L’Émir et le Chevalier

Auteur : Picard, Claude | Ouvrage : Et maintenant une histoire II .

Temps de lec­ture : 13 minutes

Lecture pour les louveteaux - Grands jeux ScoutAtten­tion, les gars, je résume le jeu : conduits par l’É­mir Noir, les Sar­ra­sins ont enle­vé un jeune du camp des Croi­sés et l’ont empri­son­né dans un lieu incon­nu. Le jeu débute au moment où ces der­niers partent à la recherche de leur com­pa­triote. Donc, vous autres, du camp des Croi­sés, dési­gnez l’un d’entre vous qui joue­ra le rôle du che­va­lier et se met­tra entre les mains des Sar­ra­sins qui l’emmèneront et le cache­ront le mieux possible.

« On l’at­tache, chef ?

- Qu’en pensez-vous ?

- Oui, oui, comme cela il pour­ra essayer de se libé­rer, ce sera mieux !

- Alors, selon les condi­tions habi­tuelles : empê­cher le pri­son­nier de se sau­ver sans le bru­ta­li­ser… d’accord ?

- D’ac­cord…

- Vous avez dix minutes avant le coup de trompe pour pré­pa­rer vos camps… Filez ! »

Pous­sant des hur­le­ments de Sioux, les gar­çons dis­pa­raissent dans les taillis. Chef Marc se retourne vers son adjoint :

« Bon début, les gars sont accro­chés : le jeu mar­che­ra bien. Tu ne trouves pas ?… Tu en fais une tête ?…

- Hum !… répond l’autre… Oui, le jeu sera bien s’il se ter­mine sans inci­dent : Guy est dans un camp, Richard dans l’autre.

- Bah ! Crois-tu qu’ils soient oppo­sés à ce point ?…Qu’y a‑t-il au juste entre eux ?

- Oh !… du côté de Guy, rien du tout… Il souffre assez de l’at­ti­tude de Richard ; mais il est net que ce der­nier ne peut le sup­por­ter ; cela vient, je crois, d’une jalou­sie d’école… »

***

Scouts jouant - Les Chevaliers contre les SarrazinsAu camp des Croi­sés, les vestes ont volé sur un talus her­beux ; puis, manches de che­mises retrous­sées et fou­lards glis­sés dans les cein­tures, les gar­çons se mettent à dis­cu­ter. Il s’a­git de dési­gner celui qui tien­dra le rôle du pri­son­nier. Cette fonc­tion ne tente per­sonne. Aucun gar­çon n’est dis­po­sé à res­ter attache sous la garde des sol­dats de l’É­mir, tan­dis que les autres par­ti­ci­pe­ront aux émo­tions de la recherche et de l’at­taque. Jacques, le chef de camp, com­mence à s’énerver :

« Déci­dez-vous ! Je ne peux tout de même pas y aller moi-même… »

Deux émis­saires Sar­ra­sins arrivent en cou­rant : ils viennent récla­mer le pri­son­nier. La dis­cus­sion reprend. Chef Marc intervient :

« Écou­tez, les gars, je ne veux for­cer per­sonne : on met­tra un fanion, voi­la tout.

- Ah ! non…non…Ce sera beau­coup moins intéressant !…

- Alors, décidez-vous !… »

Chef Marc regarde ses gar­çons ; il vou­drait bien que l’un d’eux fasse le geste généreux.

« Toi, Guy, tu es le seul chef d’é­quipe après Jacques… »

Voyant le gar­çon esquis­ser un geste de déné­ga­tion, il ajoute, en riant :

« C’est le rôle des chefs de se sacri­fier pour les autres. »

On ne fait jamais appel à sa res­pon­sa­bi­li­té de chef sans que Guy réflé­chisse ; cette fois, le coup est dur. Cepen­dant, après une brève hési­ta­tion, le gar­çon accepte.

« C’est bon, j’y vais… »

Sous les accla­ma­tions des autres, rési­gné à ne pas par­ti­ci­per direc­te­ment au jeu, il ôte son fou­lard, le rend à Jacques, et suit les pseudo-Sarrasins.

À l’u­na­ni­mi­té, Richard a été élu chef du camp Sar­ra­sin. Comme le fait remar­quer l’un des joueurs : avec son teint bistre, ses che­veux noirs, son air impé­rieux, il a tout à fait l’al­lure d’un Émir. Il en a aus­si les qua­li­tés. En quelques minutes, le camp est sur pied de guerre. Avec l’as­tuce d’un vieux tac­ti­cien, Richard repère dans le bois une excel­lente place pour y cacher le che­va­lier. En même temps, afin de dépis­ter l’en­ne­mi, il éta­blit son quar­tier géné­ral beau­coup plus loin.

