Les rois mages

Auteur : Mistral, Frédéric | Ouvrage : Mémoires et souvenirs .

Temps de lec­ture : 7 minutes

À la rencontre des Rois. – La .

– C’est demain la fête des Rois Si vous vou­lez les voir arri­ver, allez vite à leur ren­contre, enfants, et por­tez-leur quelques présents.

Voi­là, de notre temps, ce que disaient les mères, la veille du jour des Rois.

Les enfants à la rencontre des rois mages en Provence

Et en avant toute la mar­maille, les enfants du vil­lage ; nous par­tions enthou­siastes à la ren­contre des rois Mages, qui venaient à Maillane, avec leurs pages, leurs cha­meaux et toute leur suite, pour ado­rer l’En­fant Jésus.

– Où allez-vous, enfants ?

– Nous allons au-devant des Rois !

Et ain­si , tous ensemble, mioches ébou­rif­fés et petites blon­di­nettes, avec nos calottes et nos petits sabots, nous filions sur le che­min d’Arles, le cœur tres­saillant de joie, les yeux rem­plis de visions. Et nous por­tions à la main, comme on nous l’a­vait recom­man­dé, des fouaces pour les Rois, des figues sèches pour les pages et du foin pour les chameaux.

Jours crois­sants,
Jours cui­sants.

C’é­tait au com­men­ce­ment de jan­vier et la bise souf­flait : c’est vous dire qu’il fai­sait froid. Le soleil des­cen­dait, tout pâle, vers le Rhône. Les ruis­seaux étaient gla­cés, l’herbe était flé­trie. Des saules dépouillés, les branches rou­geoyaient. Le rouge-gorge et le roi­te­let sau­taient, fré­tillants, de branche en branche, et l’on ne voyait per­sonne aux champs, à part quelque pauvre veuve qui met­tait sur sa tête son tablier rem­pli de souches, ou quelque vieillard en haillons qui cher­chait des escar­gots au pied d’une haie.

– Où allez-vous si tard, petits ?

– Nous allons au-devant des Rois !

Et la tête en arrière, fiers comme Arta­ban, en riant, en chan­tant, en cou­rant à cloche-pied, ou en fai­sant des glis­sades, nous che­mi­nions sur la route crayeuse, balayée par le vent.

Puis le jour bais­sait. Le clo­cher de Maillane dis­pa­rais­sait der­rière les arbres, der­rière les grands cyprès noirs ; et la cam­pagne s’é­ten­dait tout là-bas, vaste et nue. Nous por­tions nos regards aus­si loin que pos­sible, à perte de vue, mais en vain ! Rien ne parais­sait, si ce n’est quelques fagots d’é­pines empor­tés par le vent dans les chaumes. Comme cela a lieu dans les soi­rées d’hi­ver, tout était triste et muet.

Epiphanie en Provence par Frédéric MistralPar­fois, cepen­dant, nous ren­con­trions un ber­ger, pelo­ton­né dans sa limou­sine, qui venait de gar­der ses brebis.

– Mais, où allez-vous, enfants, si tard ?

– Nous allons au-devant des Rois… Ne pour­riez-vous pas nous dire s’ils sont encore bien éloignés ?

– Ah ! les Rois ?… C’est vrai… Ils arrivent là-der­rière. Vous allez bien­tôt les voir.

Et de cou­rir, et de cou­rir au-devant des Rois, avec nos gâteaux, nos petites fouaces et des poi­gnées de foin pour les chameaux.

Puis le jour tom­bait. Le soleil, noyé dans un gros nuage, s’é­va­nouis­sait peu à peu. Les babils folâtres se cal­maient un brin. Le vent deve­nait plus froid. Et les plus cou­ra­geux mar­chaient avec retenue.

Tout d’un coup :

– Les voilà !

Un cri de joie folle par­tait de toutes les bouches. Et la magni­fi­cence de la pompe royale illu­mi­nait nos yeux. Un rejaillis­se­ment, un triomphe de cou­leurs splen­dides embra­sait le cou­chant. D’é­normes lam­beaux de pourpre flam­baient ; une demi-cou­ronne d’or et de rubis, lan­çant dans le ciel un cercle de longs rayons, ren­dait l’ho­ri­zon éblouissant.

