse à la cour de Pharaon. » Un jour, Mangou lui remit une lettre pour saint Louis, et le moine regagna l’Europe en portant au saint roi, aussi, les compliments de Guillaume Boucher. Il aurait aimé pouvoir annoncer au roi de France que les Tartares consentaient à s’allier aux forces militaires de l’Europe chrétienne pour enserrer, comme entre les deux pinces d’une tenaille, les musulmans qui occupaient la Palestine, les musulmans qui régnaient là où le Christ était mort, et pour les expulser ; mais les Tartares de l’Asie occidentale, quoique prêtant une certaine attention à ces possibilités d’alliance, n’avaient pu s’y décider, et bientôt ils embrasseront la foi de Mahomet.