L’écu du baptême

Auteur : Hunermann, Père Guillaume | Ouvrage : Les Tables de Moïse .

Temps de lec­ture : 13 minutes

Histoire à lire en famille - La Sainte Famille visitée par sainte Elisabeth, Zacharie et saint Jean-Baptiste - Jacques Stella (1596-1657)

Joseph Frank frap­pa son rabot contre l’é­ta­bli pour le débar­ras­ser des copeaux, et, d’un geste de la main, fit tom­ber la sciure de ses che­veux bouclés.

« Père, c’est l’heure où le tra­vail s’ar­rête à Kreuz­heim. Demain, je vais par­tir dans le vaste monde ! »

« Tu as rai­son, Joseph » répon­dit le père, dans l’a­te­lier duquel le gar­çon tra­vaillait comme appren­ti. « Va et observe bien tout au cours de ton voyage. Dans notre cor­po­ra­tion, celui qui veut se per­fec­tion­ner doit aller tra­vailler dans des ate­liers étran­gers. Garde tou­jours la loi de Dieu, et il ne t’ad­vien­dra rien de mal. » Puis il posa une main ferme sur l’é­paule du gar­çon, le regar­da gra­ve­ment et ajou­ta : « Reviens le cœur joyeux comme à pré­sent et prends garde de ne pas perdre la foi, car c’est ton bien le plus précieux »

« Oui, père ! » approu­va le gars. « J’au­rai à cœur de ne pas oublier ce que toi et maman m’a­vez enseigné. »

« Très bien ! Et main­te­nant donc, nous allons ces­ser le travail »
La cloche du soir reten­tit de la tour de l’é­glise de Kreuz­heim, et les deux hommes prièrent avec fer­veur l’an­gé­lus ain­si qu’ils en avaient l’ha­bi­tude depuis toujours.

Le len­de­main, de très bonne heure, le jeune homme fit son balu­chon, auquel sa mère ajou­ta encore mainte dou­ceur pour la route. Quand vint le moment des adieux, le père lui rap­pe­la solen­nel­le­ment la pro­messe faite dans l’a­te­lier, et Joseph jura de tenir parole. Son père lui recom­man­da encore une der­nière fois de ne pas perdre la foi, puis mit dix beaux écus d’ dans sa bourse, afin qu’il ne man­quât de rien au cours de son long voyage. La mère s’es­suya fur­ti­ve­ment les yeux, et dit enfin : « Vois-tu, Joseph, j’ai encore quelque chose pour toi. Regarde. C’est l’é­cu de offert par ton par­rain le jour où tu es deve­nu enfant de Dieu. Ne le perds point, et ne le donne pas, car, en le don­nant, tu per­drais en même temps le bonheur. »

Le jeune homme prit res­pec­tueu­se­ment la pièce d’argent des mains trem­blantes de sa mère et pro­mit de la gar­der comme une relique. « Va donc avec la grâce de Dieu et que ton ange gar­dien t’ac­com­pagne », ajou­ta sa mère en l’ai­dant à bou­cler son sac sur son dos. Et après un der­nier adieu, Joseph Frank par­tit sur la longue route.

Récit pour illustrer le sacrement du baptêmeIl tra­ver­sa de nom­breuses villes, ren­con­tra des gens de toutes sortes ; chaque fois qu’il s’ar­rê­tait, il cher­chait un maître habile chez lequel il tra­vaillait un moment, copiant plus d’un secret du métier, acqué­rant cer­tains tours de main, puis, il repre­nait la route.

La vie se pour­sui­vait tant bien que mal. S’il ne fit pas for­tune, il put du moins man­ger à sa faim chaque jour. Si par­fois l’argent pour pas­ser la nuit dans une auberge lui fai­sait défaut, il se conten­tait sim­ple­ment d’un gre­nier ou d’une grange, et comme il avait la conscience tran­quille, il dor­mait tout aus­si bien sur le foin ou la paille que d’autres dans les draps les plus fins d’un hôtel. Sou­vent ses éco­no­mies fon­daient comme neige au soleil et il ne lui res­tait alors que son écu de bap­tême ; mais il ne l’au­rait pas don­né pour tout au monde. Il pré­fé­rait res­ser­rer sa cein­ture d’un cran, faire sem­blant de s’es­suyer la bouche comme après un bon repas, et ensuite, pour­suivre joyeu­se­ment son chemin.