Il achève de don­ner ses ins­truc­tions, lorsque Guy et les autres arrivent au camp.

« Voi­là le prisonnier. »

Richard se retourne, et toise Guy.

« Ah ! c’est toi ! »

Sans s’at­tar­der, l’É­mir s’a­dresse à ses lieutenants.

« Le début du jeu va bien­tôt son­ner ; finis­sez de tout pré­pa­rer. Ber­nard, viens avec moi, nous allons conduire Guy au fortin. »

Les trois gar­çons s’éloignent.

Richard marche en sif­flo­tant d’un air satis­fait ; Ber­nard taille un bâton. Guy suit. En accep­tant de tenir le rôle de cap­tif, il ne pen­sait pas que Richard serait le chef du camp.

Guy n’a pas de ran­cune contre son cama­rade, mais il connaît celle du gar­çon à son égard. Pen­dant quelques secondes, il a for­te­ment envie de tour­ner les talons : mais le jeu serait désor­ga­ni­sé et les cama­rades déçus. Il tien­dra donc son rôle de che­va­lier jus­qu’au bout. Cepen­dant, même pour un jeu, Guy est humi­lié de se trou­ver ain­si livré ai son ennemi.

Jeux de chevalier pour les scouts et louveteaux - chaines esclaves« Livré à ses enne­mis », tiens !… tiens !… où a‑t-il déjà enten­du cela ?… Mais… c’est dans l’Évangile.

Brus­que­ment, Guy réa­lise le sens de cette petite phrase qu’il avait lue sans grande atten­tion : « Le Christ a été livré à ses enne­mis. » La voix de Richard le tire de ses réflexions !

« C’est ici… Il faut grimper. »

Les gar­çons, quit­tant le sen­tier, s’en­foncent dans les four­rés et, après avoir esca­la­dé quelques rocs, arrivent à une petite plate-forme, sorte de don­jon natu­rel cer­clé de gros troncs et de rochers moussus.

Ber­nard en siffle d’admiration :

« Mazette ! Si les types de Jacques découvrent ce coin, ils seront rude­ment forts. »

Richard, flat­té, sou­rit… Puis, repre­nant ses allures d’É­mir, il désigne à Guy un jeune frêne qui s’é­lève bien droit, presque au centre de la plateforme.

« Mets-toi là, dit-il sèche­ment. Toi, Ber­nard, va effa­cer nos traces de mon­tée ; nous redes­cen­drons de l’autre côté. »

Sor­tant de sa poche une poi­gnée de ficelles, il se met en devoir de les débrouiller.

Doci­le­ment, Guy s’est ados­sé à L’arbre indi­qué ; il exa­mine le lieu de sa cap­ti­vi­té ! comme vient de le dire Ber­nard, les Croi­sés auront bien du mal à le décou­vrir, et l’at­taque sera dif­fi­cile… Guy doit se rési­gner : il pas­se­ra l’a­près-midi seul sur cette plate-terme. Après tout, ce ne sera peut-être pas désa­gréable, le bois est joli et les arbres sont…

« Hé la !… doucement !… »

La mor­sure d’une cor­de­lette lui sciant le poi­gnet tire Guy de ses consi­dé­ra­tions poé­tiques. Richard a fini de pré­pa­rer ses liens, et, bru­ta­le­ment, com­mence à l’attacher.

Sacrifice pour souffrir avec le Christ - Le Christ à la colonne
Le Christ à la colonne par Le Caravage

« Pas si fort, conti­nue Guy, tu me fais mal ! »

Richard ricane :

« Ah ! Mon­sieur ne fait plus son malin comme en classe… je te croyais plus brave… »

Sur­pris par le ton ran­cu­nier de la riposte, Guy regarde son cama­rade : les yeux du gar­çon reflètent tant de colère et tant de méchan­ce­té qu’il com­prend : Richard, jaloux, n’a jamais osé s’at­ta­quer à lui pour une bagarre loyale ; aujourd’­hui, il pro­fite des cir­cons­tances du jeu. Au lieu d’im­mo­bi­li­ser Guy, selon les règles éta­blies, le gar­çon cherche à lui faire vrai­ment mal. Ah ! mais cela ne va pas se pas­ser ainsi…

