Un coup de vent

Auteur : Dulac, O. | Ouvrage : Et maintenant une histoire I .

Temps de lec­ture : 11 minutes

Le
[1]

Le bureau du directeur de l'écoleMon­sieur Davis, direc­teur de l’ Saint-Michel, est un homme d’une cin­quan­taine d’an­nées. Grand et maigre, il se tient très droit, le buste un peu pen­ché en arrière. Son regard bleu, très bon, qui sait lire dans les âmes d’en­fants, est direct et ferme : il rap­pelle la lueur d’une lame d’a­cier. Toute la vie, il a don­né l’exemple des ver­tus qui font les hommes droits et intègres. Aimé et res­pec­té par ses élèves comme par leurs parents, il a aus­si l’es­time des autres pro­fes­seurs qui recon­naissent sa supériorité.

M. Davis vient de quit­ter sa table de tra­vail. Sur son bureau encom­bré de livres et de papiers, des feuillets cou­verts d’une fine écri­ture sont dis­po­sés en piles ordon­nées. Il a un der­nier regard sur le tra­vail qu’il vient d’a­che­ver et se dirige vers la porte.

Quelques secondes plus tard son pas lent et régu­lier fait réson­ner les marches de pierre du vaste escalier.

* * *

Le bureau reste vide pen­dant quelques ins­tants, puis un pas léger se fait entendre et un coup dis­cret est frap­pé contre la porte. Celle-ci, sans doute, n’é­tait qu’im­par­fai­te­ment fer­mée, car ce heurt si faible suf­fit pour l’en­trou­vrir. Un visage d’en­fant se montre par l’entrebâillement.

Deux yeux fure­teurs font le tour de la salle vide et la tête bou­clée se retire. Mais, d’un geste mal­adroit, le jeune gar­çon a pous­sé davan­tage le bat­tant et un cou­rant d’air s’é­ta­blit avec la fenêtre ouverte. Les papiers pla­cés sur le bureau s’en­volent et tour­billonnent par la chambre.

Jean Ver­dier s’en aper­çoit et rentre pré­ci­pi­tam­ment dans le bureau direc­to­rial. Il court après les feuillets épars qu’il remet en pile sur la table. Machi­na­le­ment son regard s’est posé sur celui qu’il tient.

Il lit : com­po­si­tion pour le mer­cre­di 18 novembre. Les lignes dansent devant ses yeux.

« Mais… mais c’est le sujet pour la com­po­si­tion de cet après-midi. »

Pré­ci­pi­tam­ment, il repla­ça le papier sur les autres et recu­la jus­qu’à la porte. Mais il ne la fran­chit pas tout de suite. Il conti­nua à fixer le petit car­ré blanc de tous ses yeux : le sujet de la com­po de français…

Il n’é­tait pas très fort dans cette branche ou plu­tôt assez lent à réus­sir et à clas­ser ses idées. Les règles de gram­maire, il arri­vait à se mettre d’ac­cord avec elles, mais le style lais­sait sou­vent à dési­rer. Jean son­geait qu’il avait devant les yeux et presque sous la main le moyen de réa­li­ser un devoir de tout pre­mier ordre et d’ob­te­nir une très bonne note.

C’est maman et papa qui seraient contents s’il obte­nait une bonne place.

Sa conscience aler­tée pre­nait la contre-par­tie de ces sug­ges­tions mau­vaises : seraient-ils contents de savoir que leur petit Jean devait cette bonne place à une action malhonnête ?

« Mal­hon­nête… C’est beau­coup dire. Si je jette un coup d’œil sur ce billet per­sonne ne le sau­ra… Et puis, je ne l’ai pas cher­ché… C’est le hasard. »

Tout en rai­son­nant de la sorte, Jean était reve­nu jus­qu’à la table, comme irré­sis­ti­ble­ment atti­ré. Il lut­ta encore quelques secondes, puis, croyant entendre quel­qu’un appro­cher, avi­de­ment, il par­cou­rut la feuille du regard et s’en­fuit comme un coupable.

Sujet de la composition : Télémaque arrive sur l'Ile de CalypsoPen­dant la récréa­tion, Jean Ver­dier, contrai­re­ment à son habi­tude, ne s’est pas joint à ses cama­rades pour de bruyantes par­ties de barres ou de bal­lon. A l’é­cart, seul et pré­oc­cu­pé, il arpente le préau dans toute sa lon­gueur et réfléchit.

