∼∼ XII ∼∼
Tante Jeanne a appelé maman.
— Écoute, j’ai envie de faire une surprise à notre jeunesse, et même à toi. Ton mari m’a confié vos ennuis. Puisque les affaires dont il est chargé vont vous obliger à prolonger un peu votre séjour ici, je comprends fort bien que vous soyez effrayés par vos frais de voyage. Ceci m’explique pourquoi vous semblez décidés à renoncer à toute nouvelle excursion pour les enfants.
Mais une tante a bien le droit de faire plaisir à ses neveux ; donc ne refuse pas. Nous partons tous demain matin et de très bonne heure. Faites-moi confiance. Yvon m’a préparé le programme et j’en fais mystère à tout le monde. Je sais que tu jouiras profondément du pèlerinage, car c’en est un. Laisse-toi faire.
Ainsi donc, le lendemain, c’est le branle-bas dès l’aurore, avec cette joie d’un intérêt spécial : Où va-t-on ?
Tout d’abord, au fil de gracieux paysages, la caravane se voit entraînée vers les montagnes de la Sabine ; on s’arrête à Tivoli. Des vestiges d’antiquité, des cascades, de la lumière, que tout cela est donc joli, dans la fraîcheur exquise du matin ! Juste le temps de se restaurer un peu, et la voiture reprend la route de la montagne et même s’y enfonce de plus en plus ; l’auto monte, monte encore, un arrêt !… Tout le monde questionne à la fois :
— Où sommes-nous ?
— A Subiaco.
Maman et les aînés savent maintenant le but de l’excursion, mais c’est à tante Jeanne qu’il faut laisser le plaisir de l’expliquer. On dépasse la petite ville d’aspect encore moyenâgeux, et l’on fait halte dans un site ombreux, charmant, où l’on décide de se reposer.
— Enfin, réclame Colette, tante, vous allez tout nous dire.
— Oui. J’ai voulu vous donner la joie de connaître le lieu où s’est sanctifié l’un des plus grands saints de l’Histoire de l’Église, et cela au moment où sa vie devient particulièrement intéressante pour vous. Je vais essayer d’enchaîner les faits, c’est-à-dire de reprendre la suite de vos dernières conversations avec votre oncle ou le Père X. J’espère ne pas faire d’hérésies.
— Nous formerions le concile, pour condamner l’erreur, déclare Bernard rieur, seulement le malheur c’est que nous n’aurions part à aucune infaillibilité !
— Écoutez, avant de censurer. Revenons, si vous le voulez, un peu en arrière. Pendant l’un de ses nombreux exils, saint Athanase était venu à Rome, où il avait raconté des choses étranges. Là-bas, dans les contrées désertes de l’Orient, des hommes appartenant aux plus nobles et aux plus riches familles quittaient tout pour s’ensevelir dans la solitude, et vivre pauvres et pénitents. Saint Antoine, saint Pacôme, saint Basile, saint Jérôme avaient été suivis dans le désert par de nombreux disciples. Saint Augustin venait de donner sa règle de vie religieuse aux moines et aux vierges chrétiennes, qui se consacraient complètement à Dieu.
Ce besoin d’être à Dieu seul, d’expier ses fautes personnelles et de réparer pour celles d’autrui, s’empare alors de milliers d’âmes, belles et généreuses. Les alentours de Rome, et peu à peu le monde lui-même, se couvrent de couvents, d’où les moines ne sortent plus que pour prêcher, convertir et soulager les malheureux.
En Gaule, saint Martin, béni et encouragé par saint Hilaire, fonde le monastère de Ligugé. Tout le monde connaît l’histoire de son manteau, que, jeune soldat encore, il avait coupé, un jour de froid, pour revêtir un pauvre. Le pauvre était Notre-Seigneur.
Après Ligugé, c’est Marmoutier, prés de Tours. Là, saint Martin, devenu évêque, conserve sa cellule de moine, pour s’y réfugier de temps en temps dans la prière ; tandis que saint Honorat fonde le monastère de Lérins, et Cassien celui de Saint-Victor, à Marseille. Autour des abbayes, des écoles s’organisent ; entre monastères on s’interroge, on s’écrit. C’est ravissant de penser à ces rendez-vous que se donnent en quelque petite chapelle isolée, au milieu des forêts, des montagnes ou des landes, ces saints qui sillonnent, le bâton à la main, et la Gaule et le monde. Car les abbayes vont devenir une véritable pépinière de missionnaires.
Ici, contemplons ensemble une délicieuse figure. C’est le fils d’une jeune et belle Gallo-romaine, parente de saint Martin. Il s’appelle Patrice : il semble destiné à une grande carrière humaine, mais voilà qu’il est enlevé par des pirates et vendu en Irlande, comme pâtre, au service d’un maître très dur.
— Oh ! tante, demande Colette, est-ce qu’on l’a tué ?
— Non. Patrice, au bout de six années d’esclavage, s’évade et revient en Gaule, étudier la science sacrée à Lérins et à Marmoutier ; mais, au fond de son âme, il songe toujours à l’Irlande.
L’île, là-bas, au bout du monde connu, n’a encore été atteinte ni par Rome ni par l’Évangile, et les Celtes, sauvages et libres, ont des âmes profondes, faites pour aller à Dieu.
Les convertir ! c’est désormais le rêve de saint Patrice devenu évêque. Il retourne en Irlande et bientôt rois, chefs, peuples lui témoignent cette « vénération passionnée qui est devenue la tradition la plus populaire des Irlandais ».
La légende elle-même entoure saint Patrice de vieilles histoires si jolies. En Irlande, on raconte aux petits enfants que saint Patrice bénissait les chants des bardes et qu’alors ils devenaient si beaux, « que les anges de Dieu se penchaient au bord du Ciel pour les écouter ! »
Jean met son mot :
— Et l’Angleterre, qui l’a convertie ?
