XVIII
Mtésa, roi de l’Ouganda, un jour de juin 1879, donnait au Père Lourdel, père Blanc, un terrain sur l’une des sept collines de Roubaga, sa capitale ; en face du paganisme, en face du protestantisme installé là depuis 1876, la première pierre de la mission de l’Ouganda était posée, et dans Rome, l’autre ville aux Sept Collines, on se réjouissait.
« Je veux apprendre à lire, » disait au Père Lourdel en 1879 un indigène de l’Ouganda. Et le Père de répondre : « Bien volontiers, mais il faudra aussi apprendre à connaître et à aimer Dieu. » Alors l’indigène, dont le nom était Mabwanda, lui répliquait : « Tu as raison : j’ai été chez les musulmans ; à les en croire, on peut se permettre tout ; il suffit, pour redevenir innocent, de se laver avec de l’eau ou du sable. J’ai été aussi chez les protestants, sans y trouver ce que je cherche ; mon cœur demeure insatisfait. » Mabwanda consentait à apprendre le Credo ; d’autres bientôt le suivaient ; dès le mois de mars 1880, ils étaient déjà nombreux ; et, le 27 mars, jour du samedi saint, les quatre plus dignes étaient baptisés… Baptisés secrètement, avant le jour ; cette église se tenait encore aux catacombes. La vie cachée de la catholicité, sur terre d’Ouganda, avait commencé.
Quelques années se passaient : la petite chrétienté se développait, parmi beaucoup d’épreuves. Soudainement, le nouveau roi Mouanga se laissa persuader que les chrétiens, — ces Européens, — mettaient ses États en péril. Un de ses conseillers, Moukasa, chrétien lui-même, tentait de prendre leur défense : le 15 novembre 1885, il le faisait décapiter, et Moukasa ouvrait un long cortège de victimes. Le 17 novembre, un édit royal paraissait : Mort aux chrétiens ! dehors les missionnaires ! tel était le sens de l’édit. Le roi fit venir tous ses pages, par petits groupes, leur demanda s’ils priaient avec les blancs, fit couper l’oreille à l’un d’eux, puis parut s’apaiser, et de nouveau se déchaîna contre la présence de ces chrétiens : les vieilles divinités païennes, disait-il, se vengeaient, en lui infligeant des défaites navales, en multipliant les incendies sur ses terres. L’orage allait gronder : un chef des pages, Charles Louanga, baptisait ceux de ses camarades dont l’instruction n’était pas encore achevée. Parmi eux, il y en avait un, tout jeune encore, — il s’appelait Kizito, — qui avait peur d’avoir peur lorsqu’il faudrait mourir ; et Louanga lui disait : « Nous nous tiendrons par la main pour mourir ensemble. » Mouanga rassemblait ses pages : « Êtes-vous donc tous chrétiens ? — Oui, maître, nous le sommes. — Et vous voulez le rester ? — Oui, toujours jusqu’à la mort. — Qu’on les tue ! » Il donnait l’ordre de les lier, de leur faire faire soixante kilomètres ; là-bas un bûcher les attendait. Le lugubre cortège partait, sous la bénédiction du Père Lourdel. Et Mouanga ripostait aux protestations des missionnaires en faisant exécuter le commandant de sa garde, qui était un chrétien… Sur la route interminable, les pages condamnés au bûcher cheminaient péniblement, se heurtant les uns contre les autres, tant étaient gênants, par leur étroitesse, les liens qui les enchaînaient. Ceux qui se plaignaient, ceux qui ne pouvaient plus avancer, on les tuait. La veille de l’Ascension de 1886, le bûcher s’alluma : Louanga et ses compagnons rayonnaient de joie. « Entendez-vous ces idiots ? ricanait un des bourreaux. On dirait vraiment qu’ils vont à la noce et que nous allons leur servir un festin ! » Louanga fut détaché de la petite troupe : on lui brûla, savamment, les pieds et les jambes, en laissant intact, tout d’abord, le haut du corps. « Prie ton Dieu, raillait-on, qu’il vienne te sortir de là ! » Et Louanga ripostait : « Il me semble que c’est de l’eau fraîche que tu me verses sur les pieds. » Les Livres Saints représentent Dieu comme se riant de ses ennemis : ainsi Louanga se riait-il d’eux, pendant que l’on carbonisait tous ses membres l’un après l’autre. Les treize autres pages furent enveloppés chacun dans une claie de roseaux et entassés sur un seul bûcher : les roseaux s’enflammèrent, et le crépitement de ces torches vivantes ne pouvait étouffer un murmure de prières, par lequel elles s’offraient elles-mêmes en sacrifice. Il y avait là trois petits pages encore, presque des enfants, auxquels le bourreau avait reçu ordre de faire grâce.
