Joseph Frank frappa son rabot contre l’établi pour le débarrasser des copeaux, et, d’un geste de la main, fit tomber la sciure de ses cheveux bouclés.
« Père, c’est l’heure où le travail s’arrête à Kreuzheim. Demain, je vais partir dans le vaste monde ! »
« Tu as raison, Joseph » répondit le père, dans l’atelier duquel le garçon travaillait comme apprenti. « Va et observe bien tout au cours de ton voyage. Dans notre corporation, celui qui veut se perfectionner doit aller travailler dans des ateliers étrangers. Garde toujours la loi de Dieu, et il ne t’adviendra rien de mal. » Puis il posa une main ferme sur l’épaule du garçon, le regarda gravement et ajouta : « Reviens le cœur joyeux comme à présent et prends garde de ne pas perdre la foi, car c’est ton bien le plus précieux »
« Oui, père ! » approuva le gars. « J’aurai à cœur de ne pas oublier ce que toi et maman m’avez enseigné. »
« Très bien ! Et maintenant donc, nous allons cesser le travail »
La cloche du soir retentit de la tour de l’église de Kreuzheim, et les deux hommes prièrent avec ferveur l’angélus ainsi qu’ils en avaient l’habitude depuis toujours.
Le lendemain, de très bonne heure, le jeune homme fit son baluchon, auquel sa mère ajouta encore mainte douceur pour la route. Quand vint le moment des adieux, le père lui rappela solennellement la promesse faite dans l’atelier, et Joseph jura de tenir parole. Son père lui recommanda encore une dernière fois de ne pas perdre la foi, puis mit dix beaux écus d’argent dans sa bourse, afin qu’il ne manquât de rien au cours de son long voyage. La mère s’essuya furtivement les yeux, et dit enfin : « Vois-tu, Joseph, j’ai encore quelque chose pour toi. Regarde. C’est l’écu de baptême offert par ton parrain le jour où tu es devenu enfant de Dieu. Ne le perds point, et ne le donne pas, car, en le donnant, tu perdrais en même temps le bonheur. »
Le jeune homme prit respectueusement la pièce d’argent des mains tremblantes de sa mère et promit de la garder comme une relique. « Va donc avec la grâce de Dieu et que ton ange gardien t’accompagne », ajouta sa mère en l’aidant à boucler son sac sur son dos. Et après un dernier adieu, Joseph Frank partit sur la longue route.
Il traversa de nombreuses villes, rencontra des gens de toutes sortes ; chaque fois qu’il s’arrêtait, il cherchait un maître habile chez lequel il travaillait un moment, copiant plus d’un secret du métier, acquérant certains tours de main, puis, il reprenait la route.
La vie se poursuivait tant bien que mal. S’il ne fit pas fortune, il put du moins manger à sa faim chaque jour. Si parfois l’argent pour passer la nuit dans une auberge lui faisait défaut, il se contentait simplement d’un grenier ou d’une grange, et comme il avait la conscience tranquille, il dormait tout aussi bien sur le foin ou la paille que d’autres dans les draps les plus fins d’un hôtel. Souvent ses économies fondaient comme neige au soleil et il ne lui restait alors que son écu de baptême ; mais il ne l’aurait pas donné pour tout au monde. Il préférait resserrer sa ceinture d’un cran, faire semblant de s’essuyer la bouche comme après un bon repas, et ensuite, poursuivre joyeusement son chemin.
Venait-il à passer devant une église, il y entrait volontiers pour une courte prière et s’en réjouissait toujours, parce qu’il emportait chaque fois sur son chemin un rayon de la Lumière éternelle. Quand à l’heure dite résonnait la cloche de l’angélus, il joignait les mains comme il avait coutume de le faire à la maison, et récitait la salutation angélique, que ce fût sur la route, à l’atelier ou à l’auberge. Il se souciait peu qu’on se moquât de lui ; son cœur était inondé de joie, et même s’il pleuvait à torrents, il ne s’en faisait pas, puisqu’il portait en lui toute l’ardeur de sa foi.
C’est ainsi qu’il chemina à travers le pays et passa même la frontière pour venir en France afin de se familiariser avec les méthodes de travail des Français. Et c’est ainsi qu’un jour il arriva à Nice, où il trouva un maître qui s’intéressa à ce garçon habile et diligent. Comme Joseph avait l’esprit vif, il put également se faire comprendre en peu de temps dans la langue du pays, et la merveilleuse ville au bord de la mer, avec ses palmiers et ses jardins fleuris l’enthousiasma. Comme il désirait connaître tous les aspects de la vie des habitants, un dimanche, il mit son plus bel habit pour se rendre dans un bâtiment imposant qu’il avait entendu nommer : « l’enfer du jeu ». Rien de semblable n’existait à Kreuzheim et le jeune homme était curieux d’en voir l’intérieur.
