Septième commandement.[1]
Ding, ding, dong ! ding, ding, dong !
En ce beau soir de mai, Marie-Odile, la petite cloche, fidèle à son office quotidien, appelle à Complies les habitants d’Etial-aux-Sapins.
Tandis que tinte le frêle carillon au creux de la vallée, les fidèles arrivent à pas pressés au rendez-vous paroissial du soir.
Il en vient de partout : du village paisible, des fermes cachées au pied de la montagne toute bleue, des hameaux reliés les uns aux autres par des lacets de sentiers roses.
Il en vient de partout.
Maintenant la cloche s’est tue pour écouter les voix simples des paysans qui adressent au Bon Dieu la prière du soir chantée.
« Celui qui se repose à l’ombre du Tout-Puissant, Celui-là dit au Seigneur : « Tu es ma citadelle, mon Dieu en qui je me confie. »
La prière monte, monte.
Elle s’échappe par envolées, à travers les fenêtres gothiques de la petite église, comme si elle voulait courir toute la vallée.
■
Dans la nuit qui vient, une silhouette furtive, qui avançait le long de la rue, s’est arrêtée près de l’église.
Un homme a écouté un instant, lui aussi, la voix du psaume :
« Celui qui se repose à l’ombre du Tout-Puissant… »
puis il est reparti avec un rire cynique.
Et maintenant voici qu’il s’éloigne comme un homme sans raison vers la profondeur solennelle des montagnes.
Brusquement, il s’arrête encore ; tendu, il écoute.
Au-dessus de lui, dans les sapins majestueux, mille voix d’oiseaux redisent une cantate toute pure… une prière du soir.
L’homme croit rêver ; à ses oreilles bourdonnantes les oiseaux redisent une cantate toute pure…
« Celui qui se repose à l’ombre du Tout-Puissant… »
N’en pouvant plus, il fuit de nouveau pour ne plus rien entendre, mais le vent qui s’élève et la source qui jaillit lui répètent sans arrêt :
« Celui qui se repose à l’ombre du Tout-Puissant, Le Seigneur le préservera. »
Plus sombre, plus farouche que jamais, il rugit de colère et martèle rageusement le sol de ses talons.
Il arrive enfin de l’autre côté du val, au bord d’une éclaircie où s’étendent des champs de lin.
Il les regarde avec une satisfaction méchante de bête de proie. « Enfin, me venger ! » murmure-t-il.
■
Depuis des mois et des années, Louis Duroux a le cœur tenaillé par une tentation terrible… ce soir il va succomber.
S’il est venu dans la nuit, c’est pour mettre à exécution un ténébreux projet.
Il a un champ à lui… là… parmi les autres et il rêve depuis longtemps de l’agrandir ; seulement la veuve qui possède l’autre champ tant convoité qui est voisin du sien ne veut à aucun prix le vendre : il fait partie du patrimoine de son mari et elle juge indigne d’en priver son fils pour servir l’ambition de Louis Duroux.
Aussi, ce dernier a décidé qu’il aurait la terre coûte que coûte : puisqu’on ne veut pas la lui vendre il la volera et, ce soir, il s’apprête, le malheureux, à reculer les trois bornes de séparation.
Geste criminel qui ne reste jamais impuni.
Avant de commencer sa triste besogne, il regarde avec appréhension le grand Christ du calvaire érigé en haut du chemin. Il se rappelle encore…
« Celui qui se repose à l’ombre du Tout-Puissant, Le Seigneur le préservera. »
Qu’importe !
Le sort en est jeté, Louis Duroux prend les bornes, les déplace en volant la terre de la veuve et s’enfuit dans la nuit.
■
Voici le moment des récoltes arrivé.
Louis triomphe : nul ne s’est aperçu de rien et, dès cette année, il aura un profit appréciable.
Dans le champ de sa voisine comme dans le sien on récolte maintenant le lin.
Il serait peut-être moins tranquille s’il s’apercevait que, depuis un moment, un ancien du pays, le père Jacques, regarde avec une attention aiguë l’ombre de la croix qui s’allonge sur le champ de Duroux.
« Étrange, dit le père Jacques. Je suis sûr que les autres années à pareille époque et à l’heure de midi, l’ombre de la croix ne dépassait pas la limite du champ de la veuve Noiré ; et voici qu’elle s’étale maintenant largement sur le terrain de Duroux ! »
Intrigué, mais très sûr de lui, le père Jacques est allé consulter l’instituteur et l’adjoint, et, tandis que tout le monde se repose à l’heure chaude de midi, tous trois, aidés du cadastre communal, ont mesuré discrètement les champs.
Épreuve concluante qui confirme les observations silencieuses du père Jacques.
S’il est, dans nos mœurs paysannes, un acte universellement honni, c’est celui qu’avait accompli Louis Duroux.
Reculer les bornes !
Cet acte méritait un châtiment. Ce juste châtiment ne lui sera pas épargné.
■
Deux heures : reprise du travail !
Duroux attend ses ouvriers dans son champ. Tout à coup, il les voit venir accompagnés d’une foule de gens du village en tête de laquelle il reconnaît avec stupeur le maire, l’adjoint et l’instituteur.
En un instant, il se voit cerné puis conduit au pied de la croix où tous les paysans lui crient durement et d’une seule voix : « L’ombre de la croix t’a dénoncé, lâche ! »
L’ombre de la croix… est-ce possible ?
Duroux chancelle ; il se rappelle avec terreur tous les avertissements qu’il avait reçus au cours de la triste soirée de son sabotage.
Il se souvient du psaume :
« Celui qui repose à l’ombre du Tout-Puissant, Le Seigneur le préservera. »
C’était donc vrai !
Duroux n’est plus qu’une loque effondrée que tous regardent avec tristesse ; à l’homme cupide et orgueilleux a succédé un être déchu qui se voit profondément méprisable et voudrait disparaître.
Il sent avec terreur l’implacable châtiment de justice fondre sur lui. Il semble que rien ne pourra jamais plus le sortir de sa torpeur, rien… si, pourtant.
À côté de lui, une voix d’enfant vient de murmurer :
« Louis, je vous pardonne au nom de papa parce que je suis chrétien. »
Lentement, Duroux se redresse, il regarde l’orphelin qui vient de prononcer ces paroles qu’il n’attendait pas. Prenant les mains du petit, il les serre bien fort en disant : « Pardon ! » tandis que deux grosses larmes coulent sur son visage tanné.
Les paysans se sont reculés, puis sont partis un à un, sans un mot.
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Le soir même, les bornes avaient repris leur place…
Au village, Marie-Odile, la petite cloche, tintait joyeusement. Grâce au pardon d’un petit chrétien, un vieux pécheur endurci se repentait sincèrement et répétait lui aussi dans l’humilité de son cœur :
« Celui qui se repose à l’ombre du Tout-Puissant, Le Seigneur le préservera. »
L. Demetz.
- [1] Le bien d’autrui tu ne prendras, ni retiendras injustement.↩
Bien belle histoire en vérité !
« Bien mal acquis ne profite jamais » pourrait en être la morale !
Amitiés à tous. En union de prières.
Oui, c’est la morale principale. On peut aussi y ajouter le bel exemple du pardon et, au travers du verset de psaume répété, on voit que le Dieu Tout-Puissant est la crainte du pécheur ou la protection des saints.