Astucieusement il leur avait dit : « Promettez de ne plus prier, et l’on vous fera grâce. » Il les voyait prier, il les entendait réclamer leur fagot, eux aussi, désireux qu’ils étaient d’être traités comme les autres, étant chrétiens comme eux. Mais l’ordre de grâce de Mouanga les condamnait à vivre : un d’eux, trente-six ans plus tard, dans Saint-Pierre de Rome, assistera à la cérémonie solennelle dans laquelle ses camarades martyrs seront proclamés bienheureux.
Il y avait un ordre royal que le bourreau aurait bien voulu ne pas exécuter ; son propre fils était chrétien : « Je te cacherai, » lui disait-il. Mais, non, le jeune homme répliquait : « Le roi veut que je meure… Me cacher, c’est t’exposer à la mort. Je sais pourquoi je meurs. Père, tue-moi ! » Le père n’eut pas le courage de le faire monter sur le bûcher ; d’un coup de massue, un de ses aides lui brisa la nuque. La sœur d’un des martyrs criait : « Tuez-moi aussi, je prie comme lui. — On nous a envoyés tuer des hommes et non pas des femmes, » lui répondaient les exécuteurs. Ils l’arrêtaient, la conduisaient à un haut fonctionnaire. « Je veux t’épouser, » lui disait celui-ci. Et elle : « Je ne suis pas venue pour être mariée, mais pour être tuée, parce que je suis chrétienne. » On commençait d’être saturé de sang… Au lieu que les chrétiens fussent terrorisés, c’étaient les exécuteurs royaux qui se sentaient dégoûtés. À quoi bon, à quoi bon, ce bûcher, puisque un page païen, qu’on avait failli par erreur y faire monter, s’en venait trouver les missionnaires et leur disait : « On m’a accusé faussement d’être chrétien, mais je veux maintenant le devenir, de sorte que si je meurs, je saurai pourquoi ! » Sur ces sanglantes assises, l’Église de l’Ouganda était définitivement fondée.
Le cardinal Lavigerie, dans son archevêché de Carthage, accueillait ces nouvelles avec une paternelle fierté : cette race noire, qui par de telles immolations se montrait si digne du Christ, il l’avait adoptée ; il se préparait à la défendre contre les marchands d’esclaves qui faisaient les noirs captifs et les emmenaient, comme un vil bétail, sur les marchés du Maroc, ou d’Abyssinie, ou d’Arabie ; il se préparait à soulever, contre ces esclavagistes, les nations chrétiennes de l’Europe. En 1888, dans l’audience solennelle où Léon XIII lui confiait ce magnifique mandat, le plus beau dont un homme, le plus beau dont un prêtre du Christ pût être investi, Lavigerie avait autour de lui douze noirs, qu’il avait, d’Afrique, amenés à Rome, et sur leurs têtes crépues il semblait qu’il y eût un reflet de l’auréole qui déjà semblait se poser sur la tête de leurs frères de race, les martyrs de l’Ouganda. En 1890, lorsqu’il ouvrait par un discours à Saint-Sulpice le Congrès antiesclavagiste de Paris, quatorze noirs étaient là présents, escortant Mgr Livinhac, l’évêque de l’Ouganda ; l’un d’eux était le fils d’un des martyrs, et un autre était ce chrétien sur lequel s’était exercée, en lui coupant l’oreille, la cruauté du roi Mouanga. En plein congrès, sur l’estrade, Lavigerie les embrassait tous deux et disait au premier : « Ton père est au ciel, mais tu as un père sur la terre, et ce père, c’est moi. »
À cette date, quatre ans après les bûchers, l’Église de l’Ouganda était encore une persécutée. Mais à partir de 1892, la mission connut des jours plus calmes : alors, parmi les païens, les conversions en masse commencèrent, et à la fin du siècle on vit des centaines de noirs protestants s’acheminer vers l’Église romaine.
