Accroché au rebord des Vosges, dominant de très haut la riche plaine où coule le Rhin, quel est ce couvent dont tous les Alsaciens parlent avec émotion ? Qu’il fasse grand soleil ou qu’il pleuve, que les forêts de sapins soient enveloppées de brume ou qu’une lumière bleutée s’étende aux flancs des monts, le paysage est toujours admirable. Vingt villes, trois cents villages, voilà ce qu’on aperçoit de la merveilleuse terrasse ; au loin, une flèche rose se dresse comme un cierge : celle de la cathédrale de Strasbourg, chef-d’œuvre de l’art gothique. Ce lieu béni, d’où monte vers Dieu, depuis douze cents ans, une prière continuelle, c’est Sainte-Odile, le monastère de la patronne de l’Alsace, illustré par elle et où survit son souvenir.
* * *
C’était au VIIIe siècle de notre ère. Vous rappelez-vous ce qui s’est passé au VIIIe siècle ? Charles, surnommé Martel à cause de son terrible marteau d’armes, venait d’arrêter les Arabes à Poitiers ; son fils Pépin le Bref, — le Bref, c’est-à-dire le courtaud, le petit de taille, — avait obtenu du Pape le titre de roi et, à côté de lui, le jeune prince Charles commençait à faire remarquer la bravoure et le génie qui lui vaudront le surnom de « Charles le Grand », Charlemagne. L’Alsace, alors, était au pouvoir d’un Duc célèbre par sa valeur au combat, mais aussi par sa brutalité : Adalric. Rien, jusqu’alors, ne lui avait résisté ; pas un ennemi qu’il n’eût vaincu, pas un ours poursuivi par ses chiens qu’il n’eût tué. Et pourtant, un grand chagrin ravageait sa vie : sa femme Beresvinde ne lui avait point donné d’enfant. Déjà il voyait, après sa mort, les belles terres d’Alsace livrées à la rapine des voisins, partagées entre leurs mains avides. Et il se désolait…
Ils se désolaient tant, Adalric et Beresvinde, qu’ils décidèrent de se retirer du monde et de s’installer sur un haut sommet des Vosges pour y méditer sur leur chagrin. Ils choisirent la butte la plus escarpée, protégée d’un côté par l’à-pic et de l’autre par une muraille de rochers infranchissables, et ils y firent bâtir leur nouveau château, le « château haut », le Hohenburg. Près de sa demeure, Beresvinde, qui était fort pieuse et instruite dans l’Écriture Sainte, ordonna d’élever un couvent où des religieuses prieraient avec elle pour qu’enfin elle eût un enfant.
Et voici que Dieu entendit ses prières. La duchesse put annoncer à son mari que bientôt il aurait une grande joie. Hélas ! courte joie… car la petite fille qui vint au monde, si jolie, si rose et blonde qu’elle fût, avait une infirmité bien pénible : ses yeux restaient fermés. Elle serait aveugle toute sa vie… Quand il apprit cela, le Duc Aldaric entra dans une colère terrible. Ainsi Dieu n’avait exaucé son souhait que pour le décevoir de façon pire encore ! Mieux valait n’avoir pas d’enfant du tout que cette misérable petite aveugle ! Le pays entier n’allait-il pas murmurer qu’une malédiction pesait sur son seigneur ? Aussi quand Beresvinde demanda quel nom porterait sa fille au baptême : « Aucun ! répondit le soudard. Aucun ! J’interdis qu’on baptise cet avorton aveugle qui me fait honte ! Qu’on la tue aussitôt et qu’on abandonne son corps aux cochons ! »
La malheureuse mère eut beau se jeter à genoux, supplier son mari de laisser vivre la fillette… En vain ! En vain, elle proposa de l’emporter, très loin, de la faire élever en cachette, sans jamais révéler à quiconque qui étaient les parents de cette malheureuse enfant. Aldaric demeura implacable ! Cette fille était sa honte ; qu’elle disparût ! Alors, de nuit, Beresvinde prit le bébé, l’enveloppa chaudement, l’installa dans une caissette, et, sortant en secret du château, lança le fragile esquif sur la rivière de l’Ehn, dont les eaux limpides font tourner le moulin d’Obernai. Puis, rentrant dans sa chambre, elle se mit en prière. Dieu, le Dieu Tout-Puissant, qui sauva le petit Moïse abandonné au fil du Nil, comme il est rapporté dans la Sainte Écriture, n’aurait-il pas pitié de cette innocente créature ?…
Or, la même nuit, le meunier d’Obernai fut réveillé en sursaut. Le bruit familier de la roue qui tourne sous l’eau qui tombe, avait brusquement cessé. Inquiet de ce silence, il alla voir. Un objet, apporté par le courant, avait bloqué la machinerie, une sorte de grande boîte fermée. Il l’ouvrit et qu’y trouva-t-il ? Une petite fille bien vivante, qui pleurait doucement, et dont les paupières étaient closes… La petite fille de Beresvinde était sauvée.
