Noël de marins

Auteur : Valens, Alfred | Ouvrage : 90 Histoires pour les catéchistes I .

Temps de lec­ture : 7 minutes

La .

Le capi­taine bour­ra sa pipe pour prendre le temps de ras­sem­bler ses idées, en tira deux larges bouf­fées, puis nous dit :

histoire pour les enfants à Noel ; Marins chrétiens« Je me trou­vais au Havre un soir de  ; il fai­sait très froid. Les deux lieu­te­nants de la « Pro­vence » et moi avions sou­pé tard et len­te­ment, pour abré­ger autant que pos­sible la lon­gueur de la soi­rée. Tous les trois, anciens élèves des jésuites, tous les trois fana­tiques des tra­di­tions, nous aurions renon­cé à nos galons plu­tôt qu’à la Messe de minuit, à laquelle les marins ont si rare­ment l’oc­ca­sion d’as­sis­ter. Dés­œu­vrés comme des offi­ciers qui ne sont pas « de quart », nous décré­tâmes d’al­ler faire un bridge au café Tor­to­ni pour pas­ser le temps et attendre minuit.

En tra­ver­sant la place du Théâtre, nous aper­çûmes, sur un banc de pierre, un enfant qui s’é­tait endor­mi. Il était là sans doute depuis un cer­tain temps, car les plis de sa pauvre petite blouse com­men­çaient à être rai­dis par le froid. Nous l’é­veillâmes dou­ce­ment. Il se dres­sa si pâle sous la clar­té du bec de gaz que nous pen­sâmes tout d’a­bord à le conduire chez un phar­ma­cien. Mais le petit gars, habi­tué à la misère, était de robuste consti­tu­tion, et nous com­prîmes vite que c’é­tait la faim seule qui l’a­vait endor­mi. D’un mou­ve­ment ins­tinc­tif, nous plon­geâmes nos mains dans nos gous­sets pour lui don­ner de quoi man­ger. Nous allions lui remettre le pro­duit de notre col­lecte lors­qu’une idée me vint. Si nous don­nons de l’argent à ce petit men­diant, me dis-je, il va cer­tai­ne­ment le por­ter à sa famille. Il ne rece­vra peut-être en échange que quelques croûtes de pain, qui sait… quelques taloches pour n’a­voir pas rap­por­té davan­tage. Pour­quoi donc, pen­sai-je, le petit Jésus qui passe ce soir chez tous les enfants sages qui ont un foyer ne vien­drait-il pas aus­si pour ce miséreux ?

Récit de charité faite à un jeune garçon pauvreMon idée com­mu­ni­quée à mes cama­rades fut par­ta­gée d’en­thou­siasme, car les marins ont bon cœur. Quelques minutes après, enca­drant le gamin, nous péné­trions au café Tortoni.

Un gar­çon zélé se pré­ci­pi­ta pour repous­ser le haillonneux.

« Par­don, lui dis-je, Mon­sieur est avec nous. »

Dans la salle du res­tau­rant, brillam­ment illu­mi­née, les tables étaient déjà enva­hies par les bandes joyeuses pour les­quelles la nuit de Noël n’est, hélas ! qu’une occa­sion de gais réveillons. On riait, on par­lait fort, on buvait. Les dames égre­naient leurs éclats de rire per­çants, les hommes lan­çaient au pla­fond les nuages de fumée de leurs cigares. Notre entrée cau­sa dans la salle un remous de curio­si­té, dont le gosse ne parut nul­le­ment incommodé.

Nous l’ins­tal­lâmes avec nous à une table du centre, et nous lui dîmes :

« Ici, tu es chez toi, com­mande pour ton dîner ce que tu vou­dras. C’est le petit Jésus qui paye.

— Le petit Jésus ? Mais il me connaît pas, moi ! Il vou­dra pas payer pour moi.

— Tu vas voir que si. Nous autres qui l’ai­mons bien, nous le lui avons deman­dé ; appelle le garçon…

— Gar­çon !