Le Père Lourdel, le premier pionnier, qui était disparu en 1890, laissait derrière lui deux mille cent quatre-vingt-dix fidèles ; au début de la Grande Guerre, on en comptait cent quarante-trois mille ; en 1933, le chiffre s’élevait à deux cent quatre-vingt-huit mille ; et plus de quatre-vingt-trois mille catéchumènes étaient impatiemment jaloux de devenir des néophytes. Le Christ, venu pour racheter tous les hommes, a pu présenter à son Père, entre 1879 et 1933, quatre cent quatre-vingt-dix mille catholiques noirs, originaires de l’Ouganda.
Voilà, certes, un somptueux bilan. Je me revois à l’âge de dix ans, regardant sur une carte d’Afrique le profil du lac Victoria, dont il commençait d’être beaucoup question depuis les explorations de Stanley. Le prêtre de Rome n’avait pas encore frôlé ces rives. Cinquante ans ont passé, et je constate une fois l’an, à l’office liturgique des bienheureux martyrs de l’Ouganda, que Rome m’a donné comme protecteurs, dans l’au-delà, quelques-uns de ces jeune noirs qui, lorsqu’ils avaient mon âge, ne la connaissaient pas encore et n’avaient encore jamais entendu parler du Dieu de Rome, le Christ ; et sur la mappemonde qui retient continuellement les regards du préfet de la Propagande, ce désert spirituel d’il y a un demi-siècle apparaît aujourd’hui comme la patrie d’un demi-million de catholiques, dont l’affection se partage entre les sept collines de Roubaga et les sept collines de Rome.
Ces chrétiens de l’Ouganda, ils sont, comme les Français du moyen âge, des bâtisseurs d’églises : ils font à Roubaga ce que nos ancêtres faisaient à Chartres ou à Saint-Pierre-de-Dives, charriant des pierres pour l’honneur de la Madone ou de l’Apôtre Pierre, ou charriant des vivres pour alimenter, sur le champ même de leur travail, maçons et imagiers. Il fallut quinze cent mille briques pour que s’élevât dans toute son ampleur, de 1911 à 1924, la cathédrale de Roubaga ; le transport de ces briques ne coûta pas un centime aux missionnaires. Tout chrétien qui venait aux offices passait devant le four ; suivant qu’il fût débile ou trapu, il prenait deux briques ou bien en prenait quatre, et les transportait sur le chantier. En tête de ces vaillants manœuvres qui besognaient gratis pour Dieu, il y avait Stanislas Mougwanga, le régent même du royaume : jamais il n’allait à la messe sans apporter ses briques, comme si le premier hommage qu’il voulût rendre à son Dieu consistait à le loger glorieusement.
Parmi ces noirs chrétiens, quelques-uns sont membres des assemblées qui font les lois : bonne fortune pour la morale du Christ !
Désormais, et c’est une grande joie pour les missionnaires, protecteurs naturels de la dignité féminine, il n’est plus permis aux pères de vendre d’avance leurs fillettes à de futurs maris, il ne leur est plus permis d’unir leurs filles à des païens qui sont déjà mariés. Peu à peu, le Christ met son empreinte sur les lois de l’Ouganda ; et grâce aux Sœurs Blanches, qui ont le respect et l’amitié des femmes noires, la morale du Christ entre dans les foyers.
Nombreux aussi sont les noirs, nombreuses sont les femmes noires, qui travaillent directement au progrès de la foi. Lavigerie naguère avait dit : « Il faut que la réforme de l’Afrique soit accomplie par les Africains. » Ce programme est suivi en Ouganda. En 1928, les missionnaires étaient aidés par dix-sept cent quatorze catéchistes.
En croissance, aussi, sont les religieuses noires, les « Banna-kibira », comme on les appelle, dont le premier noviciat s’ouvrait il y a vingt et un ans : elles sont actuellement, dans trente-huit résidences, cent quatre-vingt-quatre professes, trente novices, plus de cent vingt postulantes. Et quant au clergé noir, dont les quarante et un membres dirigent actuellement huit paroisses, il est assurément digne d’espérance, puisqu’en 1931 le petit séminaire comptait cent dix-huit élèves, et le grand séminaire soixante élèves. Les instructions répétées de Benoît XV et de Pie XI au sujet de la formation du clergés. indigènes ne furent pas attendues par les Pères Blancs : ce qui, là-bas, sous leur égide, est vraiment en formation, c’est une Église vraiment indigène, une Église de terroir, une Église qui a déjà ses saints indigènes, une Église qui en 1920 donnait à Benoît XV l’occasion de « proclamer à la face du monde », du haut de la chaire de Pierre, que dans l’Église catholique il n’y a pas de distinction de couleurs et que, avec la grâce de Dieu, les noirs tout aussi bien que les blancs peuvent monter sur les autels.