« Par exemple ! » pensa-t-il en entrant dans l’élégante salle illuminée par tant de lustres qu’on se serait cru en plein jour, et où l’on foulait des tapis si épais et si moelleux qu’on croyait marcher dans la neige fraîchement tombée. « L’enfer ne semble pas mal du tout, ici ! » Pas trace de démons ni d’esprits maléfiques, rien que des gens distingués qui allaient et venaient, les messieurs vêtus d’habits noirs de cérémonie, les dames de velours et de soie, si bien que l’apprenti menuisier eut presque honte de son vêtement de dimanche. Les garçons d’hôtel eux-mêmes étaient mieux habillés que le maire de son village à la fête du tir. Autour d’une grande table, recouverte d’un tapis vert, se tenaient des gens, les yeux fixés sur une boule qui roulait de tous côtés. Joseph les vit placer des pièces d’or et d’argent sur des chiffres déterminés, inscrits sur une bande faisant le tour de la table. D’aucuns perdaient leur argent, d’autres entassaient des sommes à vue d’œil.
« Mon Dieu ! » pensa le gars « certains amassent ici plus d’argent en cinq minutes que moi je n’en gagne en un an par un dur travail ».
Pour la première fois il ressentit de l’amertume pour sa condition. L’un des messieurs qui amassait son gain, se leva, et Joseph eut, l’espace d’une seconde, la tentation de prendre sa place. Mais il se ressaisit et rentra chez lui d’un pas rapide. Dans son travail et durant son sommeil le gars ne cessait de penser à l’enfer du jeu et un soir, il se vit véritablement assis à la table de jeu. Comme sa bourse justement était bien garnie, il plaça quelques pièces d’argent sur l’un des nombreux chiffres, et peu après, il avait gagné dix fois sa mise.
« Hé ! Mais ça marche à merveille », se dit-il en riant sous cape, et il tenta encore sa chance. Elle lui resta fidèle. Puis il eut de la déveine. La boule dépassait toujours son numéro. Son gain fondit comme neige au soleil, et il ne lui resta bientôt plus rien que son écu du baptême dont il ne voulait se séparer à aucun prix. Mais dès que la boule se remit à rouler, il jeta pourtant sa dernière pièce sur un des numéros. Il suivit la boule des yeux, comme si sa vie en dépendait. Maintenant il fallait que la boule s’arrêtât ! Un instant elle hésita près du chiffre sur lequel Joseph avait misé, puis, indifférente à ses vœux, elle alla s’arrêter sur le chiffre voisin.
« Perdu », soupira le garçon et il vit le croupier qui, de son petit râteau, attirait son écu comme une monnaie quelconque.
Joseph se leva, pris d’une étrange lassitude. Il dut se tenir un moment au rebord de la table, car il lui semblait que tout tournait autour de lui. Puis, il sortit d’un pas chancelant.
« De la déveine, jeune homme ? » s’enquit, dans un sourire, un monsieur qui avait suivi son jeu avec une étrange attention. Joseph opina tristement de la tête et voulut s’éloigner sans un mot. Mais l’homme lui prit le bras en disant : « Ne perdez pas courage, mon jeune ami. Peut-être puis-je vous aider ? »
L’apprenti jeta un regard de méfiance vers son interlocuteur qui l’observait d’un regard perçant et il eut l’impression que ces yeux recélaient quelque chose de mauvais, quelque chose dont il fallait instinctivement se méfier. Mais l’homme ne le lâcha pas, l’attira sous un bouquet de palmiers dans un coin de la salle de jeu et lui murmura :
« Ainsi, vous avez tout perdu ? »
« Jusqu’à mon écu de baptême », avoua le gars en baissant la tête.
« Oui, oui, je sais », ricana l’autre. « Même l’écu de baptême. Voyez un peu ce qu’il valait. Mais je vais vous en donner un autre qui vous aidera mieux. Placez-le où vous voudrez, vous serez toujours gagnant. »
Soupçonneux, Joseph considérait la monnaie qui ressemblait à une pièce de cinq francs. L’inscription était en lettres étranges dont il ne connaissait pas le sens.
« Quelle sorte d’argent est-ce donc ? » demanda-t-il avec méfiance.
« C’est de l’ancienne monnaie juive du Temple », murmura l’autre. « C’est l’un des écus que Judas reçut pour avoir vendu son Maître. »
Le garçon frissonna, sans pouvoir, cependant, détacher son regard de cette étrange pièce.
