Huitième commandement.[1]
Niché au creux de la montagne, Tizi-Ouzou sommeille. C’est l’heure de la sieste.
A l’extrémité de la bourgade, tout près de la grande forêt, une ferme se dresse, habitée depuis plus de cent ans par la famille Bertheau qui, à force de travail, a réussi à transformer la cabane de branchages du premier de ses ancêtres en un domaine prospère. Aussi cette année, la famille a‑t-elle décidé de s’accorder quelques vacances. M. Bertheau, sa femme, ses filles et ses trois jeunes garçons se sont embarqués à Philippeville pour la France où ils comptent rester un mois. Jean, le fils aîné, a demandé à rester pour garder le domaine. Étendu sur une sorte de divan arabe, il sommeille ; mais un bruit singulier tout à coup éveille son attention ! Qu’est-ce ? On dirait le galop d’un cheval. Quel imprudent peut oser voyager sous l’implacable soleil ? Jean court à la fenêtre. Lancé à toute allure, un cheval galope là-bas sur la piste. Un burnous rouge flotte au vent de la course : un spahi. Mais qu’arrive-t-il ?
Lorsque l’animal parvient à la hauteur de la fenêtre où Jean se tient haletant, le cavalier solitaire perd l’équilibre et roule à terre. Sa monture s’arrête d’elle-même quelques pas plus loin et revient flairer son maître étendu en travers du chemin.
Jean a bondi ; il se penche sur le soldat, le soulève, essaie de le ranimer. Sa veste est rouge de sang. Une balle, entrée par le dos, a traversé l’homme de part en part. Le blessé entr’ouvre les yeux :
« Porter pli Fort-Flatters, ordre du général… »
La fin est inintelligible. Aidé d’un arabe, Jean le transporte à l’intérieur de l’habitation. Est-il mort ? Non, un souffle imperceptible passe encore entre ses dents serrées. Ses lèvres s’agitent et voici que, sans ouvrir les yeux, il murmure :
« Ils m’ont tué… mais le pli… là… »
Et la main moite se crispe sur la sacoche pendue au ceinturon. Jean a compris. Il l’ouvre, prend une large enveloppe soigneusement scellée.
« Voilà, je l’ai, vous voulez que je la porte à Fort-Flatters ? C’est loin.
— Oui, tout de suite, il le faut pour la France.
— J’irai. »
Jean a mis une sorte de solennité dans sa promesse. Le spahi a un léger sourire qui détend ses traits crispés. Il soupire profondément et se raidit, inerte.
« Pauvre garçon, murmure Jean Bertheau en traçant sur le défunt un signe de croix. Il est mort en faisant son devoir ; que le Bon Dieu ait pitié de lui. »
Mais le temps presse. Sans s’attarder à percer le mystère de cette mort dramatique, Jean doit de suite accomplir sa mission. Hâtivement il donne ses ordres :
« Ahmed, selle mon cheval. Ali, pendant mon absence, il faudra que rien ne cloche ici…
— Oui, Missié. »
Jean a bouclé sa ceinture de cuir, fixé son browning, sa trousse médicale. Il est prêt. Mais au moment précis où il vient de se mettre en selle, des cris perçants, des coups de feu, des bruits de course et de bataille éclatent au centre du village. Les serviteurs affolés arrêtent le cheval.
« C’est le baroud, Missié, n’y va pas.
— Mais, je veux savoir… »
Rudement, il écarte les boys cramponnés à sa manche ; il ne devait pas aller loin. Une troupe d’hommes montés sur de petits chevaux nerveux arrive en tourbillon. Avant d’avoir eu le temps de se rendre compte de ce qui lui arrive, Jean est désarçonné, brutalement ligoté et entraîné.
Dans le village, c’est la bataille. Des fermes et des gourbis flambent. De chaque maison des pillards ressortent avec des brassées d’objets les plus disparates qu’ils jettent sur un amoncellement de tentures, de meubles, d’armes, de bijoux, d’ustensiles de toutes sortes.
Jean comprend maintenant la mort étrange du spahi. En passant le long de la forêt, le soldat a été tué par des pillards. Et le pli dont lui, Jean, est chargé contient peut-être un précieux avertissement.
Cependant, au village, le pillage continue. Au milieu de cette agitation, seul, le chef de cette expédition, l’organisateur de la razzia se tient immobile sur un cheval superbement caparaçonné. C’est un homme dans la force de l’âge, aux traits réguliers, au visage tanné, d’une beauté sombre et farouche. Un homme s’est approché et lui parle rapidement en montrant à l’horizon un nuage de poussière qui se rapproche.