Venait-il à pas­ser devant une église, il y entrait volon­tiers pour une courte prière et s’en réjouis­sait tou­jours, parce qu’il empor­tait chaque fois sur son che­min un rayon de la Lumière éter­nelle. Quand à l’heure dite réson­nait la cloche de l’an­gé­lus, il joi­gnait les mains comme il avait cou­tume de le faire à la mai­son, et réci­tait la salu­ta­tion angé­lique, que ce fût sur la route, à l’a­te­lier ou à l’au­berge. Il se sou­ciait peu qu’on se moquât de lui ; son cœur était inon­dé de joie, et même s’il pleu­vait à tor­rents, il ne s’en fai­sait pas, puis­qu’il por­tait en lui toute l’ar­deur de sa foi.

C’est ain­si qu’il che­mi­na à tra­vers le pays et pas­sa même la fron­tière pour venir en France afin de se fami­lia­ri­ser avec les méthodes de tra­vail des Fran­çais. Et c’est ain­si qu’un jour il arri­va à Nice, où il trou­va un maître qui s’in­té­res­sa à ce gar­çon habile et dili­gent. Comme Joseph avait l’es­prit vif, il put éga­le­ment se faire com­prendre en peu de temps dans la langue du pays, et la mer­veilleuse ville au bord de la mer, avec ses pal­miers et ses jar­dins fleu­ris l’en­thou­sias­ma. Comme il dési­rait connaître tous les aspects de la vie des habi­tants, un dimanche, il mit son plus bel habit pour se rendre dans un bâti­ment impo­sant qu’il avait enten­du nom­mer : « l’en­fer du jeu ». Rien de sem­blable n’exis­tait à Kreuz­heim et le jeune homme était curieux d’en voir l’intérieur.

« Par exemple ! » pen­sa-t-il en entrant dans l’é­lé­gante salle illu­mi­née par tant de lustres qu’on se serait cru en plein jour, et où l’on fou­lait des tapis si épais et si moel­leux qu’on croyait mar­cher dans la neige fraî­che­ment tom­bée. « L’en­fer ne semble pas mal du tout, ici ! » Pas trace de démons ni d’es­prits malé­fiques, rien que des gens dis­tin­gués qui allaient et venaient, les mes­sieurs vêtus d’ha­bits noirs de céré­mo­nie, les dames de velours et de soie, si bien que l’ap­pren­ti eut presque honte de son vête­ment de dimanche. Les gar­çons d’hô­tel eux-mêmes étaient mieux habillés que le maire de son vil­lage à la fête du tir. Autour d’une grande table, recou­verte d’un tapis vert, se tenaient des gens, les yeux fixés sur une boule qui rou­lait de tous côtés. Joseph les vit pla­cer des pièces d’or et d’argent sur des chiffres déter­mi­nés, ins­crits sur une bande fai­sant le tour de la table. D’au­cuns per­daient leur argent, d’autres entas­saient des sommes à vue d’œil.

« Mon Dieu ! » pen­sa le gars « cer­tains amassent ici plus d’argent en cinq minutes que moi je n’en gagne en un an par un dur travail ».

Pour la pre­mière fois il res­sen­tit de l’a­mer­tume pour sa condi­tion. L’un des mes­sieurs qui amas­sait son gain, se leva, et Joseph eut, l’es­pace d’une seconde, la de prendre sa place. Mais il se res­sai­sit et ren­tra chez lui d’un pas rapide. Dans son tra­vail et durant son som­meil le gars ne ces­sait de pen­ser à l’en­fer du jeu et un soir, il se vit véri­ta­ble­ment assis à la table de jeu. Comme sa bourse jus­te­ment était bien gar­nie, il pla­ça quelques pièces d’argent sur l’un des nom­breux chiffres, et peu après, il avait gagné dix fois sa mise.