« Et que me faut-il donner en échange ? » – il s’étranglait sur les mots…
« Rien que ta foi », chuchota l’étranger.
« Ma foi ? » balbutia Joseph avec frayeur, se souvenant que son père lui avait tant recommandé de ne pas la perdre.
« À quoi te sert la foi ? » murmura l’homme soudain, d’un ton persuasif. « La foi n’est rien ! L’argent, c’est tout. C’est l’argent qui gouverne le monde et non la foi ! »
Joseph semblait entendre une voix intérieure qui lui criait : « Ne cède pas ! Ne prends pas cet argent ! C’est l’argent du diable qui ne t’apportera pas le bonheur. L’étranger, c’est le Mal. » Mais malgré tout il prit la pièce, retourna à la table de jeu, jeta la monnaie au hasard sur l’un des chiffres, et la boule s’arrêta net devant l’écu diabolique. Il gagna beaucoup d’argent, car toujours la boule s’arrêtait devant la monnaie de Judas.
Joseph gagna tant d’argent qu’il attira l’attention, et bientôt il y eut derrière sa chaise tout un groupe de spectateurs. Enfin, il se leva et eut beaucoup de peine à entasser tout cet avoir dans ses poches. Il rentra chez lui d’un pas chancelant.
Le travail, désormais, ne lui causait plus aucun plaisir, et dès le lendemain matin il donna son congé, partit pour Paris, où il ouvrit un important atelier dans lequel s’affairaient tant d’apprentis que lui-même n’eut plus besoin de travailler.
Et pourtant il n’était pas satisfait. Il avait l’impression que quelque chose dans son cœur s’était brisé, comme s’il était devenu un pantin, incapable de réagir.
Il avait oublié depuis « longtemps la prière ; quand sonnait l’angélus il jurait sans cesse et son caractère s’assombrit au point que les hommes l’évitèrent comme on fuit devant le démon. Il ne savait plus chanter, ni rire, ni pleurer. La journée la plus ensoleillée lui paraissait morne et aucune étoile ne brillait dans ses nuits.
Son argent se multipliait de jour en jour, si bien qu’il le déposa dans une banque et ferma son atelier. Il voulait s’adonner uniquement au plaisir. Sa vie n’avait plus ni but ni raison, et il pensait avec horreur à sa fin. Il ne croyait plus en Dieu, ne croyait ni au ciel ni à l’enfer, et pourtant il ne pouvait se défaire de la peur à la pensée de la mort.
Les années passèrent. Il devint de plus en plus sombre et finalement la vie lui parut si insupportable qu’il voulut y mettre un terme, bien que précisément, cette pensée-là l’épouvantât le plus. Et un jour, alors qu’il se trouvait sur l’un des nombreux ponts au-dessus de la Seine, il enjamba le parapet et se jeta dans les profondeurs du fleuve. Avant de sauter, il eut encore le temps d’apercevoir de l’autre côté de la rive un visage étrangement familier. C’était celui de l’étranger de Nice, dont le rire strident lui parvenait aux oreilles. Puis les eaux l’engloutirent.
Et Joseph Frank se réveilla. Son compagnon se pencha sur lui et lui dit en riant :
« Eh bien ! Qu’as-tu donc rêvé de si terrible ? Voilà un moment que tu gémis à fendre l’âme ! »
Joseph jeta un regard égaré autour de lui, s’aperçut qu’il était couché dans la maison niçoise de son maître, et poussa un long soupir. Mon Dieu ! tout cela n’était donc qu’un rêve ! D’une main tremblante il saisit sa bourse et poussa un soupir de soulagement. L’écu de baptême était toujours là. Dieu merci, tout ce qu’il venait de vivre n’était qu’un rêve. Mais l’envie de se rendre à nouveau dans l’enfer du jeu lui avait passé.
« Mais dans ton rêve, où te trouvais-tu ? » lui demanda son compagnon, d’un ton moqueur.
« En enfer », répondit Joseph.
Peu de temps après, il se remit en route pour rentrer dans son pays. Lorsqu’il arriva à la maison paternelle, il put dire à ses parents, en toute conscience, qu’il avait conservé et son écu de baptême et sa foi, et que son cœur était resté joyeux, ce dont on ne pouvait douter quand on entendait ses chansons accompagner le chant du rabot. Toute sa vie durant, il garda la foi de sa jeunesse ; et lorsqu’il rendit l’âme, sur sa demande on plaça dans son cercueil son écu de baptême, comme un symbole de sa foi constante.
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