Attention, les gars, je résume le jeu : conduits par l’Émir Noir, les Sarrasins ont enlevé un jeune chevalier du camp des Croisés et l’ont emprisonné dans un lieu inconnu. Le jeu débute au moment où ces derniers partent à la recherche de leur compatriote. Donc, vous autres, du camp des Croisés, désignez l’un d’entre vous qui jouera le rôle du chevalier et se mettra entre les mains des Sarrasins qui l’emmèneront et le cacheront le mieux possible.
« On l’attache, chef ?
- Qu’en pensez-vous ?
- Oui, oui, comme cela il pourra essayer de se libérer, ce sera mieux !
- Alors, selon les conditions habituelles : empêcher le prisonnier de se sauver sans le brutaliser… d’accord ?
- D’accord…
- Vous avez dix minutes avant le coup de trompe pour préparer vos camps… Filez ! »
Poussant des hurlements de Sioux, les garçons disparaissent dans les taillis. Chef Marc se retourne vers son adjoint :
« Bon début, les gars sont accrochés : le jeu marchera bien. Tu ne trouves pas ?… Tu en fais une tête ?…
- Hum !… répond l’autre… Oui, le jeu sera bien s’il se termine sans incident : Guy est dans un camp, Richard dans l’autre.
- Bah ! Crois-tu qu’ils soient opposés à ce point ?…Qu’y a‑t-il au juste entre eux ?
- Oh !… du côté de Guy, rien du tout… Il souffre assez de l’attitude de Richard ; mais il est net que ce dernier ne peut le supporter ; cela vient, je crois, d’une jalousie d’école… »
***
Au camp des Croisés, les vestes ont volé sur un talus herbeux ; puis, manches de chemises retroussées et foulards glissés dans les ceintures, les garçons se mettent à discuter. Il s’agit de désigner celui qui tiendra le rôle du prisonnier. Cette fonction ne tente personne. Aucun garçon n’est disposé à rester attache sous la garde des soldats de l’Émir, tandis que les autres participeront aux émotions de la recherche et de l’attaque. Jacques, le chef de camp, commence à s’énerver :
« Décidez-vous ! Je ne peux tout de même pas y aller moi-même… »
Deux émissaires Sarrasins arrivent en courant : ils viennent réclamer le prisonnier. La discussion reprend. Chef Marc intervient :
« Écoutez, les gars, je ne veux forcer personne : on mettra un fanion, voila tout.
- Ah ! non…non…Ce sera beaucoup moins intéressant !…
- Alors, décidez-vous !… »
Chef Marc regarde ses garçons ; il voudrait bien que l’un d’eux fasse le geste généreux.
« Toi, Guy, tu es le seul chef d’équipe après Jacques… »
Voyant le garçon esquisser un geste de dénégation, il ajoute, en riant :
« C’est le rôle des chefs de se sacrifier pour les autres. »
On ne fait jamais appel à sa responsabilité de chef sans que Guy réfléchisse ; cette fois, le coup est dur. Cependant, après une brève hésitation, le garçon accepte.
« C’est bon, j’y vais… »
Sous les acclamations des autres, résigné à ne pas participer directement au jeu, il ôte son foulard, le rend à Jacques, et suit les pseudo-Sarrasins.
À l’unanimité, Richard a été élu chef du camp Sarrasin. Comme le fait remarquer l’un des joueurs : avec son teint bistre, ses cheveux noirs, son air impérieux, il a tout à fait l’allure d’un Émir. Il en a aussi les qualités. En quelques minutes, le camp est sur pied de guerre. Avec l’astuce d’un vieux tacticien, Richard repère dans le bois une excellente place pour y cacher le chevalier. En même temps, afin de dépister l’ennemi, il établit son quartier général beaucoup plus loin.
Il achève de donner ses instructions, lorsque Guy et les autres arrivent au camp.
« Voilà le prisonnier. »
Richard se retourne, et toise Guy.
« Ah ! c’est toi ! »
Sans s’attarder, l’Émir s’adresse à ses lieutenants.
« Le début du jeu va bientôt sonner ; finissez de tout préparer. Bernard, viens avec moi, nous allons conduire Guy au fortin. »
Les trois garçons s’éloignent.
Richard marche en sifflotant d’un air satisfait ; Bernard taille un bâton. Guy suit. En acceptant de tenir le rôle de captif, il ne pensait pas que Richard serait le chef du camp.
Guy n’a pas de rancune contre son camarade, mais il connaît celle du garçon à son égard. Pendant quelques secondes, il a fortement envie de tourner les talons : mais le jeu serait désorganisé et les camarades déçus. Il tiendra donc son rôle de chevalier jusqu’au bout. Cependant, même pour un jeu, Guy est humilié de se trouver ainsi livré ai son ennemi.
« Livré à ses ennemis », tiens !… tiens !… où a‑t-il déjà entendu cela ?… Mais… c’est dans l’Évangile.