« Hé ! Mais ça marche à mer­veille », se dit-il en riant sous cape, et il ten­ta encore sa chance. Elle lui res­ta fidèle. Puis il eut de la déveine. La boule dépas­sait tou­jours son numé­ro. Son gain fon­dit comme neige au soleil, et il ne lui res­ta bien­tôt plus rien que son écu du bap­tême dont il ne vou­lait se sépa­rer à aucun prix. Mais dès que la boule se remit à rou­ler, il jeta pour­tant sa der­nière pièce sur un des numé­ros. Il sui­vit la boule des yeux, comme si sa vie en dépen­dait. Main­te­nant il fal­lait que la boule s’ar­rê­tât ! Un ins­tant elle hési­ta près du chiffre sur lequel Joseph avait misé, puis, indif­fé­rente à ses vœux, elle alla s’ar­rê­ter sur le chiffre voisin.

« Per­du », sou­pi­ra le gar­çon et il vit le crou­pier qui, de son petit râteau, atti­rait son écu comme une mon­naie quelconque.

Joseph se leva, pris d’une étrange las­si­tude. Il dut se tenir un moment au rebord de la table, car il lui sem­blait que tout tour­nait autour de lui. Puis, il sor­tit d’un pas chancelant.

« De la déveine, jeune homme ? » s’en­quit, dans un sou­rire, un mon­sieur qui avait sui­vi son jeu avec une étrange atten­tion. Joseph opi­na tris­te­ment de la tête et vou­lut s’é­loi­gner sans un mot. Mais l’homme lui prit le bras en disant : « Ne per­dez pas cou­rage, mon jeune ami. Peut-être puis-je vous aider ? »

L’ap­pren­ti jeta un regard de méfiance vers son inter­lo­cu­teur qui l’ob­ser­vait d’un regard per­çant et il eut l’im­pres­sion que ces yeux recé­laient quelque chose de mau­vais, quelque chose dont il fal­lait ins­tinc­ti­ve­ment se méfier. Mais l’homme ne le lâcha pas, l’at­ti­ra sous un bou­quet de pal­miers dans un coin de la salle de jeu et lui murmura :

« Ain­si, vous avez tout perdu ? »

Légende pour les jeunes à lire - Le baptême - Ecu charles VIII

« Jus­qu’à mon écu de bap­tême », avoua le gars en bais­sant la tête.

« Oui, oui, je sais », rica­na l’autre. « Même l’é­cu de bap­tême. Voyez un peu ce qu’il valait. Mais je vais vous en don­ner un autre qui vous aide­ra mieux. Pla­cez-le où vous vou­drez, vous serez tou­jours gagnant. »

Soup­çon­neux, Joseph consi­dé­rait la mon­naie qui res­sem­blait à une pièce de cinq francs. L’ins­crip­tion était en lettres étranges dont il ne connais­sait pas le sens.

« Quelle sorte d’argent est-ce donc ? » deman­da-t-il avec méfiance.

« C’est de l’an­cienne mon­naie juive du Temple », mur­mu­ra l’autre. « C’est l’un des écus que Judas reçut pour avoir ven­du son Maître. »

Le gar­çon fris­son­na, sans pou­voir, cepen­dant, déta­cher son regard de cette étrange pièce.

« Et que me faut-il don­ner en échange ? » – il s’é­tran­glait sur les mots…

« Rien que ta foi », chu­cho­ta l’étranger.

« Ma foi ? » bal­bu­tia Joseph avec frayeur, se sou­ve­nant que son père lui avait tant recom­man­dé de ne pas la perdre.

« À quoi te sert la foi ? » mur­mu­ra l’homme sou­dain, d’un ton per­sua­sif. « La foi n’est rien ! L’argent, c’est tout. C’est l’argent qui gou­verne le monde et non la foi ! »

Joseph sem­blait entendre une voix inté­rieure qui lui criait : « Ne cède pas ! Ne prends pas cet argent ! C’est l’argent du diable qui ne t’ap­por­te­ra pas le bon­heur. L’é­tran­ger, c’est le Mal. » Mais mal­gré tout il prit la pièce, retour­na à la table de jeu, jeta la mon­naie au hasard sur l’un des chiffres, et la boule s’ar­rê­ta net devant l’é­cu dia­bo­lique. Il gagna beau­coup d’argent, car tou­jours la boule s’ar­rê­tait devant la mon­naie de Judas.

