∼∼ XXIV ∼∼
Au grand complet, la famille est allée dire adieu à Yvon, au Séminaire Français. En cheminant sur la route du retour, papa tient à faire remarquer que la fondation des « écoles particulières », pour préparer les futurs prêtres à leur saint ministère, fut décidée au Concile de Trente. Saint Vincent de Paul, l’admirable Monsieur Olier, le fondateur de Saint-Sulpice, et saint Jean Eudes, trois Français, ont eu ensuite l’initiative de l’organisation des séminaires en France.
Seulement, cette fois, la petite jeunesse écoute d’une oreille très distraite. Elle est fort excitée par les derniers préparatifs de ce vrai départ pour la France, intriguée aussi. Depuis hier, des conciliabules ont lieu entre les autorités familiales. Bernard et Marianick y ont été admis, pourquoi ?
Quelques heures avant de se rendre à la gare, la curiosité des enfants se change en stupéfaction. Bernard apparaît, accompagné du petit André, et crie triomphant : « Nous l’emmenons ! Nous l’emmenons ! »
Maternelles, maman et tante Jeanne embrassent l’enfant qui, sous ces chauds baisers, retient péniblement de grosses larmes silencieuses ; mais Marianick arrive, et sa bonne voix enrouée d’émotion met fin aux effusions :
— Viens vite, mon petit gars, passe-moi ton paquet, que je le mette avec les bagages. Faut peut-être aussi te donner un coup de brosse, avant de partir. Étourdi de joie, le petit scout obéit. Alors c’est une explosion : On l’emmène ! Quel bonheur ! Comment ça se fait-il ?
— Allez-vous vous taire ! bavards que vous êtes, crie papa en faisant mine de se boucher les oreilles. Un peu de silence, et écoutez :
Vous savez le petit André seul au monde. Il a un tuteur quelconque, qui trouve tout simple de l’abandonner aux sollicitudes du Père X… Celui-ci se rend compte que l’enfant est très délicat. Paris ne vaut rien à ce petit.
Alors Bernard m’a supplié de le prendre. Nous avons devant nous six mois à la campagne, et notre petite maison, son jardin, auront grand besoin d’être remis en état, pendant les semaines de vacances. André nous y aidera. Marianick l’adopte comme nous et, quand nous quitterons de nouveau la France, nous aurons trouvé, j’en suis sûr, à l’aide de M. le Curé, une famille pour ce pauvre petit.
Inutile de décrire le départ après pareille aventure. C’est à qui s’occupera du petit scout, qui sourit à tout le monde et croit rêver tout éveillé. La nuit venue, il forme avec Marianick le plus joli tableau. Il s’est endormi confiant, et sa tête très brune est appuyée sur l’épaule de la vieille Bretonne, tout contre le visage pâle, paisible et ridé. Le contraste est délicieux.
Le réveil se fait en pleines montagnes. Neiges et soleil se confondent, le ciel est d’une limpidité idéale. Quelle beauté !
C’est à Annecy qu’on doit descendre et s’arrêter.
Les bagages à la consigne, on déjeune et papa décide : Allons nous asseoir au bord du lac.
Là, le coup d’œil est absolument enchanteur. L’eau, la montagne, le ciel sont irisés, baignés d’une étrange lumière, indéfinissable, ni bleue ni verte, mais tellement transparente et jolie, que Colette traduit encore l’impression générale en déclarant : On est bien en France, tout de même ! Ici, c’est ravissant. On n’a plus envie de s’en aller.
— Pour le moment, restons‑y, répond maman, qui jouit encore plus du paysage que les enfants.
Voyez-vous, là, sur le coteau, la cathédrale ? À côté, dans le groupe de maisons, c’est l’ancien évêché de saint François de Sales. Et plus haut, cette chapelle est celle du premier monastère de la Visitation, qu’il fonda avec sainte Jeanne de Chantal.
Bernard, debout, pivote sur lui-même.
— C’est rageant d’être toujours pressé. Il faudrait tout voir ici, la ville et la montagne. Ce que j’aimerais m’enfoncer là-bas, en pleines neiges, à travers les routes que parcourait saint François de Sales, quand il tenait tête à tous ces enragés calvinistes, qui ont plusieurs fois essayé de l’assassiner.
— Je le croyais si doux, saint François de Sales ! dit Jean.
— Je n’ai jamais dit le contraire. Il était d’une patience héroïque, d’une bonté parfaite, donnant aux pauvres jusqu’à son argenterie, jusqu’aux burettes de sa chapelle, mais aussi d’une fermeté qui valait tout le reste. Les protestants l’ont bien senti. Il a ramené à la Foi des aïeux une grande partie des habitants de ce merveilleux pays.
Annie, jusque-là, semblait absorbée par la contemplation du bateau qui venait de passer, comme un grand oiseau blanc, sur le lac, mais elle se retourne :
— C’est bon, Bernard. Voilà pour saint François de Sales ; mais j’aimerais que maman nous parle de sainte Jeanne de Chantal. Tout le monde sait qu’elle a été fondatrice de la Visitation, mais, moi, j’ignore complètement tout le reste de sa vie.
— Moi aussi, renchérit Colette.