Les Pères Blancs font des merveilles, aussi, dans le Soudan français : le Père Hacquart, à la fin du XIXe siècle, y fut un grand constructeur, dont la vie fut malheureusement trop brève.
Abdoullah, serviteur de Dieu : c’est sous ce nom qu’on le connaissait à Tombouctou, et les diverses races de là-bas, Peulhs, Bambaras, Arabes, ne prononçaient jamais ce nom sans y ajouter quelque titre honorifique. Fort d’un tel prestige, le Père se dévouait corps et âme à l’éducation et au relèvement des noirs. Il regardait l’avenir, tout le Soudan s’ouvrant aux blancs, à leurs fonctionnaires, à leur commerce : il faudrait des noirs instruits pour servir d’intermédiaires entre ces blancs et la masse noire ; le Père Hacquart voulait que ses chrétiens jouassent bientôt ce rôle, qu’ils devinssent une élite dans le monde noir, et que les services sociaux qu’ils rendraient à leurs frères profitassent au bon renom du Christ, leur Dieu. Il leur faisait apprendre tous les métiers utiles ; il introduisait chez eux des cultures plus productrices que celles dont jusque-là ils s’occupaient. Il luttait contre la famine, d’abord parce que son maître le Christ avait nourri les foules, et puis parce que derrière le spectre de la faim, il apercevait se dresser un autre spectre, celui des marchands d’esclaves. Toujours eux, guettant partout : ah ! les vilaines gens ! Parlant d’une population chez qui ils faisaient des ravages, celle des Bobos, le missionnaire écrivait : « La faim est mauvaise conseillère, et nos Bobos ne sont pas de petits anges : le plus fort livre le plus faible pour une poignée de mil. » Les marchands étaient là, avec la poignée de mil, et l’infamant marché s’accomplissait.
C’était alors une grande douleur pour le Père Hacquart. Ces noirs, il les aimait tellement, qu’ils les trouvait beaux. « Quelqu’un est beau, écrivait-il, quand son visage reflète une belle âme avec ces qualités : intelligence, noblesse, élévation de sentiments, générosité, pour ne parler que des qualités naturelles. Croyez-vous donc que cela ne se rencontre pas chez les noirs ? Détrompez-vous. Lorsqu’on s’est habitué, qu’on a appris à y lire des traits, on rencontre chez eux des physionomies très fines, des attitudes tour à tour fières, gracieuses, etc., et quand on s’en tiendrait à ce point de vue humain, ils sont très attachants. Montons plus haut, et essayons de les dégrossir, d’avoir leur confiance, de les ouvrir ; dans les débuts surtout, on suit les progrès de jour en jour, c’est une conquête par degrés, qui a bien aussi son attrait. Mais vous savez que j’ai des raisons encore plus hautes de leur porter intérêt ; et, tout cela réuni, je n’éprouve aucune gêne à dire que je les aime, en bloc, mais là, de tout mon cœur. Non pour leur perfection actuelle, mais pour celle qu’ils sont capables d’acquérir et que nous sommes venus leur donner. »
Lettre magnifique, n’est-ce pas, où j’aime à saluer l’acte de confiance du missionnaire, — confiance en tout ce qu’il y a de ressources dans une âme d’homme, même très déchu, pour aider à son relèvement, et confiance, surtout, en ce que la grâce de Dieu peut faire d’un chrétien. Ainsi le missionnaire qui porte la foi est-il lui-même soutenu, dans ses courses aventureuses et qui pour tout autre seraient lassantes, par un acte perpétuel de foi. Un rapide du Niger devait un jour engloutir le Père Hacquart ; mais les Soudanais se souviennent toujours qu’en la personne de ce prêtre le Christ montra qu’il les aimait.
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