Joseph gagna tant d’argent qu’il atti­ra l’at­ten­tion, et bien­tôt il y eut der­rière sa chaise tout un groupe de spec­ta­teurs. Enfin, il se leva et eut beau­coup de peine à entas­ser tout cet avoir dans ses poches. Il ren­tra chez lui d’un pas chancelant.

Bibliothèque jeunesse - Salle du casinoLe tra­vail, désor­mais, ne lui cau­sait plus aucun plai­sir, et dès le len­de­main matin il don­na son congé, par­tit pour Paris, où il ouvrit un impor­tant ate­lier dans lequel s’af­fai­raient tant d’ap­pren­tis que lui-même n’eut plus besoin de travailler.

Et pour­tant il n’é­tait pas satis­fait. Il avait l’im­pres­sion que quelque chose dans son cœur s’é­tait bri­sé, comme s’il était deve­nu un pan­tin, inca­pable de réagir.

Il avait oublié depuis « long­temps la prière ; quand son­nait l’an­gé­lus il jurait sans cesse et son carac­tère s’as­som­brit au point que les hommes l’é­vi­tèrent comme on fuit devant le démon. Il ne savait plus chan­ter, ni rire, ni pleu­rer. La jour­née la plus enso­leillée lui parais­sait morne et aucune étoile ne brillait dans ses nuits.

Son argent se mul­ti­pliait de jour en jour, si bien qu’il le dépo­sa dans une banque et fer­ma son ate­lier. Il vou­lait s’a­don­ner uni­que­ment au plai­sir. Sa vie n’a­vait plus ni but ni rai­son, et il pen­sait avec hor­reur à sa fin. Il ne croyait plus en Dieu, ne croyait ni au ciel ni à l’en­fer, et pour­tant il ne pou­vait se défaire de la peur à la pen­sée de la mort.

Les années pas­sèrent. Il devint de plus en plus sombre et fina­le­ment la vie lui parut si insup­por­table qu’il vou­lut y mettre un terme, bien que pré­ci­sé­ment, cette pen­sée-là l’é­pou­van­tât le plus. Et un jour, alors qu’il se trou­vait sur l’un des nom­breux ponts au-des­sus de la Seine, il enjam­ba le para­pet et se jeta dans les pro­fon­deurs du fleuve. Avant de sau­ter, il eut encore le temps d’a­per­ce­voir de l’autre côté de la rive un visage étran­ge­ment fami­lier. C’é­tait celui de l’é­tran­ger de Nice, dont le rire stri­dent lui par­ve­nait aux oreilles. Puis les eaux l’engloutirent.

Et Joseph Frank se réveilla. Son com­pa­gnon se pen­cha sur lui et lui dit en riant :

« Eh bien ! Qu’as-tu donc rêvé de si ter­rible ? Voi­là un moment que tu gémis à fendre l’âme ! »

Joseph jeta un regard éga­ré autour de lui, s’a­per­çut qu’il était cou­ché dans la mai­son niçoise de son maître, et pous­sa un long sou­pir. Mon Dieu ! tout cela n’é­tait donc qu’un rêve ! D’une main trem­blante il sai­sit sa bourse et pous­sa un sou­pir de sou­la­ge­ment. L’é­cu de bap­tême était tou­jours là. Dieu mer­ci, tout ce qu’il venait de vivre n’é­tait qu’un rêve. Mais l’en­vie de se rendre à nou­veau dans l’en­fer du jeu lui avait passé.

« Mais dans ton rêve, où te trou­vais-tu ? » lui deman­da son com­pa­gnon, d’un ton moqueur.

« En enfer », répon­dit Joseph.

Peu de temps après, il se remit en route pour ren­trer dans son pays. Lors­qu’il arri­va à la mai­son pater­nelle, il put dire à ses parents, en toute conscience, qu’il avait conser­vé et son écu de bap­tême et sa foi, et que son cœur était res­té joyeux, ce dont on ne pou­vait dou­ter quand on enten­dait ses chan­sons accom­pa­gner le chant du rabot. Toute sa vie durant, il gar­da la foi de sa jeu­nesse ; et lors­qu’il ren­dit l’âme, sur sa demande on pla­ça dans son cer­cueil son écu de bap­tême, comme un sym­bole de sa foi constante.


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