– Les Rois les Rois !… Voyez leur cou­ronne ! voyez leurs man­teaux, leurs dra­peaux, leur cava­le­rie et leurs chameaux !

Coucher de soleil d'hivers

Et nous res­tions tout ébau­bis !… Mais bien­tôt cette splen­deur, cette gloire, der­nière flam­bée du soleil cou­chant, se fon­dait, s’é­tei­gnait peu à peu dans les nuages ; et, stu­pé­faits, bouche béante, dans la cam­pagne sombre, ter­ri­fiante, nous nous trou­vions tout seulets.

– Où donc ont pas­sé les Rois ?

– Der­rière la montagne.

La chouette miau­lait. La peur nous sai­sis­sait ; et, dans le cré­pus­cule, nous nous en retour­nions penauds, en gri­gno­tant les gâteaux, les fouaces et les figues que nous avions appor­tés pour les Rois.

Et quand enfin nous arri­vions à nos maisons :

– Eh bien les avez-vous vus ? nous disaient nos mères.

– Non ! Ils ont pas­sé d’un autre côté, der­rière la montagne.

– Mais quel che­min avez-vous donc pris ?

– Le che­min d’Arles.

– Ah mes pauvres enfants, les Rois ne viennent pas de ce côté. C’est du Levant qu’ils viennent. Par­di, il vous fal­lait prendre le vieux Che­min de Rome… Ah ! comme c’é­tait beau, si vous aviez vu !… si vous aviez vu, quand ils sont entrés dans Maillane ! Les tam­bours, les trom­pettes, les pages, les cha­meaux, quel brou­ha­ha ! mon Dieu !… Main­te­nant ils sont à l’é­glise, en ado­ra­tion. Après dîner, vous irez les voir.

Nous dînions vite ; puis, nous cou­rions à l’é­glise. Et dans l’é­glise comble, dès notre entrée, l’orgue, accom­pa­gnant le chant de tout le peuple, com­men­çait len­te­ment, puis conti­nuait d’une voix for­mi­dable le superbe Noël :

Ce matin
J’ai ren­con­tré le train
De trois grands rois qui par­taient en voyage
Ce matin J’ai ren­con­tré le train
De trois grands rois des­sus le grand chemin.

L'adoration des MagesNous autres, affo­lés par la curio­si­té, nous nous fau­fi­lions entre les jupons des femmes, jus­qu’à la cha­pelle de la Nati­vi­té ; et là, sur l’au­tel, nous voyions la belle Étoile ! Nous voyions les trois rois Mages en man­teaux rouge, jaune et bleu, qui saluaient l’en­fant Jésus : le roi Gas­pard avec sa cas­so­lette d’or ; le roi Mel­chior avec son encen­soir, et le roi Bal­tha­zar avec son vase de myrrhe ! Nous admi­rions les galants pages qui por­taient la queue des man­teaux traî­nants ; les cha­meaux bos­sus qui éle­vaient la tête sur l’âne et le bœuf ; la sainte Vierge et saint Joseph ; puis, tout alen­tour, sur une petite mon­tagne de papier bar­bouillé, les ber­gers, les ber­gères, qui por­taient des fouaces, des paniers d’œufs et des langes ; le Meu­nier, qui tenait un sac de farine ; la Fileuse, qui filait ; l’É­ba­hi qui s’é­mer­veillait ; le Rémou­leur, qui remou­lait ; l’Hô­te­lier ahu­ri qui, réveillé en sur­saut, ouvrait sa fenêtre, et tous les san­tons qui figurent à la Crèche ; mais celui que nous regar­dions le plus, c’é­tait le roi Maure.

Par­fois, depuis lors, quand viennent les Rois, je vais me pro­me­ner, à la chute du jour, sur le che­min d’Arles. Le rouge-gorge et le roi­te­let y vol­tigent tou­jours le long des haies ; tou­jours quelque vieux cherche, comme jadis, des escar­gots dans l’herbe, et la chouette miaule tou­jours. Mais dans les nuages du cou­chant, je ne vois plus les illu­sions, je ne vois plus la gloire ni la cou­ronne des vieux Rois.

– Où ont pas­sé les Rois ?

– Der­rière la montagne.

Fré­dé­ric Mistral
in Mémoires et sou­ve­nirs (Tra­duit du provençal)

Tableau - L'adoration des Mages

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