Le chef a levé les bras et crié un ordre compris de tous. En quelques minutes sa troupe est reformée. Le butin chargé sur les bêtes de somme, les prisonniers, hommes, femmes et enfants étroitement entourés, la longue colonne se met en route vers la montagne. Abasourdi par la soudaineté de l’événement, Jean ne réalise que peu après ce qui vient de lui arriver. Il n’a pas d’illusion sur le sort qui l’attend. Les pillards n’ont pas l’habitude de s’embarrasser de prisonniers. Gardant les femmes et les enfants comme esclaves, ils vont tuer les hommes sans pitié.
Jean ne craint pas la mort. Mais là, sur sa poitrine, il y a le pli du soldat, le pli que le mourant lui a confié en lui renouvelant la consigne : « Pour la France » ; le pli que lui, Jean, a promis de porter.
Depuis trois jours, la troupe misérable des prisonniers avance à marche forcée sous un soleil de feu. Après avoir traversé la forêt, elle gravit la montagne par un sentier étroit, sorte de gorge entre deux murailles de granit. Le soleil décline et va disparaître dans un bref crépuscule quand on parvient enfin au repaire du chef. Au sommet de la montagne se dresse une sorte de citadelle dont les murailles semblent avoir été construites par des géants. La double porte est ouverte toute grande et le flot des êtres suants et poussiéreux déferle dans une cour spacieuse entourée de salles basses qui ressemblent à des grottes. Les conquérants jettent les brides de leurs montures aux mains de femmes accourues.
Aussitôt ses liens enlevés, Jean, oublieux de lui-même, se dépense auprès de ses malheureux compagnons épuisés. Il ne peut pas grand’chose, mais il distribue avec tout son cœur les paroles qui réconfortent et l’eau qu’il puise à la citerne occupant le centre de la cour.
Un arabe qui tient les chevaux auprès de l’abreuvoir l’arrête durement :
« Astenah… Baleick…
— Laisse-moi prendre de l’eau pour les prisonniers.
— Heinchi ! Va-t’en ! Tu vas épuiser la citerne. »
Et comme Jean semble s’obstiner à ne pas comprendre, une violente bourrade l’expédie à trois mètres de là, aux pieds d’un homme qui vient d’apparaître au seuil d’une poterne.
L’homme se baisse, retourne le corps inerte (sous le choc Jean est resté étourdi) et Jean qui revient à lui reconnaît avec surprise Ahmed Ah, le grand chef des Rebelles.
En un éclair une pensée traverse son esprit et les mots se pressent sur ses lèvres :
« Grand chef, j’ai une prière à t’adresser.
— Parle !
— Quand je fus pris par la razzia à Tizi-Ouzou, je partais pour une mission importante. Cette mission, j’ai promis de l’accomplir. Je te demande, ô grand Caïd, fils d’Adj Turkey, souverain de Taïr Rassou, de m’accorder la liberté pendant vingt jours et de me rendre mon cheval pour me permettre de remplir ma mission. Je te donne ma parole d’honneur que ma mission accomplie je reviendrai me mettre à ta merci pour subir le sort que tu réserves à tes prisonniers. »
Le chef reste impassible. Il pose sur le jeune garçon un long et profond regard.
« Tu as peur du chef Taïr Rassou ? »
Jean s’est redressé, le regard étincelant.
« Peur ? Non, je n’ai pas peur. Je sais que dès mon retour tu feras trancher et jeter aux vautours cette tête que voilà. Aussi, je te jure, non pas sur ma tête ou sur ma vie, mais sur l’honneur, ce qui est beaucoup plus pour nous autres Français ; je te promets de revenir une fois ma mission remplie.
— Et cette mission quelle est-elle ?
— Je ne peux te le dire, ce secret n’est pas le mien. »
Sidi Ahmed Ali ben Adj Turkey, Caïd de Taïr Rassou réfléchit. Son regard ne quitte pas celui du jeune homme. Il ne croit pas que cet enfant de quinze ans soit de force à tenir sa promesse. Même s’il est sincère en ce moment, l’amour de la liberté, de la vie, la crainte d’une mort terrible retiendront ses pas et malgré lui l’empêcheront de venir affronter à nouveau le courroux du grand chef insoumis. Après tout ce n’est qu’un enfant, un enfant de l’âge de son fils à lui…
Brusquement il déclare :
« C’est bien, j’ai ta parole. Va ! »
Un éclair de fierté passe dans les yeux de Jean.
« Merci, grand Caïd, avec la grâce de Dieu, je serai de retour ici dans vingt jours exactement.
— Prends ton cheval, une outre d’eau et ton bagage. Va et qu’Allah t’accompagne. »
Le chef suit des yeux la silhouette qui s’éloigne, puis s’exclame brusquement :
« Jeune homme, dis-moi ton nom.
— Je m’appelle Jean Bertheau.
