« Père, nous vous apportons un enfant à baptiser. »
Le vieux prêtre aveugle se lève tout heureux. En ce IVe siècle où les païens sont encore si nombreux, c’est une telle joie de faire un nouveau chrétien Mais l’aveugle n’a pas d’eau à sa portée ; alors, d’après la légende, il prend dans sa main la petite main du nouveau-né et trace, au sol, le signe de la croix. Aussitôt surgit une source limpide, image de la grâce qui va jaillir au cœur de l’enfant, pour se répandre ensuite sur l’Irlande dont il sera l’apôtre. De cette eau claire, l’aveugle se lave les yeux et il voit, image cette fois, du peuple plongé dans les ténèbres et qui recevra la lumière de la foi : la foi sera la marque de Patrick ; la marque de l’Irlande.
Au fait, il ne s’appelle pas encore Patrick ou Patrice ; il recevra ce nom à soixante ans, quand il sera sacré évêque. Pour l’instant, il est le petit Succat, fils de Calpurnius. Ses parents sont-ils Francs ? Gallo-Romains ? Scots ? L’histoire ne le dit pas. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il était, par sa mère, parent de saint Martin de Tours, lui-même originaire de Pannonie (Autriche). Nous savons qu’il naquit vers l’an 385 (d’autres disent 377, 387), à Bannaven Tabernide, en Angleterre, alors province romaine. (Certains disent que ce Bannaven se trouvait aux environs de Boulogne-sur-Mer.) Ce qui est certain, c’est qu’il passa son enfance sur les bords de la Clyde, aux confins de l’Angleterre et de l’Écosse, et ce qui est non moins sûr, c’est que ses parents étaient d’excellents chrétiens. Ils avaient sept enfants. Une des petites sœurs de Succat aime à l’accompagner quand il va garder le troupeau. Un jour, la petite, grimpée trop haut, tombe et se blesse si gravement à la tête qu’elle semble morte. Le grand frère la relève doucement et, plein de foi, fait un signe de croix sur la blessure qui saigne abondamment. Aussitôt le sang cesse de couler, mais la cicatrice demeure pour toujours comme une preuve de l’acte de foi du garçon.
Succat va aussi en classe. Son père occupe un rang important et lui fait donner une bonne éducation. Sa mère lui parle souvent des peuples païens. Au nord, c’est l’Écosse, indomptée par les Romains et qui restera longtemps encore presque en dehors du monde. Là-bas, outre-mer, c’est l’Irlande, grande île païenne. Peut-être, au cours d’une randonnée en mer, Succat l’a-t-il aperçue au loin ; on la voit de l’île Oronsay, proche de la grande île d’Islay. L’enfant plonge son regard dans le lointain et rêve de l’île mystérieuse. Le vent du large semble lui en apporter un cri de détresse, un long cri d’appel.
— « Ferme la fenêtre », lui dit sa mère.
Pauvre femme ! elle craint toujours de voir son fils lui échapper. Est-ce un pressentiment ?… Il a seize ans quand une bande de pirates envahit la côte, tue ses parents, l’emmène avec deux de ses sœurs pour les vendre en Irlande. Bretons, Scots, font de véritables rafles de malheureux humains ; la traite de l’homme se pratique chez les Celtes comme elle se pratiquera pendant des siècles sur les côtes d’Afrique. Les longues barques d’osier recouvertes de peaux d’animaux, emmènent Succat vers l’île merveilleuse… et si ce n’était l’immense chagrin d’avoir vu massacrer ses parents, l’inquiétude pour ses sœurs, il serait heureux. Dans sa foi ardente, il fait confiance à Dieu. Cette foi, il lui faudra, par la prière, la conserver coûte que coûte en pays païen !
Voici notre ami au service d’un homme rapace qui le brutalise. Il en sera l’esclave six longues années. Privations, froid, pluie… rien n’est perdu ; le jeune garçon offre tout avec joie pour cette chère Irlande qu’il veut donner à Dieu. Chargé du troupeau, il recherche la solitude pour prier librement ; le mont Slemish est son point favori. Son ange gardien vient, dit-on, y converser avec lui et lui apporter les forces et les joies dont il a besoin, privé qu’il est de tout secours religieux : instructions, messe et sacrements.