— Comment, proteste tante Jeanne, vous ne vous souvenez plus de l’enfance de sainte Jeanne de Chantal ? Son père, le président Frémiot, du parlement de Dijon, l’élevait avec tant de soin ! Toute petite, elle était aussi spirituelle que courageuse. Un jour, elle avait cinq ans, un gentilhomme protestant niait devant elle, chez son père, la présence réelle de Notre-Seigneur dans l’Eucharistie. Vous voyez d’ici cette petite fille, dans sa longue robe à la mode du temps, qui s’avance et, bien droite, s’adresse à l’hérétique :
« Il faut croire, monsieur, que Jésus-Christ est au Saint-Sacrement de l’autel, puisqu’il l’a dit. Si vous ne croyez pas ce qu’il a dit, vous le faites menteur ! »
— Ah ! bravo ! crient les garçons, parlez-nous de ça ! À cinq ans, c’est merveilleux ! Qu’était-elle donc à vingt ans, cette solide petite fille ?
— Dieu lui avait déjà demandé bien des sacrifices. Son mari, le baron de Chantal, fut tué dans un accident ; mais, jeune fille, jeune femme, veuve ou religieuse, elle n’a jamais rien refusé au Bon Dieu.
Le petit André, bien à l’aise maintenant au milieu de tant d’amitié, demande :
— À quelle époque vivaient saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal ?
C’est papa qui répond :
— Au début du XVIIe siècle, mon petit homme. Les protestants étaient encore bien turbulents. On sortait à peine des Guerres de religion.
— Ça, du coup, dit Colette convaincue, je ne sais absolument plus de quoi vous voulez parler.
— Attends. On va essayer d’expliquer. La France avait énergiquement repoussé l’hérésie protestante, nous venons de dire qu’ici-même le saint évêque d’Annecy l’avait bien combattue, mais l’erreur ne s’en était pas moins infiltrée ici et là, particulièrement dans le Midi, comme jadis lors de la révolte des Albigeois, dont nous avons déjà parlé.
Désordres, crimes, attaques des églises catholiques dont ils brisaient à coup de haches les statues, meurtres, désobéissance aux ordres du gouvernement royal : les hérétiques des diverses sectes finirent par exaspérer les catholiques.
Ceux-ci résolurent de se défendre et le firent parfois avec excès. Alors se déchaînèrent ce que j’ai appelé les Guerres de religion. Il s’agissait de sauver la Foi catholique en France, mais les seigneurs féodaux n’étaient pas tendres, leurs soldats encore moins. La lutte fut terrible. Avec des intervalles de paix boiteuse, par huit fois la guerre éclata entre protestants et catholiques. Finalement ces derniers se groupèrent autour du duc Henri de Guise, pour former la Sainte Ligue, qui refusait d’admettre au trône de France Henri de Navarre, héritier de la couronne, mais protestant, alors que la constitution même du royaume exigeait un prince catholique.
Vous connaissez tous ce prince, bon, brave, chevaleresque, français jusqu’au bout des ongles, mais, hélas ! élevé dans l’hérésie. Vainqueur de la Ligue, il eut tôt fait de comprendre qu’aucune victoire ne lui obtiendrait le cœur de la France, tant qu’il s’obstinerait à demeurer dans l’erreur religieuse. Henri IV se convertit sincèrement, abjura à Saint-Denis, fut sacré dans la vieille cathédrale de Chartres et entra pacifiquement à Paris, le 22 mars 1594. Loyal, intelligent, né pour commander, il gouvernait son royaume en souverain catholique et pacificateur, quand le poignard de Ravaillac vint arracher à la France l’un de ses meilleurs souverains.
Pendant que ceci se passait chez nous, en d’autres pays les luttes religieuses s’étendent. La Foi catholique est sauvée en France, en Espagne, en Italie, en Belgique. L’Autriche, la Hongrie, la Pologne lui demeurent fidèles, mais les Pays-Bas, avec Guillaume d’Orange, une grande partie de l’Allemagne, tout le Nord de l’Europe sont définitivement passés à l’hérésie. Et c’est encore une guerre de religion qui, sous le nom de guerre de Trente ans, va mettre tant de royaumes en sang. Le traité de Westphalie, qui la termine en 1648, est malheureusement en faveur des protestants. Et tandis que ces événements douloureux se passent à l’ouest de l’Europe, au centre et vers l’orient, les Turcs menacent de nouveau l’Église et le monde.
— Ils ne peuvent donc pas se tenir tranquilles ! mâchonne Bernard.
— Si peu tranquilles qu’arrêtés à Belgrade par Jean Hunyade en 1456, ils sont encore en route vers l’Europe, quand le Pape saint Pie V obtient la miraculeuse victoire de Lépante (1571) et que Jean Sobieski doit les combattre héroïquement et les vaincre à Vienne en 1683.
Revenons en France. Après le règne de Louis XIII, si bienfaisant pour le pays, la Fronde éclate, suivie d’une terrible famine. À Paris la misère est grande. Un saint parcourt les rues, recueillant sous son pauvre manteau les enfants abandonnés. C’est saint Vincent de Paul.
Encore quelques années et, avec sainte Louise de Marillac, il fondera la Congrégation des Filles de la Charité.
Tandis que les aînés sont très occupés de ces détails, Colette prend sa mère à part. L’une et l’autre cherchent du regard, à gauche du lac, sur la colline, une habitation toute blanche.
— Vois-tu ce bouquet d’arbres, ce vieux clocher ? dit maman. C’est là qu’a vécu et prié votre petite amie à tous, Anne de Guigné. On dit sérieusement que sa cause avance à Rome. Vois-tu, si elle allait devenir une nouvelle sainte d’Annecy ?
— Je le voudrais bien, reprend Colette fervente. Une sainte de dix ans ! Elle serait tout à fait à « nous » celle-là !
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