* * *
C’est donc au moulin d’Obernai qu’elle passa ses premières années. La meunière l’avait recueillie avec tendresse. Que cette enfant fût aveugle, cela augmentait encore la pitié qu’elle éprouvait. Personne ne réclama l’abandonnée, et la bonne femme n’avait qu’une idée : la garder. Mais les voisins jasaient. D’où venait donc cette fillette ? N’avait-elle pas des parents ? Cette histoire de corps flottant sur l’eau paraissait très bizarre. On commençait à chuchoter que ce pouvait bien être une enfant volée…
Alors, pour faire cesser les méchants bavardages, la meunière décida de confier la petite aux bonnes religieuses qui, là-haut, sur la montagne, vivaient à côté du château. On les disait si douces, si charitables ! Elle leur porta sa protégée, et c’est ainsi que la fille de Beresvinde vint vivre dans le couvent élevé par sa propre mère, à deux pas du château paternel. Hélas, la Duchesse était morte, rongée par la tristesse d’avoir perdu son unique enfant.
Pendant toute sa petite enfance, la fillette abandonnée fut donc élevée dans le couvent. Et les religieuses, d’année en année, s’émerveillèrent davantage de la voir si sage, si douce, si pieuse, si intelligente. Ses yeux étaient toujours clos, mais on eût dit que, dans les ténèbres, elle distinguait des choses que les autres ne discernaient pas. Elle avait cinq ou six ans et déjà parlait comme une grande personne, — mieux même que bien des grandes personnes ! Quand elle priait, il semblait que toute la lumière du ciel se reflétait sur son doux visage. « Une petite sainte… murmuraient les bonnes religieuses, nous avons une petite sainte parmi nous… »
Or, de l’autre côté du Rhin, il y avait un évêque du nom d’Erard qui était connu, lui aussi, pour sa sainteté. Une nuit qu’il priait sans relâche, selon sa coutume, le Christ lui-même lui apparut et lui dit : « Va dans les monts des Vosges, à l’endroit que je t’indiquerai. Tu trouveras un monastère, où vit une fillette aveugle dont nul ne connaît le nom ni les parents. Elle n’a jamais reçu le baptême. Tu la baptiseras, et, à l’heure même où l’eau sainte aura été versée sur elle, ses yeux s’ouvriront à la lumière ! »
Erard obéit aussitôt. Il se mit en route, traversa la Bavière, la Thuringe, la Forêt Noire, le Rhin. Une force mystérieuse le guidait sur sa route et il ne se trompa jamais de chemin. Il arriva donc au monastère où il fut reçu avec mille égards et les religieuses furent bien surprises quand il réclama la fillette aveugle qui vivait dans le couvent. Plus surprises encore quand l’évêque, ayant baptisé leur petite novice, elles entendirent celle-ci pousser un grand cri de joie : « Je vois ! » Et toute la communauté tomba à genoux pour remercier Dieu de ce miracle.
Le nom que l’évêque Erard avait donné à la fillette était celui-là même que le Christ lui avait appris pendant l’apparition : « Odile », et c’est un beau nom que portent maintenant beaucoup de jeunes filles d’Alsace, — et d’ailleurs. Bien entendu elle demeura au couvent, et, plus elle grandit plus elle montra des vertus exceptionnelles. Elle n’aimait que les beaux et longs offices où la communauté chante toute entière à la gloire de Dieu. Elle ne mangeait que du pauvre pain d’orge et des légumes bouillis, couchait à terre sur une peau d’ours. Mais, si elle se traitait elle-même durement, elle était merveilleusement douce aux autres, surtout aux pauvres, aux miséreux, aux malades, pour qui elle avait demandé à l’Abbesse du couvent de faire construire un hôpital.
Le bruit de sa sainteté se répandait alentour. Partout, dans les moindres villages d’Alsace, on racontait des miracles dont Odile était cause. Depuis qu’au jour de son baptême, elle avait recouvré la vue, le puits du monastère ne donnait-il en abondance une eau qui guérissait tous les maux des yeux ? Une fois que la religieuse chargée de remplir les burettes pour la messe avait oublié d’accomplir sa tâche, au moment où le prêtre s’en aperçut, Odile fit une prière et aussitôt le vin et l’eau furent dans les petits vases, à pleins bords. Une autre fois, rentrant de visiter les pauvres de la ville voisine, par une lourde journée d’août, elle avait en vain cherché dans la plaine une place ombragée, mais aussitôt un ange, descendant du ciel, avait planté en terre trois branches de tilleuls qui, en dix secondes, étaient devenues arbres et avaient abrité la chère petite sainte… Et c’est ainsi qu’Odile atteignit sa quinzième année, belle, bonne, pure et toujours agréable à Dieu.
* * *
Il n’y avait qu’un homme, dans la contrée, qui ne voulût rien entendre de cette histoire : Aldaric, le terrible duc. De maints côtés on venait lui rapporter que la petite sainte du couvent était sa propre fille, l’enfant aveugle qu’il avait voulu faire tuer. On lui conseillait de la reprendre au château, de la reconnaître pour son enfant. Mais chaque fois, il éclatait de nouveau en colère, menaçait de frapper ceux qui lui parlaient ainsi.