Un aumônier de jeunes disait dernièrement que, pour les apprentis de certaine région industrielle, il est pratiquement impossible de garder la foi. Ils arrivent de leurs paroisses de campagnes, de leurs familles, de leurs écoles chrétiennes croyants. Quelques mois après, de leur foi il ne reste rien. Succat nous montre qu’un garçon qui continue à prier, peut garder la foi, même au milieu des non-croyants. Dieu ne refuse jamais sa grâce quand on la demande.
Mais voici venu le jour de la libération. On dit que le berger traversait un bois quand il vit devant lui son ange resplendissant : « Succat, creuse la terre à l’endroit où je suis ; tu n’en auras pas de regret. » Il creuse ; ses mains rencontrent un objet dur ; il dégage une cassette… elle contient la somme nécessaire à son rachat. « Fuis Milcho, lui dit l’ange, et prends le bateau en partance (dans l’actuelle baie de Killala : Killala-Bay). Mais le vaisseau est jeté sur la côte de Morecambe Bay, en Grande-Bretagne ; alors, Succat part à pied pour son pays ; un long voyage ! Il a tellement gagné le coeur des bateliers que ceux-ci tiennent à l’accompagner, de crainte qu’il ne soit, de nouveau, saisi et enlevé par des pirates. La foi du jeune chrétien fait des miracles pour nourrir et abreuver ces hommes.
Succat reçoit un affectueux accueil de tous ceux qui l’ont connu autrefois et gardent de lui un bon souvenir. Ils le supplient de rester toujours avec eux, mais Dieu le veut ailleurs. Il entend le peuple irlandais lui crier : « Nous t’attendons pour marcher toujours parmi nous ! » Aussitôt, le saint garçon dit adieu à tous ceux qu’il a retrouvés et part pour la Gaule prendre avis de son oncle, l’évêque Martin de Tours. Il est loin de penser que sa préparation d’apôtre de l’Irlande va durer près de quarante ans !
Succat fait donc la connaissance de notre beau pays ; saint Martin le reçoit dans son grand monastère de Marmoutiers et, de plus en plus, le cœur du jeune moine s’attache à Dieu. Probablement ami et condisciple de saint Maurille, plus tard, évêque d’Angers, de saint Florent et de tant d’autres illustres apôtres des Gaules, il est un peu de chez nous, et c’est bien juste que tant de petits Français s’appellent Patrice, ou Patrick, et soient mis sous sa protection ; juste aussi qu’il ait sa place dans la collection des vies éditées par l’Ave.
Peu après l’arrivée de l’étranger, saint Martin meurt, et saint Germain, évêque d’Auxerre, devient maître et ami de Succat ; d’Auxerre celui-ci passe au fameux monastère de Lérins, près de Cannes. Partout il puise la science et la sainteté. Si près de Rome, comment n’y pas aller ?… Il repart, visite les Lieux-Saints ; au retour, il est retenu trois ans à Pise par l’évêque de cette ville, qui le fait prêtre. Pise, la ville à la fameuse tour penchée, que tant de Français ont pu voir pendant l’Année Sainte, car on la voit du train, toute lumineuse pendant la nuit.
Malgré ces multiples voyages, rien ne distrait Succat de son unique pensée : l’Irlande. Le sort des enfants surtout le tour-mente. Son sommeil en est troublé. Il lui semble entendre ces petits demander le baptême : « Viens ! viens nous sauver ! » Contre l’avis de tous, car l’entreprise est téméraire, il part… Echec complet. D’après certains, il aurait été de nouveau réduit en esclavage et, évadé, aurait abordé à Bordeaux. Son ami, Germain d’Auxerre, lui conseille d’aller trouver le Pape ; Succat retourne à Rome et le Souverain Pontife le donne comme assistant à l’évêque Palladius qu’il envoie convertir l’Irlande… Palladius meurt… Que peut faire le moine sans l’autorité d’un évêque ? Sans le pouvoir de confirmer et d’ordonner ?… Il retourne une fois de plus à Rome et le Pape Léon le consacre évêque à la place de celui qui n’est plus.