— C’est bien. Un homme va t’accompagner jusque dans la plaine et tu le retrouveras au même endroit dans vingt jours. Si tu me trahis et ramène avec toi des soldats pour m’attaquer dans mon bordj, je serai averti, je saurai me défendre. Mais dans ce cas, sache que ma vengeance t’atteindra où que tu sois. »
Jean étend le bras et gravement prononce :
« Je te renouvelle ma promesse. Je te jure sur l’honneur de revenir dans vingt jours, seul et sans avoir donné d’indications à âme qui vive sur ta retraite. Me crois-tu ?
— Je te crois… Va. »
Sans souci du vent qui brûle ses yeux et sa gorge, sans s’accorder un seul instant de repos, l’héroïque garçon poursuit inlassablement sa marche en avant.
A présent, le désert étend devant lui ses plis fauves. L’éclat des milliers de facettes de son sable éblouissant pénètre sous les paupières rougies de Jean, comme autant de traits de feu. La soif dessèche ses lèvres. La fatigue brise ses membres, son cheval bute… Pourtant il continue, répétant farouchement :
« J’arriverai… Il le faut. »
Combien de jours Jean voyagea-t-il ainsi ? Dix ou douze peut-être, il ne sait plus très bien. La tête lui fait mal. Il ne souhaite plus qu’une chose, arriver, remettre le précieux pli au commandant de Fort-Flatters et tomber pour ne plus se relever.
Pourtant une pensée le réveille.
Non, il faudra revenir encore… Il l’a promis et sur sa fidélité à tenir sa parole, le chef dissident jugera la loyauté de la France. Faillir à sa promesse ce serait compromettre l’honneur même de son pays. Cela jamais !
Jean se redresse, une flamme aux yeux, et tout à coup il sursaute. Quelques palmiers, un fort sur une colline pierreuse se dessinent à l’horizon. Est-ce un mirage encore ? Non. C’est Fort-Flatters. Un groupe de cavaliers s’avance vers lui, burnous rouges au vent. Jean tire le pli de sa poitrine. Il le brandit très haut et crie de toutes ses forces : « Pour le commandant de Fort-Flatters, tout de suite. » Et il s’évanouit.
Quand il revient à lui, il est chez le commandant ; lentement, à phrases entrecoupées, il commence à raconter sa tragique aventure.
* * *
Quelques temps après, au bordj de Taïr Rassou. Sidi Ahmed Ali ben Adj Turkey est étendu sur son lit de repos. Devant lui se tient son fils, le jeune Bonasis Ben Ahmed.
Un serviteur, soudain, s’approche :
« Sidi, le jeune homme Jean Bertheau est là. »
Aucun pli ne bouge dans le visage impérieux du chef. D’un geste, il ordonne d’introduire l’arrivant. L’esclave se retire à reculons.
Jean Bertheau entre alors, méconnaissable. Il est blanc de poussière de la tête aux pieds. Son visage est brûlé par le soleil. Mais une fierté mâle redresse son attitude ; il attend, immobile.
Ahmed Ali le considère un instant, puis sa voix grave s’élève :
« C’est bien, jeune homme, tu es brave.
— Tu avais ma parole, chef.
— Sais-tu quel sera ton sort ? »
Jean hausse les épaules :
« Celui que tu voudras : je suis revenu pour le subir.
— Tu étais digne d’être des nôtres. »
Un fier sourire entr’ouvre les lèvres du jeune garçon qui s’incline légèrement :
« Je suis Français. »
Le chef se tourne vers son fils :
« Quelle mort choisissez-vous pour lui ? »
Le jeune homme lève ses longues paupières. Son regard cherche celui de son père. Ils se sont compris. Il se lève.
« Père, noble Seigneur, je demande que vous me fassiez don de ce prisonnier. Moi-même je fixerai son sort. »
Le chef approuve :
« Je vous le donne. Suis mon fils, jeune homme, mais auparavant approche, donne-moi la main. Tu es un noble cœur ; retiens bien mes paroles. Si jamais je fais ma soumission à la France, ce sera parce qu’elle possède des hommes tels que toi ; et maintenant, va… Adieu, Jean Bertheau. »
Jean s’incline et suit son guide. Il est prêt à tout. Il n’a pas peur de la mort.
Le jeune chef a donné ses ordres ; un serviteur amène un cheval qui piaffe en secouant sa crinière nattée. Le fils du grand chef s’est avancé vers Jean.
« Tu es libre, jeune homme.
— Comment ?
— Retourne chez toi ; les hommes d’honneur méritent de vivre.
— Sidi, Prince, je…
— Accepte ces présents et… veux-tu aussi de mon amitié ?
— De tout mon cœur. »
* * *
Jean est rentré chez lui.
Et c’est là que, quelque temps après, il apprit la soumission à la France du grand Cheik Sidi Ahmed Ah ben Adj Turkey, Caïd du bordj de Taïr Rassou.
O. Dulac.
- [1] Que nous ordonne le huitième commandement ?
Le huitième commandement nous ordonne de dire quand il le faut la vérité, et d’interpréter en bien, autant que nous le pouvons, les actions de notre prochain.↩
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