— Pas si timi­de­ment que cela ! De la part de l’En­fant Jésus, tu as le droit de com­man­der… Et quand le gar­çon sera là, tu lui diras : « Gar­çon, un cou­vert et la carte, s’il vous plaît. » N’ou­blie pas « s’il vous plaît », parce qu’il faut tou­jours être poli avec ses inférieurs. »

Enfant-Jésus, l'ami des enfants et des pauvresLe gamin, mis à son aise, prit son rôle au sérieux. Il choi­sit les mets qu’il pen­sait aimer le plus : une côte­lette de porc, une andouillette, et beau­coup de gâteaux. Il arro­sa le tout de quelques gor­gées de cidre et man­gea comme un affa­mé qu’il était.

Lors­qu’il fal­lut régler, nous lui don­nâmes un louis de 10 francs (cela se pas­sait en 1910) pour qu’il eût le plai­sir de payer lui-même. Comme la note ne s’é­le­vait qu’à 9 fr. 25, il répé­ta admi­ra­ble­ment sa leçon, en disant, non sans digni­té, au gar­çon ahuri :

« Gar­dez tout ! »

Tout en man­geant, il nous avait racon­té les détails de sa triste exis­tence. Sa mère était connue dans le monde des chif­fon­nières sous le nom de « Thé­rèse » ; son père ne parais­sait à la mai­son que lors­qu’il était ivre, et il bat­tait tout le monde jus­qu’à ce qu’on lui eût don­né de l’argent. L’en­fant, sans direc­tion, et du reste trop jeune encore pour gagner sa vie, rou­lait les rues et quê­tait sur les places pour pro­cu­rer à ses petites sœurs et à lui-même de quoi man­ger du pain et quelques ron­delles de sau­cis­son les jours de bonne recette.

Lorsque la Messe son­na, nous lui deman­dâmes s’il vou­lait venir voir de près le petit Jésus qui lui avait pro­cu­ré ce bon repas :

« Y me connaî­tra pas, nous répon­dit le gosse.

— Nous te ferons faire sa connaissance. »

Nous le menâmes à la crèche, devant laquelle il s’ex­ta­sia. Vive­ment impres­sion­né par la foule, par les illu­mi­na­tions, par les chants et le jeu puis­sant des orgues, il res­ta pen­dant tout le temps de l’of­fice dans l’é­mer­veille­ment d’un rêve féerique.

Ce petit men­di­got délu­ré nous avait inté­res­sé par ses saillies ; nous vou­lûmes que le petit Jésus lui pro­cu­rât ce soir-là l’illu­sion com­plète de la for­tune. Nous le char­geâmes donc d’al­ler lui-même appe­ler une auto pour le recon­duire chez lui, non sans avoir au préa­lable glis­sé dans la poche de son pan­ta­lon une pièce de cent sous pour cha­cune de ses petites sœurs.

À la porte du tau­dis, où d’ailleurs sa mère s’in­quié­tait peu de lui, nous lui dîmes :

« Tu nous a racon­té que ton père pré­tend qu’il n’y a pas de bon Dieu ?

— Oui, il dit comme ça qu’il est socia­liste et qu’il n’y a pas de bon Dieu.

— Eh bien ! rap­pelle-toi tou­jours que ce petit Jésus, que tu as vu ce soir, qui t’a pro­cu­ré tant de bonnes choses et tant de plai­sirs, c’est le bon Dieu qui aime les pauvres, ce bon Dieu dont tu entends dire tant de mal.

— Pas pos­sible ! Eh bien, je m’en sou­vien­drai toujours !

Et il s’en est tou­jours sou­ve­nu, car le petit men­di­got devint par la suite le pupille de la « Tran­sat ». Aujourd’­hui il est un de ses timo­niers les plus cotés, et lors­qu’il est dans un port le jour de Noël, il aime­rait mieux ne plus navi­guer jamais que de man­quer sa Messe de minuit.

Alfred Valens.

Crèche de Noël des Marins - Ex-voto, crèche dans une coque de bateau

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