Une nouvelle fois, Succat, devenu Patrice, du mot père, revient en Irlande. Alors qu’il débarque sur la côte de Wicklow, plein de joie en posant de nouveau le pied sur le sol Irlandais, mais rejeté par la population, il doit se rembarquer et descendre à Meath. Il a fort à souffrir des lois païennes et des prêtres païens. Patrick commence par s’adresser aux chefs de clans qui jouissent d’une énorme influence ; il en amène plusieurs à la foi et en fait des apôtres qui l’aident dans sa tâche. Jamais peuple ne montra tant d’ardeur à embrasser la foi. Pour lui, Patrick n’est pas un étranger ; en ses longues années d’esclavage, il a appris sa langue et ses coutumes ; de loin, Dieu a tout disposé ; et puis, tant de prières, de privations, de sacrifices, d’échecs, ont semé la grâce, et cette grâce a germé… Une grosse difficulté reste : « Les païens irlandais, leurs prêtres surtout, ont une peine inouïe à admettre le mystère de la Sainte Trinité : un Dieu en trois personnes, c’est impossible ! Un jour, à une grande fête païenne qui se donne à Tara, l’évêque a une longue et violente discussion à ce sujet avec les prêtres païens. Soudain, Patrick se baisse, ramasse à terre un brin de shamroch, trèfle léger : « Voyez, dit-il, brandissant le shamroch si connu de tous, voyez comment ses feuilles sont divisées en trois, et pourtant ne sont qu’une ! Ceci est l’image de la Sainte Trinité, une en trois, à laquelle vous avez tant de difficulté à croire. » Convaincus, ils admettent le mystère et, par la grâce de Dieu, ils croient. C’est pourquoi, chaque année, le jour de la fête de saint Patrick, le petit trèfle à trois feuilles est à la boutonnière de chaque Irlandais, sur le cœur de chaque Irlandaise. Autant que possible, ce jour-là, ils portent du vert : blouse, cravate verte, aux couleurs de leur vert pays, vert parce que toujours humide et couvert d’une fraîche végétation. C’est pourquoi encore, ce jour-là, vous entendez chanter par tous, petits et grands :
Il est une chère petite plante
Qui pousse en Irlande.O dear little shamroch !
O sweet little shamroch !
O dear little, Sweet little,
Shamroch of Irland !O cher petit shamroch !
O doux petit shamroch !
O cher petit, Doux petit,
Shamroch d’Irlande !
Vous comprendriez moins pourquoi, sur les gâteaux de fête, s’étale une harpe en sucre rose, à moins que ne se dresse sur le dit gâteau une petite harpe enrubannée… C’est pour rappeler que Patrick fut l’ami des bardes, ces poètes qui allaient à travers le pays, chantant leurs couplets. Les bardes irlandais formaient une caste héréditaire et sacerdotale. Parmi eux, l’évêque recruta ses plus fidèles chrétiens et ses meilleurs amis. A ses heures, lui aussi était poète, et tout en parcourant l’Irlande en tous sens, et toujours à pied, il chantait sa prière ou la longue épopée des rois et des héros celtiques.
Un des grands soucis du saint évêque fut la suppression de l’esclavage. Il en a fait lui-même l’expérience et sait ce que c’est ! Il proteste hautement contre un chef pirate, Caradoc, débarqué en Irlande au milieu d’un peuple nouvellement baptisé et qui a massacré plusieurs chrétiens et enlevé les autres. « La miséricorde divine que j’aime, écrit-il, ne m’oblige-t-elle pas d’en agir ainsi pour défendre ceux-là qui naguère m’ont fait moi-même captif et qui ont massacré les serviteurs et les servantes de mon père ?… » Il pourrait ajouter : qui ont massacré mes parents… mais pourquoi rappeler à ses chers Irlandais ce mauvais sou-venir ? Il a tout pardonné ; il est maintenant leur père dans la foi. À Armagh, il a fait bâtir son église cathédrale et réside habituellement au monastère de cette ville. Dans toute l’île, les monastères d’hommes et de femmes se multiplient ; un de ses disciples, Luan, en fonde cent à lui seul. Patrick ne peut plus compter les fils et les filles des chefs de clans qui, dans un grand amour de Dieu, quittent fortune, honneur, plaisir, pour aller dans un cloître prier, faire pénitence, afin d’être tout à Dieu et de Lui gagner beaucoup d’âmes. Quand les Anglais prendront l’Irlande, ils s’étonneront de trouver sur toute l’île des tours rondes. Qu’est-ce que ce peut-être ? Ce sont les beffrois, les clochers, des anciennes églises, presque toujours églises de monastères ; ce sont les moines qui desservaient les paroisses, instruisaient les jeunes, travaillaient la terre et apprenaient aux habitants à la mieux travailler.
