La Charité.
Le capitaine bourra sa pipe pour prendre le temps de rassembler ses idées, en tira deux larges bouffées, puis nous dit :
« Je me trouvais au Havre un soir de Noël ; il faisait très froid. Les deux lieutenants de la « Provence » et moi avions soupé tard et lentement, pour abréger autant que possible la longueur de la soirée. Tous les trois, anciens élèves des jésuites, tous les trois fanatiques des traditions, nous aurions renoncé à nos galons plutôt qu’à la Messe de minuit, à laquelle les marins ont si rarement l’occasion d’assister. Désœuvrés comme des officiers qui ne sont pas « de quart », nous décrétâmes d’aller faire un bridge au café Tortoni pour passer le temps et attendre minuit.
En traversant la place du Théâtre, nous aperçûmes, sur un banc de pierre, un enfant qui s’était endormi. Il était là sans doute depuis un certain temps, car les plis de sa pauvre petite blouse commençaient à être raidis par le froid. Nous l’éveillâmes doucement. Il se dressa si pâle sous la clarté du bec de gaz que nous pensâmes tout d’abord à le conduire chez un pharmacien. Mais le petit gars, habitué à la misère, était de robuste constitution, et nous comprîmes vite que c’était la faim seule qui l’avait endormi. D’un mouvement instinctif, nous plongeâmes nos mains dans nos goussets pour lui donner de quoi manger. Nous allions lui remettre le produit de notre collecte lorsqu’une idée me vint. Si nous donnons de l’argent à ce petit mendiant, me dis-je, il va certainement le porter à sa famille. Il ne recevra peut-être en échange que quelques croûtes de pain, qui sait… quelques taloches pour n’avoir pas rapporté davantage. Pourquoi donc, pensai-je, le petit Jésus qui passe ce soir chez tous les enfants sages qui ont un foyer ne viendrait-il pas aussi pour ce miséreux ?
Mon idée communiquée à mes camarades fut partagée d’enthousiasme, car les marins ont bon cœur. Quelques minutes après, encadrant le gamin, nous pénétrions au café Tortoni.
Un garçon zélé se précipita pour repousser le haillonneux.
« Pardon, lui dis-je, Monsieur est avec nous. »
Dans la salle du restaurant, brillamment illuminée, les tables étaient déjà envahies par les bandes joyeuses pour lesquelles la nuit de Noël n’est, hélas ! qu’une occasion de gais réveillons. On riait, on parlait fort, on buvait. Les dames égrenaient leurs éclats de rire perçants, les hommes lançaient au plafond les nuages de fumée de leurs cigares. Notre entrée causa dans la salle un remous de curiosité, dont le gosse ne parut nullement incommodé.
Nous l’installâmes avec nous à une table du centre, et nous lui dîmes :
« Ici, tu es chez toi, commande pour ton dîner ce que tu voudras. C’est le petit Jésus qui paye.
— Le petit Jésus ? Mais il me connaît pas, moi ! Il voudra pas payer pour moi.
— Tu vas voir que si. Nous autres qui l’aimons bien, nous le lui avons demandé ; appelle le garçon…
— Garçon !
— Pas si timidement que cela ! De la part de l’Enfant Jésus, tu as le droit de commander… Et quand le garçon sera là, tu lui diras : « Garçon, un couvert et la carte, s’il vous plaît. » N’oublie pas « s’il vous plaît », parce qu’il faut toujours être poli avec ses inférieurs. »
Le gamin, mis à son aise, prit son rôle au sérieux. Il choisit les mets qu’il pensait aimer le plus : une côtelette de porc, une andouillette, et beaucoup de gâteaux. Il arrosa le tout de quelques gorgées de cidre et mangea comme un affamé qu’il était.
Lorsqu’il fallut régler, nous lui donnâmes un louis de 10 francs (cela se passait en 1910) pour qu’il eût le plaisir de payer lui-même. Comme la note ne s’élevait qu’à 9 fr. 25, il répéta admirablement sa leçon, en disant, non sans dignité, au garçon ahuri :
« Gardez tout ! »
Tout en mangeant, il nous avait raconté les détails de sa triste existence. Sa mère était connue dans le monde des chiffonnières sous le nom de « Thérèse » ; son père ne paraissait à la maison que lorsqu’il était ivre, et il battait tout le monde jusqu’à ce qu’on lui eût donné de l’argent. L’enfant, sans direction, et du reste trop jeune encore pour gagner sa vie, roulait les rues et quêtait sur les places pour procurer à ses petites sœurs et à lui-même de quoi manger du pain et quelques rondelles de saucisson les jours de bonne recette.
Lorsque la Messe sonna, nous lui demandâmes s’il voulait venir voir de près le petit Jésus qui lui avait procuré ce bon repas :
« Y me connaîtra pas, nous répondit le gosse.
— Nous te ferons faire sa connaissance. »
Nous le menâmes à la crèche, devant laquelle il s’extasia. Vivement impressionné par la foule, par les illuminations, par les chants et le jeu puissant des orgues, il resta pendant tout le temps de l’office dans l’émerveillement d’un rêve féerique.
Ce petit mendigot déluré nous avait intéressé par ses saillies ; nous voulûmes que le petit Jésus lui procurât ce soir-là l’illusion complète de la fortune. Nous le chargeâmes donc d’aller lui-même appeler une auto pour le reconduire chez lui, non sans avoir au préalable glissé dans la poche de son pantalon une pièce de cent sous pour chacune de ses petites sœurs.
À la porte du taudis, où d’ailleurs sa mère s’inquiétait peu de lui, nous lui dîmes :
« Tu nous a raconté que ton père prétend qu’il n’y a pas de bon Dieu ?
— Oui, il dit comme ça qu’il est socialiste et qu’il n’y a pas de bon Dieu.
— Eh bien ! rappelle-toi toujours que ce petit Jésus, que tu as vu ce soir, qui t’a procuré tant de bonnes choses et tant de plaisirs, c’est le bon Dieu qui aime les pauvres, ce bon Dieu dont tu entends dire tant de mal.
— Pas possible ! Eh bien, je m’en souviendrai toujours !
Et il s’en est toujours souvenu, car le petit mendigot devint par la suite le pupille de la « Transat ». Aujourd’hui il est un de ses timoniers les plus cotés, et lorsqu’il est dans un port le jour de Noël, il aimerait mieux ne plus naviguer jamais que de manquer sa Messe de minuit.
Alfred Valens.
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