Allons ! Vite, Meriem, Sallah, Suzanne !… A vos fourneaux, lambines !… Qu’avez-vous à faire sur le seuil ?… Les clients sont pressés… Eh bien, Joreb ?… Je parle aussi pour toi, mon garçon… Qu’attends-tu ?… Les bêtes de Si Hammen ont besoin de nourriture, hâte-toi, sinon… »
Devant le geste de menace, le jeune garçon s’empresse d’obéir, tandis que les trois servantes regagnent précipitamment leur cuisine.
C’est que maîtresse Sarah n’est point commode ; chacun sait qu’elle a la main leste. Il est inutile de lui résister. Son époux lui-même, le pauvre Nathan, n’ose guère élever la voix devant elle. Certes, il faut à Sarah force énergie pour faire marcher droit le personnel et les clients de l’hôtellerie ; mais elle s’y entend. Louanges soient rendues à l’Éternel ! Jusqu’à présent, tout marche bien. Poings sur les hanches, Sarah promène sur la cour du klan un œil satisfait.
La scène est pittoresque : sous le regard de dame Sarah, une foule bruyante et bigarrée s’agite dans le vaste enclos. Ici, ce sont les riches marchands nomades venant d’Asie ou d’Égypte…, avec leurs ballots de marchandises. Plus loin, les chameaux étirent leurs longs cous pelés… tandis qu’à côté les petits ânes résignés se reposent d’un long et pénible voyage. Mais aujourd’hui, en plus des habituels clients, l’auberge est pleine de Juifs venus, selon l’ordre de César, se faire inscrire dans leur ville d’origine ; il en arrive de toutes les régions et de toutes les conditions : Pharisiens hautains, Rabbis vénérés, ou simples petits artisans des bourgs et des campagnes. Ces derniers s’entassent dans la cour tandis que les autres se partagent les chambres exiguës que l’astucieuse Sarah ne cède qu’à prix d’or.
Mais les sourcils de dame Sarah se froncent de colère. Eh quoi ! Joreb, ce paresseux, vient de s’asseoir, alors que le travail presse !… Pas de ça !… Prestement, la maîtresse se charge de le rappeler à l’ordre.
Le petit n’en peut plus : ses minces bras de treize ans sont rompus d’avoir soulevé tant de lourds colis ; mais cela, la patronne ne l’admet pas !… C’est dur d’être seul et orphelin !… Dans toute cette foule, Joreb se sent encore plus isolé que d’habitude. Réprimant un soupir, il se saisit d’une outre et se dirige vers les animaux assoiffés.
* * *
La nuit tombe. Dans la cour, des feux se sont allumés ; les flammes dansent sur les vêtements multicolores et dessinent des ombres fantastiques.
A l’intérieur de la maison, Sarah et les trois servantes s’activent près des fourneaux tandis que dans la cour, Nathan, effaré, perd un peu la tête, ne sachant qui servir au plus vite.
Soudain, il se sent tiré par le pan de son vêtement, Joreb est devant lui :
« Maître, deux voyageurs demandent asile pour la nuit… Ils paraissent bien fatigués… Ils voudraient un petit coin tranquille…
— Hum Je n’ai plus qu’une seule chambre !… Attends, je vais voir. »
Nathan se dirige vers le portail ; Joreb se glisse derrière lui ; il ne sait pourquoi, mais il voudrait revoir ces étrangers. Ils sont pourtant très ordinaires et d’apparence modeste, mais l’homme a une dignité calme et grave, et la jeune femme est belle ! Belle comme Joreb imagine la maman qu’il n’a pas connue !…
Pendant que Nathan discute avec les voyageurs, un bruyant cortège pénètre dans l’étroite ruelle. Attirée par le bruit, Sarah se précipite au-devant des nouveaux arrivants et se confond en exclamations !
« Rabbi Johanan !… Quel honneur pour ma pauvre maison !… Entrez… Entrez, nous sommes tous à votre service. »
Dédaigneux, l’homme célèbre jette du bout des lèvres :
« Une chambre et à souper !