Guy va appe­ler Chef Marc, dénon­cer ce mau­vais cama­rade… faire du…
Il ne fait rien du tout… « Livré à ses enne­mis », encore une fois la phrase étrange résonne en sa mémoire, com­plé­tée par une autre : « pour sau­ver les hommes »…

Dans quelques jours, ce sera l’an­ni­ver­saire de cette grande date… Ven­dre­di-Saint… Trois ou quatre secondes s’é­coulent, ter­ri­ble­ment longues pour le gar­çon qui lutte contre sa colère. Fina­le­ment, Guy, vain­queur, s’o­blige à res­ter contre son arbre et, sans rien ajou­ter, laisse faire Richard…

Une dénon­cia­tion n’ar­ran­ge­rait rien, et Guy vou­drait tant faire ces­ser la ran­cune de Richard.

Éton­né d’a­bord, puis irri­té par le silence de sa vic­time, ce der­nier ne se pos­sède plus. À plai­sir, il serre la corde et mul­ti­plie les nœuds… Guy ne pro­teste pas ; au contraire, lorsque Richard a fini de l’at­ta­cher, il le regarde droit dans les yeux et lui sou­rit largement.

Pour Richard, ce sou­rire est pire qu’un coup de poing ; furieux contre Guy, et plus encore contre lui-même, il tourne le dos et va rejoindre son camp.

***

Le jeu bat son plein. Les Croi­sés, répan­dus à tra­vers le bois, fouillent tous les sec­teurs, tan­dis que les Sar­ra­sins mul­ti­plient embûches et fausses pistes.

Il y a de part et d’autre des pro­diges de cou­rage et d’as­tuces. Richard est le plus ardent : rouge, en sueur, il fait des mois­sons de fou­lards. Cepen­dant, mal­gré l’ex­ci­ta­tion du jeu, le gar­çon n’est pas tran­quille. Sans cesse, repasse en sa mémoire le sou­ve­nir de sa bru­ta­li­té. Le silence et le sou­rire de Guy lui semblent incom­pré­hen­sibles… S’il n’a rien dit, c’est peut-être qu’il veut se ven­ger autre­ment… Appe­ler Chef Marc, lui mon­trer la méchan­ce­té de Richard… le dénon­cer devant les autres ?…

Richard hausse les épaules, cher­chant à reje­ter ces idées. Après tout, depuis long­temps, il vou­lait se ven­ger de Guy… Mais se ven­ger de quoi ?

Richard peut bien cher­cher à s’ex­cu­ser, quelque chose qui res­semble fort a du remords com­mence à le trou­bler… Guy ne lui a jamais rien fait ; en classe, il le sur­passe, mais Richard sait bien qu’il est, lui, assez pares­seux ; alors ?…

***

Tou­jours lié à son arbre, Guy entend, de loin, les échos du jeu ; il a hâte que sa cachette soit décou­verte car, à la longue, les liens trop ser­rés sont pénibles à sup­por­ter ; au moindre mou­ve­ment, les fines cor­de­lettes lui meur­trissent les épaules et les bras.

Il pour­rait faire ces­ser cet état de chose ; devant lui, bien des gar­çons du camp des Sar­ra­sins vont et viennent.

Chef Marc, lui-même, est pas­sé deux ou trois fois, allant d’un camp à l’autre ; il suf­fi­rait d’ap­pe­ler, mais il fau­drait expli­quer qu’il souffre, ce serait accu­ser Richard… Alors, chaque fois qu’un des pas­sants l’in­ter­pelle, de loin :

« Ça va, che­va­lier Guy ? »

Bra­ve­ment, le gar­çon répond en riant :

« Oui, ça va ! »

La pen­sée du ven­dre­di proche incite Guy au cou­rage. Après tout, le jeu ne dure­ra guère que deux heures, et qu’est-ce qu’une dou­zaine de bouts de ficelles, même ter­ri­ble­ment ser­rés, en com­pa­rai­son du sup­plice de la croix ?…

Sou­dain, la tête de Jacques appa­raît dans les taillis ; il pousse un cri de joie en aper­ce­vant Guy. Richard bon­dit : sous le choc, Jacques roule à terre, fai­sant perdre l’é­qui­libre à son adver­saire : les deux gar­çons dégrin­golent le long de la butte.

Arri­vé en bas, Jacques se relève en riant ; Richard, lui, reste à terre, la jambe ensan­glan­tée. Les autres, accou­rus, res­tent figés devant le sang qui coule abondamment.