Brusquement, Guy réalise le sens de cette petite phrase qu’il avait lue sans grande attention : « Le Christ a été livré à ses ennemis. » La voix de Richard le tire de ses réflexions !
« C’est ici… Il faut grimper. »
Les garçons, quittant le sentier, s’enfoncent dans les fourrés et, après avoir escaladé quelques rocs, arrivent à une petite plate-forme, sorte de donjon naturel cerclé de gros troncs et de rochers moussus.
Bernard en siffle d’admiration :
« Mazette ! Si les types de Jacques découvrent ce coin, ils seront rudement forts. »
Richard, flatté, sourit… Puis, reprenant ses allures d’Émir, il désigne à Guy un jeune frêne qui s’élève bien droit, presque au centre de la plateforme.
« Mets-toi là, dit-il sèchement. Toi, Bernard, va effacer nos traces de montée ; nous redescendrons de l’autre côté. »
Sortant de sa poche une poignée de ficelles, il se met en devoir de les débrouiller.
Docilement, Guy s’est adossé à L’arbre indiqué ; il examine le lieu de sa captivité ! comme vient de le dire Bernard, les Croisés auront bien du mal à le découvrir, et l’attaque sera difficile… Guy doit se résigner : il passera l’après-midi seul sur cette plate-terme. Après tout, ce ne sera peut-être pas désagréable, le bois est joli et les arbres sont…
« Hé la !… doucement !… »
La morsure d’une cordelette lui sciant le poignet tire Guy de ses considérations poétiques. Richard a fini de préparer ses liens, et, brutalement, commence à l’attacher.
« Pas si fort, continue Guy, tu me fais mal ! »
Richard ricane :
« Ah ! Monsieur ne fait plus son malin comme en classe… je te croyais plus brave… »
Surpris par le ton rancunier de la riposte, Guy regarde son camarade : les yeux du garçon reflètent tant de colère et tant de méchanceté qu’il comprend : Richard, jaloux, n’a jamais osé s’attaquer à lui pour une bagarre loyale ; aujourd’hui, il profite des circonstances du jeu. Au lieu d’immobiliser Guy, selon les règles établies, le garçon cherche à lui faire vraiment mal. Ah ! mais cela ne va pas se passer ainsi…
Guy va appeler Chef Marc, dénoncer ce mauvais camarade… faire du…
Il ne fait rien du tout… « Livré à ses ennemis », encore une fois la phrase étrange résonne en sa mémoire, complétée par une autre : « pour sauver les hommes »…
Dans quelques jours, ce sera l’anniversaire de cette grande date… Vendredi-Saint… Trois ou quatre secondes s’écoulent, terriblement longues pour le garçon qui lutte contre sa colère. Finalement, Guy, vainqueur, s’oblige à rester contre son arbre et, sans rien ajouter, laisse faire Richard…
Une dénonciation n’arrangerait rien, et Guy voudrait tant faire cesser la rancune de Richard.
Étonné d’abord, puis irrité par le silence de sa victime, ce dernier ne se possède plus. À plaisir, il serre la corde et multiplie les nœuds… Guy ne proteste pas ; au contraire, lorsque Richard a fini de l’attacher, il le regarde droit dans les yeux et lui sourit largement.
Pour Richard, ce sourire est pire qu’un coup de poing ; furieux contre Guy, et plus encore contre lui-même, il tourne le dos et va rejoindre son camp.
***
Le jeu bat son plein. Les Croisés, répandus à travers le bois, fouillent tous les secteurs, tandis que les Sarrasins multiplient embûches et fausses pistes.
Il y a de part et d’autre des prodiges de courage et d’astuces. Richard est le plus ardent : rouge, en sueur, il fait des moissons de foulards. Cependant, malgré l’excitation du jeu, le garçon n’est pas tranquille. Sans cesse, repasse en sa mémoire le souvenir de sa brutalité. Le silence et le sourire de Guy lui semblent incompréhensibles… S’il n’a rien dit, c’est peut-être qu’il veut se venger autrement… Appeler Chef Marc, lui montrer la méchanceté de Richard… le dénoncer devant les autres ?…
Richard hausse les épaules, cherchant à rejeter ces idées. Après tout, depuis longtemps, il voulait se venger de Guy… Mais se venger de quoi ?
Richard peut bien chercher à s’excuser, quelque chose qui ressemble fort a du remords commence à le troubler… Guy ne lui a jamais rien fait ; en classe, il le surpasse, mais Richard sait bien qu’il est, lui, assez paresseux ; alors ?…
***
Toujours lié à son arbre, Guy entend, de loin, les échos du jeu ; il a hâte que sa cachette soit découverte car, à la longue, les liens trop serrés sont pénibles à supporter ; au moindre mouvement, les fines cordelettes lui meurtrissent les épaules et les bras.