Mais retrouvons Patrick continuant à parcourir l’Irlande avec des peines incroyables ; il accepte de grand cœur tous les tracas, toutes les fatigues… toutes les persécutions des prêtres païens… Aucun coin qu’il n’éclaire de la foi, où il ne bâtisse des églises, des écoles, et ne laisse des pasteurs. De son côté, sainte Brigitte, ancienne esclave, devenue abbesse du monastère de Kildare, multiplie, elle aussi, les couvents de femmes ; la prière, la pénitence, l’apostolat actif, les œuvres sociales, tout s’unit pour le grand travail ! À peine l’apôtre paraît-il, que les nouveaux chrétiens abattent les temples des idoles et bâtissent la chrétienté.
De même que Martin, évêque, est resté moine, Patrick, évêque, reste fidèle à la vie monastique. Il se retire souvent dans la solitude pour jeûner et prier. C’est là qu’il lutte avec le démon pour défendre les âmes qu’il est venu sauver.
Un ange vient lui offrir, de la part du Seigneur, autant d’âmes que l’Océan porte de petites vagues, mais Patrick n’est pas satisfait ; ce qu’il veut, c’est obtenir à son bien-aimé peuple, le don de la foi et la persévérance en cette foi, surtout dans les terribles jours de la fin du monde. Il ne redescendra pas de la montagne qu’il n’ait obtenu cette grâce. L’ange lui apporte la réponse divine : il est exaucé. Alors, à genoux l’évêque prie l’envoyé de Dieu de bénir l’Irlande. Avec cette bénédiction disparaissent les reptiles qui infestaient l’île.
Les miracles se multiplient a la prière du saint évêque. Pour ses Irlandais. Dieu ne peut rien lui refuser. On lui amène tous les malades… Au nom de Jésus, il ressuscite des morts… son esprit de prière est si grand ! Jour et nuit, il est uni à Dieu. L’ange qui l’a visité tant de fois vient enfin lui annoncer qu’il bientôt mourir. Le ciel, il le connaît déjà un peu ; souvent, pendant qu’il dit la messe, il le voit comme ouvert au-dessus de lui.
Il est difficile, dans l’histoire de saint Patrick, de savoir ce qui est vrai de ce que la légende y a mêlé. Parce qu’il était très saint et très aimé, chacun ajoutait à son auréole ; mais lui restait très humble. À la fin de sa vie, il a écrit ses mémoires. On y trouve beaucoup de piété, de bon sens, de courage et de fermeté ; il raconte humblement ses fautes et chante la miséricorde de Dieu. Sa joie est si grande de voir l’Irlande entièrement soumise à l’Église ! Ce grand travail s’est fait en trente à quarante ans… Et Patrick rend à Dieu son âme ardente.
Mort le 17 mars 461, aux environs de Down, en Utonie, il y est enterré dans l’église (le la Sainte-Trinité, devenue l’église Saint Patrick. Détruite au XVIe siècle, sous Henri VIII, premier roi protestant d’Angleterre, les reliques du saint furent heureusement sauvées. Un de ses doigts est conservé à l’église Saint-Marc de Rome. Les siècles ont passé et l’Irlande garde une dévotion ardente et tendre à son saint apôtre, devenu son patron : la Saint-Patrick est la fête nationale. Mais surtout l’Irlande a gardé sa foi.
Allez à Lourdes, au pèlerinage irlandais ;
Allez à Rome une année sainte…
Allez en Amérique et dans tous les endroits où les Irlandais, persécutés dans leur religion, ont émigré plutôt que de trahir… Partout vous entendrez le même refrain :
« Foi de nos Pères, ô sainte foi,
« Nous te serons fidèles, jusqu’à la mort ! »
Saint Patrick, continuez à prier pour l’Irlande, et aussi pour la France, que notre foi demeure, que notre foi s’avive… Irlandais et Français, nous sommes frères dans la foi : D’une même foi nous chanterons :
« Foi de nos Pères, ô sainte foi,
« Nous te serons fidèles jusqu’à la mort… ! »
Agnès Goldie.
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