XXIII
Le père Damien, lépreux
Ravagée par le mal, illuminée par la sainteté, la physionomie du Père Damien resplendit dans la belle galerie des apôtres Picpuciens de l’Océanie.
La lèpre est une terrible maladie : elle ronge les corps de ceux qui la gagnent et les fait mourir lentement. En Europe elle a presque complètement disparu ; il n’en est pas de même dans les autres continents. L’Asie, l’Afrique, l’Océanie sont ravagées par ce fléau ; et jusqu’ici on n’a pas trouvé le moyen de guérir la lèpre. On ne peut que la soigner, en calmer les douleurs. Mais les pauvres malades, que fait-on pour eux ? On les sépare du reste des hommes ; on les parque dans des lieux isolés, des îles ; et désormais défense leur est faite de sortir de leur exil. Au moyen âge, aussi, on les isolait : ils ne pouvaient approcher des bien portants, de crainte de l’affreuse contagion. Mais alors ils n’étaient pas seuls, ils avaient Dieu ; ils lui offraient leurs souffrances, ils souffraient avec Celui qui a tant souffert pour nous.
Les infortunés lépreux de l’île de Molokaï, l’une des îles Sandwich, ne connaissaient guère Dieu que pour le blasphémer, lorsque le Père Damien leur fut envoyé par ce même Dieu, en 1873, pour transformer leurs malédictions en prières. On avait formé un premier convoi de lépreux, absolument comme on aurait déporté des criminels dans la partie de l’île qui leur était réservée. Le sol était fertile ; l’administration pensait qu’ils y trouveraient, en dehors des vêtements qu’elle leur fournissait, tout ce qui était nécessaire à la vie. On n’avait pas même pensé à leur bâtir un hôpital. D’autres convois suivaient, à mesure que la maladie se développait aux îles Sandwich. Le désespoir de ces pauvres gens, qui n’avaient pas la moindre consolation spirituelle dans leur malheur, engendrait la haine ; ils se battaient entre eux, les plus forts écrasaient les plus faibles, et en sept ans près de la moitié des lépreux étaient morts. Une âme compatissante écrivait : « Si un noble prêtre chrétien, si une sœur, avaient l’inspiration d’aller là, et de sacrifier une vie pour consoler ces pauvres gens, ce serait une âme royale, digne de briller à jamais sur un trône dressé par l’amour humain. » Et les quelques lépreux catholiques de Molokaï (la plupart étaient païens ou protestants) réclamaient, eux aussi, un prêtre.
Joseph de Veuster était fils de fermiers, établis non loin de Malines. A l’âge de dix-huit ans, il sentit en lui la vocation d’aller rejoindre chez les Picpuciens de Louvain son frère aîné, qui, sous le nom de Frère Pamphile, se préparait à être prêtre. Très humble, Joseph se contentait de devenir Frère de chœur, sous le nom de Frère Damien ; mais, instruit par son aîné, remarqué par ses supérieurs, on l’envoyait bientôt au séminaire d’Issy, près Paris. Tandis qu’il étudiait au séminaire, Pamphile reçut l’ordre de ses supérieurs de s’embarquer pour les îles Sandwich. Gravement malade d’une fièvre typhoïde, Frère Pamphile dut renoncer à l’apostolat qu’on lui proposait. Frère Damien, informé de la chose, écrivit à Louvain pour supplier qu’on l’acceptât à la place de son frère. Il fut agréé, envoyé à Mgr Maigret, vicaire apostolique de l’archipel.
Deux mois plus tard, Mgr Maigret l’ordonnait prêtre. Joseph de Veuster était désormais le Père Damien. Un certain nombre de Picpuciens étaient déjà là. Mgr Maigret demanda que l’un d’entre eux se consacrât à l’apostolat des lépreux. « Je suis prêt ! » s’écria le Père Damien. Six jours plus tard, il débarquait dans l’île de Molokaï, à peu près aussi dénué de tout que ses futurs paroissiens. Dans la pensée de Mgr Maigret, il ne devait passer que quelques semaines à Molokaï ; mais c’était sa vie entière que le Père Damien entendait consacrer aux lépreux. Vivre de leur vie, comme eux n’avoir comme abri qu’un toit de feuillage, partager leur nourriture, mais aussi panser de ses mains leurs plaies qu’il baisait, les servir en toutes choses, les consoler, les aimer, et, ainsi, arriver à donner leurs âmes à Dieu !
Les aimer ! N’est-ce pas ainsi que Jésus attirait les pécheurs vers sa miséricorde ? Et pourtant, ces lépreux n’étaient guère aimables. Ils passaient leur temps à boire, à danser la « hula » ; ils se livraient aux pratiques de la sorcellerie, et tous les vices leur étaient familiers. Mais aussi, dans quel état de misère les trouva le Père Damien ! Les tempêtes renversaient leurs huttes de feuillages ; et sans abris, sans couvertures, ils couchaient sous la pluie. Le Père Damien réclama du bois de charpente des autorités ; et, donnant lui-même l’exemple avec une équipe de jeunes lépreux, il se fit menuisier, charpentier, architecte. En le voyant si bon, si simple, si compatissant, peu à peu les lépreux s’apprivoisèrent. Il entrait dans leurs cases, pour consoler les mourants ; il avait des paroles d’espérance pour les vivants, et beaucoup, venant à lui, l’écoutaient parler de Dieu. Il était leur frère en Jésus-Christ ; vint un jour où il fut leur frère en souffrance. Le Père Damien avait gagné la lèpre. Et il remerciait Dieu de pouvoir dire : « nous autres lépreux, » comprenant combien, plus que ses paroles, son exemple pourrait apprendre à ses compagnons de douleur ce que la souffrance supportée en union avec les souffrances du Christ enfermait de consolations et même de joies. Et tandis que sa chair, à lui aussi, s’en allait en lambeaux, il avait dès ici-bas la récompense de voir les conversions se multiplier autour de lui. Lorsque enfin il succomba après seize ans de martyre, Molokaï, cité du désespoir lorsqu’il y était arrivé, était la plus religieuse des îles Sandwich, avec une église assidûment fréquentée ; dans Molokaï civilisée, presque riante, les hommes avaient appris, ou réappris, la prière et le travail. Sa dernière joie avait été l’arrivée de trois Sœurs Franciscaines qui venaient prodiguer leurs soins aux chers lépreux du Père Damien.
Lorsqu’il sut leur arrivée, il s’écria : « C’est mon Nunc dimittis ; maintenant je peux mourir, l’œuvre est assurée. » Depuis, d’autres Picpuciens continuent l’apostolat du Père Damien, et le culte de sa mémoire, toujours aussi vivant, se transmet de génération en génération.
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