Premier commandement[1]
À l’ombre des monts Atlas, juste à l’endroit où ils se rencontrent avec les flots bleus, Salsa naquit. Certes, l’événement passa bien inaperçu dans la grande ville ; la tribu berbère elle-même n’y prêta pas grande attention ; seule la maman, penchée sur le petit être qui venait d’ouvrir ses yeux sur le monde, cherchait à percer le mystère de cette vie commençante : que deviendrait Salsa ? que ferait-elle ?
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Nous sommes aux premiers siècles du christianisme. Après de nombreuses persécutions, une ère de paix règne enfin ; les apôtres du Christ parcourent le pays en tous sens, prêchant et enseignant à tous la douceur de la loi de charité. Peu à peu, les temples ont été délaissés, les faux dieux abandonnés, et maintenant tout cela s’amoncelle en un immense tas de ruines ; le culte de l’Empereur lui-même a été abandonné. À de rares exceptions près, la population ne voulait rendre hommage qu’au seul vrai Roi du monde le Christ Jésus.
Mais si les yeux se portaient sur les monts qui entouraient la cité, ils pouvaient encore y voir un temple élevé à la gloire d’un dragon d’or qui comptait, au sein des tribus berbères de la ville, de nombreux serviteurs, parmi lesquels se plaçaient les parents de la petite Salsa.
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Les années ont passé. Salsa, la jolie païenne, va avoir quatorze ans. Petite, menue et vive comme une gazelle, la jeune Berbère, depuis quelques jours, interrompt ses courses sur la plage pour écouter, assise sur le sable chaud, un homme mystérieux venu de l’Est. L’auditoire est nombreux et augmente chaque jour. Salsa, depuis des jours et des jours, suit fidèlement les enseignements de cet homme qui parle de choses si belles avec tant de flamme. Et la petite fille voulut connaître davantage Celui au nom duquel l’homme disait être venu.
Ce que découvrit alors Salsa lui sembla si merveilleux qu’un beau matin tout baigné de soleil, la petite Berbère renonça pour toujours à l’idole grimaçante du temple de la montagne.
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Ce soir-là, la lune, telle une immense lanterne japonaise, illuminait toute la colline. C’était jour de liesse et l’on préparait de grandes réjouissances : cette nuit toutes les tribus païennes se rendraient au temple pour y adorer l’idole à tête d’or.
Salsa savait bien qu’elle ne pourrait se dérober à cette cérémonie. Ses parents, après bien des hésitations, l’avaient laissée se convertir au christianisme ; mais ils ne toléraient pas qu’elle restât seule au village en ce jour de fête, et force fut donc à Salsa de monter sur la colline.
Elle vit sacrifier les animaux et monter dans le ciel la fumée épaisse des viandes brûlées ; elle respira l’âcre odeur du sang qui découlait en rigoles des autels ; elle vit se dérouler les danses qui agitaient la foule au son d’un tam-tam assourdissant et assista, le cœur rempli d’une tristesse profonde, aux beuveries qui plongèrent les hommes ivres dans un profond sommeil.
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La lune était déjà haute dans le ciel ; on n’entendait plus que le choc sourd des vagues contre les rochers et, sous les rayons blafards de l’astre de la nuit, l’idole grimaçait sur la foule endormie ; dans le cyprès voisin, une chouette poussa un hululement lugubre.
Salsa, écœurée par le spectacle auquel elle vient d’assister, ayant encore devant les yeux les scènes horribles qui se sont déroulées, se lève doucement, examine les dormeurs et, du fond de son cœur, la petite chrétienne adresse à Dieu une fervente prière. Quelle résolution vient-elle donc de prendre ?
Avec précaution, Salsa s’approche de l’idole ; la voici tout près de la tête jaune. Comment ose-t-elle s’approcher ainsi ? Toucher l’idole, n’est-ce pas profanation de la part d’une femme ? Si on la voyait ? Salsa ne pense pas au danger qui la menace ; dressée sur la pointe des pieds, elle atteint la tête du dragon. Oh ! comme elle est pesante ! Qu’importe ! Enjambant les corps allongés à même le sol, la petite fille, tenant son fardeau dans ses deux bras repliés, s’en va doucement, tout doucement jusqu’à la falaise et là, dépose l’horrible masque.
Personne n’a bougé ; le calme est toujours aussi profond. Salsa revient vers le temple, et là, rassemblant toutes ses forces, elle s’empare de la statue d’airain.
Pour la seconde fois, elle enjambe les dormeurs et quelques secondes plus tard le dragon gît au bord de l’abîme aux flots grondants.
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Un bruit épouvantable réveille les gardiens du temple tandis que sous la poussée de Salsa le dragon va se briser pour jamais sur les rochers avant d’être englouti dans les flots.
Une foule grondante, hurlante, entoure maintenant la petite fille. Vaillamment, forte d’une force inconnue, elle fait face à ceux qui la couvrent d’injures et de crachats.
« Oui, j’ai jeté votre dragon à la mer : ce n’est qu’une horrible idole ; une race libre n’adore pas de tels dieux ; un seul mérite d’être adoré, c’est le Dieu des Chrétiens ; Lui seul doit régner ! Pourquoi ne voulez-vous pas connaître sa Loi, cette Loi que le Christ est venu apporter au monde, il y a trois cents ans à peine ? »
Un instant les hommes se sont tus devant tant d’audace, puis la violence a fait place à l’étonnement. Salsa est saisie brutalement, lapidée, traînée jusqu’au bord de l’abîme où elle vient de précipiter le dragon. Alors, dans un accès de colère et de sauvagerie, la foule réclame la mort pour celle qui a osé un pareil geste.
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Un corps qui tournoie dans le vide… un bruit étrange à peine perceptible dans le grondement de la mer… et Salsa disparaît dans l’abîme alors que la foule, encore frémissante d’indignation et augurant les pires désastres puisqu’elle n’avait plus son dieu, redescendait la montagne au temple désormais inutile.
Des jours et des jours Salsa fut bercée par les vagues, sa longue chevelure brune dénouée semblant la protéger contre les chocs des roches.
Et puis, un matin, la tempête se leva ; un navire, au large, était en perdition ; le capitaine avait eu un songe étrange : il fallait, lui avait-il été révélé, repêcher le corps d’une jeune fille. Quel rêve ! Le capitaine ne pouvait y croire comment pourrait-il recueillir un corps alors que tout l’équipage semblait perdu ? Cependant la tempête redoublait de fureur et là, tout contre le navire qui donnait dangereusement de la bande, le corps d’une fillette était tourmenté par les vagues.
Alors le capitaine, au risque de sa vie, plongea au creux des vagues et réussit à ramener Salsa, la tenant par la ceinture de sa tunique. Alors, oh ! miracle, les flots se calmèrent, le ciel se balaya et le navire, chargé de son précieux fardeau, regagna le port en toute hâte.
Le miracle fit grand bruit dans toute la ville. Le corps de Salsa fut inhumé par de pieux chrétiens, et bientôt, de toute la côte d’Afrique, on vint au tombeau de la petite fille où s’accomplissaient d’autres nombreux miracles.
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Salsa est devenue patronne officielle de la ville de Tifas qui la vit naître et aujourd’hui, de tous les points du pays, les chrétiens accourent en pèlerinage à la chapelle élevée à la gloire de la petite Berbère qui voulait que, sur toute la terre d’Afrique, s’étende le règne du Christ.
Marie Reggie.
- [1] Premier commandement : Un seul Dieu tu aimeras et adoreras parfaitement.↩
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