— Une chambre ! Justement il me reste la plus belle ; je vais la parer de mes plus beaux tapis… Allons, vite, Joreb ! Encore le nez en l’air ?
— Mais, proteste timidement Nathan, cette chambre je venais de la promettre ? » Et du geste, il désigne les deux voyageurs qui attendent toujours. Sarah hausse les épaules.
« Ceux-là ? Il ne pourront pas payer le prix de Rabbi Johanan. Qu’ils aillent dans la cour… s’ils veulent, je n’ai pas d’autre place pour eux ! »
* * *
Sous les ordres de l’infatigable Sarah, Joreb déroule les lourds tapis, secoue les tentures, apprête les coussins. Son dos lui fait mal… et toute sa fatigue alourdit ses gestes, les rendant maladroits. « Tu n’es bon à rien, crie Sarah. Va faire boire les montures ; après tu iras chercher ton repas. Ah ! tu me coûtes cher !…
* * *
Une heure plus tard, timidement, Joreb tente de se glisser sans être vu près des cuisinières. Mais Sarah se retourne.
« D’où viens-tu ?… Je t’ai cherché partout !… En voilà des façons de se sauver sans permission !… Le souper a été servi. Il n’y a plus rien pour toi, tant pis ! Il fallait être là. Va, maintenant, le seigneur Salahin veut repartir à l’aube : il te faut charger ses bêtes. »
Tremblant de fatigue et de faim, sans protester, Joreb est ressorti ; mais tandis que ses mains s’activent, il songe : tout à l’heure, en quittant l’appartement de Rabbi Johanan, il a cherché les étrangers évincés. Ces gens l’attirent ; ils portent en eux une accueillante bonté qui semble douce à l’orphelin. Les voyant désemparés au milieu de la foule bruyante, Joreb leur a proposé un refuge plus calme et il les a guidés vers une grotte, ancienne étable abandonnée, où ils reposeront paisiblement. A mi-chemin, le garçon est revenu en courant après avoir indiqué la route aux étrangers : il craignait, à juste raison, la colère de la maîtresse, mais il était déjà trop tard puisque Sarah l’avait cherché. La faim étourdit le pauvre gars. Cependant il ne songe pas à sa propre misère, il s’inquiète de la jeune femme qui souriait si doucement. Ont-ils atteint la grotte ?… Les pauvres paraissaient tellement las ! Peut-être se sont-ils égarés dans les sentes de la montagne ?… Comment savoir ?
* * *
L’aube est proche. Toute la nuit, maîtres et serviteurs se sont activés. Après le travail du jour, il fallait préparer celui du lendemain.
A présent, dans le klan endormi tout repose, sauf… Sarah et Nathan, avidement penchés sur des piles de pièces d’or. Les époux comptent la recette du jour. Certes, la journée a été exceptionnelle ; cependant, Sarah n’est pas satisfaite : elle ne cesse de disputer son mari, lui reprochant de ne pas avoir suffisamment profité de l’occasion pour gagner encore plus d’argent.
Près du foyer qui meurt, à l’autre bout de la pièce, Joreb s’est étendu… Il a faim et froid ; une immense fatigue l’accable d’un manteau de plomb, et pourtant, dans le cœur du garçon, c’est grande fête.
Tout à l’heure, s’échappant une fois encore il est retourné vers les mystérieux voyageurs. Ils avaient gagné la grotte… Là-bas, Joreb a vu des choses étranges… L’homme et la femme n’étaient plus seuls. Dans la mangeoire, un tout petit bébé était couché… Autour, des bergers voisins se pressaient… Dans le ciel calme passaient des bruits très doux… et la pauvre grotte était pleine de joie !…
Joreb n’a rien raconté. Il garde pour lui le merveilleux secret. Bien sûr, il est épuisé ; bien sûr, demain sera dur !… Mais ce soir rien ne peut lui ôter sa joie !… Il lui semble que ce tout petit enfant va changer quelque chose. Quoi ? Il ne sait guère, mais il a confiance. Alors, rêvant à son bonheur, paisiblement, Joreb s’est endormi.
Marie-Colette Mainé.
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