Ce jour-là il n’y avait pas d’école, pour cette bonne raison que c’était le jeudi et, qui plus est, le Jeudi-Saint.
Il faisait un joli temps et ne croyez pas que ce soit pour allonger mon histoire que je me mets à vous parler de la pluie et du beau temps. Pas du tout. Il y a des cas où l’on peut dire : le temps n’est pour rien dans l’affaire, mais, ici, le temps y est pour beaucoup. Car, et vous le comprenez, si le temps avait été mauvais il y a bien des chances que je n’aurais pas promené mes rhumatismes par les chemins, au risque de rentrer trempé, guené, comme on dit chez nous, sans un fil de sec sur le dos. Si le temps n’avait pas été joli, René Gaillou non plus ne serait pas sorti, ses parents ne l’auraient pas laissé, pour promener ses cochons…
Allons bon, voilà le gros mot lâché ! Il m’en coûtait de l’écrire. Il est écrit, tant pis ; le papier supporte tout ; oh ! et puis, nous ne sommes plus au temps, combien lointain, de ma très tendre enfance, où l’on nous enseignait — c’est le Frère, le cher Frère Onésimus qui nous apprenait ces délicatesses littéraires — que l’on ne dit pas : un cochon, mais l’animal qui se nourrit de glands, ou encore l’habillé de soie. De nos jours, voyez-vous, cette engeance s’est tellement répandue par le monde que son nom a fini par s’imposer aux honnêtes gens que nous sommes vous et moi, par la grâce de Dieu.
Donc, par un temps joli, René Gaillou était allé promener ses cochons. Et puis quand vous saurez de quelles bêtes mon René Gaillou était, de par ses parents, constitué gardien et pasteur, vous n’aurez plus envie de rire, mais vous vous sentirez saisi par les sentiments de la plus vive admiration. Je vous avoue que jamais je n’ai mis les pieds dans un Comice agricole — c’est une lacune dans mon éducation, — mais en serais-je un habitué que jamais je n’aurais rien vu de plus beau, dans l’espèce, que les cinq cochons que menait paître René Gaillou.
L’on m’a toujours dit qu’une narration bien conduite devait se présenter dans un cadre. Et il est de toute nécessité, cela se conçoit aisément, que vous sachiez dans quel pays évoluent notre pasteur et son troupeau. Le plus joli paye du monde ! Tenez, détournez-vous. Vous voyez là-haut, montant dans le ciel bleu comme un doigt ganté de blanc, le Montaigu ; et à gauche, voyez-vous le dôme majestueux de la Dent du Midi ? Voyez-vous ? Et toute cette féerie des neiges irisées qui se profilent à l’horizon et se confondent là-bas avec la brume des nuages ! Baissez un peu les yeux ; apercevez-vous les ruines de l’altier château de Mauvaisin ? Elles sont bleues ce matin, elles seront grises à midi, ce soir elles se coloreront de rose. Rien de plus coquet que les montagnes, elles changent de parure cent fois le jour. Et Tournay, dans ce coin, qui groupe ses maisons autour de son clocher pointu ! Laissez vos regards suivre le cours de l’Arros et se reposer sur les collines dont les chênes gardent les teintes neutres de l’hiver, sur ces prairies qui reverdissent et d’où s’élèvent les larges écrans des peupliers qu’a touchés déjà le printemps, sur ces labours aux tons de rose fané. Parmi tout cela, des villages avec une église blanche au clocher bleu d’ardoise.
C’est en contemplant toutes ces merveilles, que je m’en allais, flânant, sur la route de Peilhaube. En main j’avais un livre qui ne me servait guère et sous le bras le compagnon des hommes prudents, je veux dire le parapluie.
Et c’est alors que je rencontrai René Gaillou d’une part, et d’une autre, son troupeau. Lui, venait par derrière, une badine à la main. Eux allaient par devant, le groin tendu vers le ruisseau, trottinant de belle allure, piétinant en goujats de véritables tapis de violettes poussées aux pieds des prunelliers fleuris. Ils étaient cinq. Tous de même taille, tous habillés de même, de belles bêtes de vingt mois au moins.