« Racon­ter le débar­que­ment de Télé­maque dans l’île de Calyp­so. Des­crip­tion de l’île. Impres­sions des voyageurs. »

Pro­fi­tant de l’i­nat­ten­tion du sur­veillant, Jean a sor­ti de sa poche son « Télé­maque » qu’il a eu soin d’emporter et se plonge dans la lec­ture du voyage du fils d’U­lysse. Il s’en imprègne et finit par s’i­den­ti­fier avec le héros.

Il ne prête plus aucune atten­tion à ce qui l’entoure.

Un de ses bons cama­rades s’approche :

« Tu ne joues pas, Jean ?

— Non, j’étudie.

— En voi­là une idée. La récréa­tion est faite pour s’a­mu­ser, les heures d’é­tudes pour tra­vailler. Allons, viens, ou sans cela tu ne pour­ras rien faire de bon cet après-midi. »

Jean se laisse entraî­ner, mais il n’a guère sa tête au jeu. Il laisse les autres cou­rir et oublie de rat­tra­per le bal­lon quand il passe à sa por­tée, ce qui lui attire les reproches de ses par­te­naires en des termes imagés.

* * *

A mesure que l’heure de la com­po­si­tion approche, de plus en plus Jean se sent la conscience mal à l’aise.

Il vou­drait bien à pré­sent n’a­voir pas lu le mal­heu­reux papier, et sur­tout n’a­voir pas relu Fénelon.

Depuis cet ins­tant, le sujet du fameux devoir de style n’a pas quit­té sa pen­sée et il a dans la mémoire tous les points de sa rédac­tion. Les phrases se forment d’elles-mêmes et il sait bien qu’il n’au­ra qu’à lais­ser cou­rir sa plume pour exé­cu­ter un de ses meilleurs devoirs, ce qui lui vau­dra sans doute une des pre­mières places. Oui, mais voi­là… Aura-t-il droit à ce classement ?

S’il appre­nait le sujet en même temps que les autres, il ne ferait, comme à l’ac­cou­tu­mée, qu’un tra­vail très quel­conque, trop hâtif et man­quant de réflexion, se fiant uni­que­ment à sa mémoire qui n’est pas très fameuse.

Tan­dis que cette fois-ci, il est bien et tout fraî­che­ment docu­men­té. Oui, mais vis-à-vis de ses cama­rades n’est-il pas un « tri­cheur » ? Si ceux-ci connais­saient son action, que lui diraient-ils et en tout cas que penseraient-ils ?

Ce qu’il sent lui-même, sans aucun doute.

Et puis, Jean qui n’a jamais men­ti sait qu’il se ment à lui-même et que les autres peuvent blâ­mer sa conduite ; lui, se mépri­se­ra, et plus la place usur­pée sera belle, plus il aura de remords.

A pré­sent, le fait d’a­voir cédé à la ten­ta­tion et d’a­voir lu le sujet de com­po­si­tion lui paraît être une action vrai­ment mal­hon­nête. Il se sent une âme de cou­pable. Il se rap­pelle les rudes sen­tences de son père, un homme droit par excellence.

« Celui qui dérobe un mor­ceau de sucre étant enfant, vole­ra de l’argent quand il sera un homme. »

« S’il ment pour s’ex­cu­ser ou par jeu, il ne recu­le­ra pas devant un faux témoignage. »

« On ne tran­sige pas avec sa conscience. »

« Ce qui est bien est bien, ce qui est mal est mal. Il n’y a pas de demi-bien, ni de demi-mal. »

* * *

Pen­chés sur leurs pupitres, le sty­lo entre les doigts, les trente-sept gar­çons de la classe écrivent avec application.

Jean a rele­vé la tête en reje­tant une mèche blonde qui voile son regard. D’un geste éner­gique, il réduit en boule la page qu’il vient d’é­crire, la serre dans son poing cris­pé et enfouit le tout dans sa poche.

Le frois­se­ment du papier fait se retour­ner deux ou trois visages éton­nés qui aus­si­tôt reprennent leurs mines appliquées.

La réso­lu­tion de Jean est prise : « Je ren­drai ma page blanche. Assu­ré­ment, c’est dur. Je serai le der­nier ou pas clas­sé du tout. Papa et maman auront de la peine et croi­ront que je n’ai pas tra­vaillé. Mais je me rat­tra­pe­rai aux autres com­po­si­tions et toute l’an­née je me char­ge­rai de les détromper. »

P. L. Martin des Amoignes - En Classe, 1886

Fort de ses bonnes réso­lu­tions, il s’est croi­sé les bras et regarde au loin devant lui : « Tant pis, c’est décidé. »

Au pupitre voi­sin du sien, son cama­rade le voyant inac­tif lui donne une légère bour­rade, sans pro­non­cer une parole, car le sur­veillant est intrai­table sous le rap­port de la discipline.

