XIX
« Mon supérieur, le Père Dehon, m’envoie fonder une mission au centre de l’Afrique, disait en 1897 le Père Gabriel Grison, des prêtres du Sacré-Cœur de Saint-Quentin ; je l’ai toujours désiré ; mais comment ferons-nous ? Nous n’avons ni hommes ni argent. » Il partit avec un billet d’aller et retour, offert par l’État indépendant du Congo.
Le coupon de retour ne devait point être utilisé ; le Père Grison resta là-bas. Dès Noël 1897, dans une installation de fortune, à quelques kilomètres en aval de Stanleyville, il célébrait devant cinq blancs et deux cents noirs la première messe de minuit qui eût jamais été murmurée dans ces régions ; et le lendemain matin, seul dans la forêt, méditant et priant, il lui semblait entendre, « dans le lointain de l’avenir, les cloches sonner à toute volée et appeler les pauvres tribus noires à la grande solennité de Noël ! »
Bien vite, il se familiarisait avec les noirs, s’en allant, de hutte en hutte, jeter dans leurs marmites d’amicales pincées de sel, et les grondant, mais pas trop fort, lorsque parfois, la nuit, ils venaient vociférer autour de sa tente en l’honneur de la lune. Parmi eux, il y avait des cannibales, des mangeurs de cadavres ; il fallait lutter contre cette barbarie. Le Père, un jour, voyait survenir deux noirs : le premier avait vendu sa femme au second, pour que celui-ci la mangeât ; et l’acheteur, une fois repu de cet épouvantable menu, refusait de payer. Voilà la terre de sauvagerie où les Prêtres du Sacré-Cœur allaient implanter la tendresse du Christ et révéler aux hommes la dignité de l’homme.
De jeunes esclaves furent rachetés, un orphelinat se fonda. Puis, çà et là, des fermes-chapelles s’ouvrirent, où des catéchistes groupaient la population et la préparaient à l’arrivée du missionnaire nomade. « Nous voulons marcher sur le chemin frais, non sur le chemin de feu, » disaient les noirs ; le premier de ces chemins, pour eux, c’était la route du ciel, et le second la route de l’enfer. Leur choix était fait ; ils optaient pour le premier. Et d’année en année, le T. R. P. Dehon expédiait là-bas de nouveaux missionnaires en pâture au labeur, en pâture à la mort. En douze ans, treize succombèrent. Parfois quelque vieille pirogue, avec laquelle de leur vivant ils avaient affronté les rapides du fleuve Congo, fournissait, lorsqu’ils étaient morts, le bois nécessaire pour fabriquer leur cercueil.