Jacques se reprend ; il est secou­riste, et sort de sa poche la trousse des soins d’urgence.

Grand jeux scout - louveteau ayant les mains sales« Il faut net­toyer ça tout de suite, pour voir si c’est grave. Zut !… ajoute-t-il, après un regard sur ses mains sales de terre, je ne peux pas le faire, ce serait pire !… »

De son arbre, Guy a sui­vi toute la scène ; il appelle :

« Jacques, viens me déta­cher, je suis secou­riste aus­si, et mes mains sont propres. »

Richard, qui s’est ados­sé contre un arbre, pro­teste violemment :

« Non ! Pas lui !… Je ne veux pas, allez cher­cher Chef Marc. »

Per­sonne ne l’é­coute ; déjà, sor­tant son cou­teau, Jacques tranche les liens de Guy. Pré­oc­cu­pé par l’ac­ci­dent, il ne s’a­per­çoit pas de leur ten­sion ; du reste, dis­crè­te­ment, mais rapi­de­ment, Guy rabat les manches de sa che­mise, pour cacher ses poi­gnets meur­tris. Puis il s’a­ge­nouille devant Richard très pale et l’œil mau­vais. Sûre­ment, songe ce der­nier, Guy, à son tour, va cher­cher à se ven­ger. Devant les autres, il ne peut rien dire, ce serait s’ac­cu­ser ; il serre les dents.

Guy exa­mine la blessure :

« Hum ! dit-il, pas fameux !… Allez pré­ve­nir Chef Marc ; en l’at­ten­dant, je vais com­men­cer à net­toyer la plaie. »

Puis, regar­dant Richard, en appuyant sur les mots, il ajoute :

« Je vais essayer de te faire le moins de mal possible. »

Richard ne répond rien. À l’aide de tam­pons d’ouate imbi­bés d’eau oxy­gé­née, Guy com­mence à essuyer le sang et à ôter la terre et les gra­viers qui ont péné­tré dans la cou­pure ; il fait cela le plus déli­ca­te­ment pos­sible, et, de temps en temps, levant les yeux, il demande :

« Ça va ?

- Oui », répond Richard, sourdement.

Bien sûr, il a mal, mais il s’est vite ren­du compte que Guy fai­sait tout ce qu’il pou­vait pour lui épar­gner de la souf­france, et sur­tout, sur­tout, mal­gré les manches de la che­mise rabat­tues, il a vu sur les poi­gnets de Guy des marques rouges très pro­fondes. Par le col de la che­mise ouverte, sur les épaules de son infir­mier, il aper­çoit aus­si un autre sillon rouge. Mal­gré l’é­toffe, la corde qu’il avait si for­te­ment enrou­lée a bles­sé Guy.

***

En arri­vant, Chef Marc ne peut qu’ap­prou­ver les soins de l’in­fir­mier d’oc­ca­sion. Bien net­toyée, la plaie se révèle plus impres­sion­nante que grave ; seule la peau a été déchi­rée sur une grande sur­face. Dûment ban­dé, bien que boi­tant un peu, Richard peut mar­cher. Natu­rel­le­ment il n’est pas ques­tion de reprendre le jeu ; du reste, c’est l’heure de rentrer.

Sur la route, les gar­çons marchent en scan­dant un chant entraî­nant ; devant eux, en contre­bas de la col­line, s’é­tend la ville qu’ils vont regagner.

La paix du soir enve­loppe le pay­sage d’une douce brume mauve.

Mal­gré le pan­se­ment de sa jambe, Richard est dans le groupe de tête ; il ne chante pas…
Petit à petit, ralen­tis­sant son allure, il se laisse dépas­ser par la plu­part des gar­çons ; à pré­sent, il est à la hau­teur de Guy. Un ins­tant, les deux gar­çons marchent au même pas.
Guy a tour­né la tête ; éton­né, il regarde Richard et comprend.

« Guy, je… » com­mence celui-ci.

Garçons scouts chantant l'amitié et le pardon

Guy, vive­ment, lui coupe la parole.

« C’é­tait un jeu, voyons, n’en par­lons plus. »

De nou­veau, il sou­rit ; cette fois, Richard répond à son sourire…

Une grande joie monte du cœur de Guy, tan­dis qu’à pleine voix les deux gar­çons reprennent le « Chant de l’Amitié ».

Claude Picard.

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