Un matin qu’il rentrait de la chasse par un sentier en forêt, son cheval s’arrêta soudain. Au pied d’un arbre, une femme pauvrement vêtue, une religieuse, était assise, ayant posé près d’elle une lourde besace ; elle semblait très fatiguée. « Eh là, fille, qu’y a‑t-il ? » La religieuse leva la tête et, d’un coup, Adalric se sentit pâlir. Le visage… ce beau visage d’adolescente, mais n’était-ce pas celui de sa femme, de Beresvinde, de celle dont, en secret, il se reprochait toujours la mort ? Quelle prodigieuse ressemblance ! Sa fille ; il n’en pouvait douter. Toute sa colère, tout son orgueil s’effondrèrent devant cette émotion. D’une voix mal assurée il demanda :
— Que gardes-tu donc dans cette besace ? Cela paraît bien lourd pour toi.
— C’est le pain de mes pauvres. Il faut même que je me hâte à reprendre ma route, car ils ont grand’faim. » La voix de son enfant ! Il ne put en supporter davantage. Il sauta à terre, prit Odile dans ses bras et, en pleurant, lui demanda pardon.
Quelles fêtes ce furent, au château et dans Obernai, le jour où Odile redevint princesse ! Mais elle, la petite sainte, n’avait qu’un désir : demeurer au service de Dieu et des pauvres, mener toujours sa vie de religieuse. Elle s’échappait, la nuit, de ses riches appartements, pour aller rejoindre ses compagnes, les religieuses, ou pour visiter ses chers pauvres. Et tout l’argent qu’elle recevait maintenant ne lui servait qu’à entretenir l’hôpital et à multiplier les charités.
Cependant son père lui répétait : « Il faut te marier ! Tu es ma fille unique : qui donc me succédera si tu n’as pas d’enfants ? Prends qui tu voudras, parmi les meilleurs barons du pays. En Alsace ou de l’autre côté du Rhin, il ne manque pas de beaux jeunes hommes valeureux qui auraient envie de t’épouser. Fais ton choix ! »
Mais Odile répondait que son choix était déjà fait, qu’elle ne voulait pas se marier, qu’elle n’avait nulle envie de devenir la femme de quelqu’un de ces guerriers comme son père lui en amenait à la douzaine, et qu’elle avait fait vœu au Christ de demeurer toujours à son service. Tant et si bien qu’Adalric recommença à être furieux.
Un jour donc, il annonça à Odile qu’il avait lui-même fait choix d’un mari pour elle et que, bon gré mal gré, elle devrait l’accepter. Le lendemain même les noces seraient célébrées au château. Mais, dans la nuit,la courageuse jeune fille s’enfuit. Un bon pêcheur lui fit traverser le Rhin dans sa barque. Elle courut vers les sapinières épaisses de la Forêt Noire pour y chercher refuge, pensant bien que son père aurait envoyé des cavaliers à sa poursuite. Brusquement, derrière elle, qu’entend-elle ? Le bruit cadencé des chevaux au trot… Elle s’élance, prend le premier sentier venu. Malheur ! Il ne mène nulle part, rien qu’à une grande falaise infranchissable. Elle va être prise, se retourne, le dos appuyé au rocher. Miracle ! Doucement, tout doucement, la pierre s’ouvre. Aux yeux stupéfiés des cavaliers d’Adalric, Odile disparaît, et, à la place où elle s’est enfoncée, une fontaine jaillit, qui coule encore, à ce qu’on raconte, et dont les chrétiens de la Forêt Noire viennent puiser très pieusement l’eau.
Odile sortit du rocher, bien vivante, et les soldats de son père l’accompagnèrent au château avec mille témoignages de grande vénération. Mais comme ils arrivaient à la ville d’Obernai, ils entendirent, de loin, le triste son des cloches battant le glas. Le Duc Aldaric était mort et le cœur d’Odile se serra. Elle n’en voulait point à ce père qui avait été si mauvais père. Ce qui l’inquiétait par-dessus tout, c’était qu’il fût mort dans cet état de fureur contre elle, et de violence, et de péché. Toute la nuit, elle pria en sanglotant le bon Dieu pour qu’il eût pitié de cette âme… Et à l’aube, le ciel s’ouvrit au-dessus d’elle ; une grande lumière l’environna et elle entendit une voix qui disait : « A cause de toi, parce qu’il t’aime, le Seigneur a fait grâce à ton père. Réjouis-toi ! Il est sauvé ! »
Le cœur apaisé, Odile rentra dans son cher monastère. Elle y vécut encore de longues années. Devenue abbesse, elle groupa autour d’elle plus de cent cinquante religieuses, fonda un second couvent au pied du mont, bâtit d’autres hôpitaux. De partout les pèlerins affluèrent pour implorer la Sainte d’Alsace de prier le Ciel en leur faveur. Et, de siècle en siècle, jusqu’à nos jours, combien ont continué à gravir la montagne qui porte le nom de la petite aveugle, à qui Dieu miraculeusement rendit la vue, certains d’y trouver la paix du cœur et de telles leçons de foi et de charité !
Soyez le premier à commenter