— Saint Augustin, un moine, envoyé en mission par le pape saint Grégoire au pays des Saxons. Après avoir surmonté des difficultés inouïes, il obtint la conversion du roi Ethelred et répandit la Foi parmi le peuple. Il mourut évêque de Cantorbéry.
— Maman, dit Annie, est-ce que les Germains, si rudes et si sauvages, ont consenti aussi facilement à se convertir, je ne m’en souviens plus ?
— Nous verrons cela avec Charlemagne un peu plus tard ; mais, dès maintenant, ils ont eu de grands apôtres : saint Boniface, qui évangélisa particulièrement la Bavière, saint Colomban, moine de Bangor, qui a multiplié les monastères. Les plus célèbres sont l’abbaye de Saint-Gall en pays germanique et celle de Bobbio en Lombardie, où il est mort.
La règle de saint Colomban était sévère, elle réclamait des moines de très rudes pénitences. Tous n’y étaient pas appelés. C’est alors que Dieu envoya ici-même un tout jeune homme, presque un enfant. Il était fils des seigneurs de Nursie, comptait quatorze ans à peine ; on l’appelait Benedictus. Attiré par Dieu vers un idéal de prière et de silence, il vint passer trois ans, dans une grotte, au milieu des gorges qui nous entourent.
— Trois ans ! s’exclame Jean, dans une pareille solitude, en pleine montagne, mais c’est affreux ! Comment a‑t-il pu y tenir ?
— « C’est de ce tombeau, où s’était enseveli vivant un fils délicat des derniers patriciens de Rome, » qu’est sortie cette forme nouvelle de la perfection religieuse : la vie bénédictine.
Car le petit Benedictus, transformé par la grâce, devenait le grand saint Benoît ; de partout des disciples accouraient se mettre sous sa direction. Il les formait à une vie toute nouvelle, où la louange de Dieu (« l’œuvre de Dieu », selon son expression) tenait la première place. Nuit et jour pendant les heures d’office, les moines chantaient la gloire divine ; le reste du temps, ils se partageaient entre le travail des champs et l’étude. Sans leurs copies fidèles des vieux manuscrits, que nous resterait-il des œuvres du passé ? C’est à eux aussi que nous devons la composition de ces admirables enluminures, véritables trésors du moyen âge, dont la beauté nous charme encore.
Autour du premier monastère de Subiaco, saint Benoît en fonda douze autres ;… mais la jalousie et la persécution ne manquent jamais aux vrais amis du Bon Dieu. Saint Benoît fut obligé de fuir avec quelques disciples vers une nouvelle retraite : le mont Cassin.
C’est là, dans un coin d’Italie encore païenne, que saint Benoît prêche, convertit, multiplie les miracles. Là, que lui viennent de nouveaux moines et qu’il fonde vraiment avec eux l’ordre Bénédictin.
Savez-vous que saint Benoît avait une sœur ?
— Pas du tout, dit Colette. Comment s’appelait-elle, tante ?
— Scholastique. Sous la direction de son frère, elle organise de son côté un monastère de femmes.
Les deux saints s’aidaient pour mieux aimer Dieu. La veille de sa mort, sainte Scholastique eut avec saint Benoît une entrevue ravissante. Les deux âmes semblaient toucher le ciel. Scholastique s’y envola le lendemain, et, quarante jours plus tard, saint Benoît allait y rejoindre sa sœur bien-aimée.
Maintenant, venez, il faut voir ce qui reste ici des souvenirs du saint.
Ce sont d’abord trois couvents, construits au cours des âges. Le premier, du temps de saint Benoît, le deuxième qui date du XIe siècle et qui, chose rare, est de style gothique ; et le troisième, bâti au XIIIe siècle, avec un beau cloître.
Mais le grand intérêt est ailleurs. On monte au Sagro-Speco, adossé à d’énormes rochers sauvages, à l’ombre d’un bouquet de chênes. Là fut la retraite de saint Benoît. A côté de deux petites chapelles anciennes, la grotte.
Dès l’entrée, un sentiment de respect et de recueillement porte à se taire et à prier.
Bernard, en sortant, dit :
— Vraiment, maman, je suis de l’avis de Jean. Comment un patricien de Rome a‑t-il bien pu vivre ici ?
Mais Colette n’est pas à court :
— Moi je dis : Puisque le Petit Jésus, qui était Dieu, est bien venu pour nous dans la grotte de Bethléem, qu’est-ce qu’il y a d’extraordinaire à ce que des hommes l’imitent un petit peu, parce qu’ils l’aiment ?
— Tu y es, Colette. Voilà l’unique explication des merveilles de vie religieuse, pénitente et pauvre, qui désormais vont éclairer le monde. Elles ne cesseront plus de se multiplier.
Là-bas, en Dauphiné, d’autres montagnes se sont peuplées dès la fin du IXe siècle. Un jeune chancelier des écoles de Cologne, saint Bruno, dédaignant les honneurs, vient, avec six disciples, demander à saint Hugues, évêque de Grenoble, de s’ensevelir dans le silence et la prière, sur l’un des sommets déserts de la montagne. Il y fonde la Grande-Chartreuse.
Colette, de la malice plein les yeux, s’adresse à Bernard.
— Tu n’entreras jamais chez les Chartreux. On n’a pas le droit de parler. Ta pauvre langue deviendrait paralysée.
Mais Bernard ne riposte pas. Songeur, il murmure :
— Se taire, quand il s’agit de s’adresser aux hommes, pour ne parler qu’à Dieu, et cela toute la vie, c’est beau !
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