Il pourrait faire cesser cet état de chose ; devant lui, bien des garçons du camp des Sarrasins vont et viennent.
Chef Marc, lui-même, est passé deux ou trois fois, allant d’un camp à l’autre ; il suffirait d’appeler, mais il faudrait expliquer qu’il souffre, ce serait accuser Richard… Alors, chaque fois qu’un des passants l’interpelle, de loin :
« Ça va, chevalier Guy ? »
Bravement, le garçon répond en riant :
« Oui, ça va ! »
La pensée du vendredi proche incite Guy au courage. Après tout, le jeu ne durera guère que deux heures, et qu’est-ce qu’une douzaine de bouts de ficelles, même terriblement serrés, en comparaison du supplice de la croix ?…
Soudain, la tête de Jacques apparaît dans les taillis ; il pousse un cri de joie en apercevant Guy. Richard bondit : sous le choc, Jacques roule à terre, faisant perdre l’équilibre à son adversaire : les deux garçons dégringolent le long de la butte.
Arrivé en bas, Jacques se relève en riant ; Richard, lui, reste à terre, la jambe ensanglantée. Les autres, accourus, restent figés devant le sang qui coule abondamment.
Jacques se reprend ; il est secouriste, et sort de sa poche la trousse des soins d’urgence.
« Il faut nettoyer ça tout de suite, pour voir si c’est grave. Zut !… ajoute-t-il, après un regard sur ses mains sales de terre, je ne peux pas le faire, ce serait pire !… »
De son arbre, Guy a suivi toute la scène ; il appelle :
« Jacques, viens me détacher, je suis secouriste aussi, et mes mains sont propres. »
Richard, qui s’est adossé contre un arbre, proteste violemment :
« Non ! Pas lui !… Je ne veux pas, allez chercher Chef Marc. »
Personne ne l’écoute ; déjà, sortant son couteau, Jacques tranche les liens de Guy. Préoccupé par l’accident, il ne s’aperçoit pas de leur tension ; du reste, discrètement, mais rapidement, Guy rabat les manches de sa chemise, pour cacher ses poignets meurtris. Puis il s’agenouille devant Richard très pale et l’œil mauvais. Sûrement, songe ce dernier, Guy, à son tour, va chercher à se venger. Devant les autres, il ne peut rien dire, ce serait s’accuser ; il serre les dents.
Guy examine la blessure :
« Hum ! dit-il, pas fameux !… Allez prévenir Chef Marc ; en l’attendant, je vais commencer à nettoyer la plaie. »
Puis, regardant Richard, en appuyant sur les mots, il ajoute :
« Je vais essayer de te faire le moins de mal possible. »
Richard ne répond rien. À l’aide de tampons d’ouate imbibés d’eau oxygénée, Guy commence à essuyer le sang et à ôter la terre et les graviers qui ont pénétré dans la coupure ; il fait cela le plus délicatement possible, et, de temps en temps, levant les yeux, il demande :
« Ça va ?
- Oui », répond Richard, sourdement.
Bien sûr, il a mal, mais il s’est vite rendu compte que Guy faisait tout ce qu’il pouvait pour lui épargner de la souffrance, et surtout, surtout, malgré les manches de la chemise rabattues, il a vu sur les poignets de Guy des marques rouges très profondes. Par le col de la chemise ouverte, sur les épaules de son infirmier, il aperçoit aussi un autre sillon rouge. Malgré l’étoffe, la corde qu’il avait si fortement enroulée a blessé Guy.
***
En arrivant, Chef Marc ne peut qu’approuver les soins de l’infirmier d’occasion. Bien nettoyée, la plaie se révèle plus impressionnante que grave ; seule la peau a été déchirée sur une grande surface. Dûment bandé, bien que boitant un peu, Richard peut marcher. Naturellement il n’est pas question de reprendre le jeu ; du reste, c’est l’heure de rentrer.
Sur la route, les garçons marchent en scandant un chant entraînant ; devant eux, en contrebas de la colline, s’étend la ville qu’ils vont regagner.
La paix du soir enveloppe le paysage d’une douce brume mauve.
Malgré le pansement de sa jambe, Richard est dans le groupe de tête ; il ne chante pas…
Petit à petit, ralentissant son allure, il se laisse dépasser par la plupart des garçons ; à présent, il est à la hauteur de Guy. Un instant, les deux garçons marchent au même pas.
Guy a tourné la tête ; étonné, il regarde Richard et comprend.
« Guy, je… » commence celui-ci.
Guy, vivement, lui coupe la parole.
« C’était un jeu, voyons, n’en parlons plus. »
De nouveau, il sourit ; cette fois, Richard répond à son sourire…
Une grande joie monte du cœur de Guy, tandis qu’à pleine voix les deux garçons reprennent le « Chant de l’Amitié ».
Claude Picard.
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