Le regard de cet ami parle pour lui.

« Dépêche-toi de recom­men­cer, semble-t-il dire, tu n’au­ras jamais fini à temps. »

Jean hausse les épaules, tan­dis qu’in­té­rieu­re­ment, il pense : « C’est dur, par­fois, d’être honnête. »

Tout à coup, la porte de la salle d’é­tudes s’est ouverte. Le direc­teur pénètre tan­dis que dans un mou­ve­ment spon­ta­né les trente-sept élèves se sont levés.

M. Davis a gagné la chaire que lui cède avec défé­rence le surveillant.

« Asseyez-vous, mes enfants. Ces mots sont pro­non­cés len­te­ment, tan­dis que le regard clair semble vou­loir lire dans tous les yeux fixés sur lui.

Les enfants n’osent émettre un chu­cho­te­ment, mais ils grillent d’ap­prendre ce que M. Davis peut avoir à leur communiquer.

Un long silence plane sur la classe atten­tive. Enfin, le direc­teur parle :

« Mes enfants, j’ai la cer­ti­tude que quel­qu’un a péné­tré dans mon bureau pen­dant mon absence, et je crois, sans oser l’af­fir­mer tou­te­fois, que cette per­sonne a eu connais­sance du sujet de com­po­si­tion que vous trai­tez en ce moment. »

Des « oh ! » et des « ah ! » étouf­fés ponc­tuent cette phrase.

« Je ne veux pas essayer de décou­vrir le cou­pable, ni de lui deman­der de s’ac­cu­ser lui-même, mais dans l’in­té­rêt de tous, je vous pro­pose un autre sujet.

— Oui, oui… mer­ci Monsieur. »

histoire de l'honnêteté en classe : Cour de récréation de l'écoleLe direc­teur a fait un signe, le silence retombe.

« Vous allez prendre une courte récréa­tion. Votre sur­veillant vous don­ne­ra le sujet et vous vous remet­trez au tra­vail comme si de rien n’é­tait. Vous pou­vez sor­tir. En rangs, s’il vous plaît. »

Les enfants ont gagné la cour.

Dehors, l’in­ci­dent est copieu­se­ment com­men­té. Des groupes se forment et se dis­loquent au cla­que­ment de mains du sur­veillant qui ordonne : « Cou­rez, ne res­tez pas immobiles. »

Dix minutes plus tard, les gar­çons sont à nou­veau pen­chés sur leurs feuilles blanches.

Le nou­veau sujet est : « Écrire une lettre à un parent ou à un ami pour lui faire part de vos impres­sions de ren­trée et de vos réso­lu­tions scolaires. »

Jean écrivant son devoir à l'écoleLe voi­là le sujet rêvé ! Quel beau tra­vail Jean va pou­voir faire. A pré­sent, il ne cherche pas ses phrases : elles semblent venir se pla­cer d’elles-mêmes sous sa plume.

Ses réso­lu­tions scolaires ?

Elles se résument en trois mots : tra­vail — appli­ca­tion — loyauté.

Cette fois, son cama­rade n’a pas besoin de secouer Jean Ver­dier pour le rap­pe­ler à l’ordre. Sa plume court, court sur le papier. Il la sent légère, légère comme son cœur.

Il ne sait encore quelle place il obtien­dra, mais il l’au­ra gagnée celle-là et bien gagnée. Il aura le droit d’être fier de son travail.

Et quelle joie sera la sienne quand son père, met­tant la main sur son épaule, pro­non­ce­ra gra­ve­ment, avec un de ces regards qu’on n’ou­blie pas :

« Je suis content de toi, mon Jean. »

O. Dulac.

  1. [1] Le hui­tième com­man­de­ment interdit :
    le faux témoi­gnage et le par­jure, le men­songe, dont la gra­vi­té se mesure à la défor­ma­tion de la véri­té réa­li­sée, aux cir­cons­tances, aux inten­tions du men­teur et aux dom­mages subis pas ses victimes ;
    le juge­ment témé­raire, la médi­sance, la dif­fa­ma­tion, la calom­nie, qui dimi­nuent ou détruisent la bonne répu­ta­tion et l’honneur aux­quels toute per­sonne a droit ;
    la flat­te­rie, l’adulation et la com­plai­sance, sur­tout si elles ont pour but des péchés graves ou le consen­te­ment à des avan­tages illi­cites. Toute faute com­mise contre la véri­té oblige à répa­ra­tion si elle a cau­sé du tort à autrui.
    Source : Com­pen­dium du Caté­chisme de l’É­glise catho­lique

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