Le passant aux yeux de feu

Auteur : Bourron, Edmée | Ouvrage : Et maintenant une histoire I .

Temps de lec­ture : 12 minutes

Suzon, Suzon, cria Claude, je viens d’en­tendre du bruit à l’étable !

— En es-tu sûr, deman­da la sœur aînée qui tri­co­tait au coin de l’âtre ? C’est la bise peut-être qui fait grin­cer la porte ou la fenêtre. La mai­son bouge toute. Quelle tem­pête dehors ! »

Suzon était une robuste fillette de douze ans au visage calme et éner­gique. Elle se leva de sa chaise pour voir l’heure que mar­quait l’hor­loge et ajouta :

« Comme Papa et Maman rentrent tard ce soir !

— Je parie que le train est en panne au tun­nel du Val-Noir comme lun­di der­nier », sou­pi­ra Riquou, l’un des cadets.

Histoire chrétienne pour les enfants« Ça se peut bien, fit-elle, la bise a souf­flé toute la jour­née. Il a dû s’a­mas­ser de for­mi­dables couches de neige sur la voie et dans les che­mins… Allons, mes petits, il est tard, il faut aller se mettre au lit. »

Ses quatre frères et sœurs l’en­tou­rèrent avec des cris de pro­tes­ta­tion et Jean­nette, la petite der­nière, se mit à pleurnicher :

« Atten­dons un peu. J’au­rai peur toute seule dans ma chambre.

— Pol­tronne va, peur de quoi ? Des rats ? De la bise qui chante dans la che­mi­née ? Je t’ai sou­vent répé­té que…

— Suzon, inter­rom­pit Claude, en la tirant par la manche de son tablier, je viens encore d’en­tendre du bruit dans l’étable.

— Allons voir, lan­ça-t-elle. C’est peut-être la génisse qui s’est déta­chée. Si elle s’a­muse à cor­ner le mulet, elle rece­vra une bonne ruade. Elle pour­rait avoir une patte cas­sée. Riquou, toi le plus cou­ra­geux, viens avec moi. Les autres res­tez ici. »

Sui­vie de son frère, elle s’en fut pous­ser la porte de bois qui fai­sait com­mu­ni­quer la cui­sine avec l’é­table, comme dans beau­coup de fermes de la montagne.

En tâton­nant dans l’obs­cu­ri­té elle cher­cha le bou­ton élec­trique. La lumière jaillit. La génisse rumi­nait pai­si­ble­ment et le mulet som­no­lait dans sa case. Seule­ment, la porte qui don­nait sur la cour était ouverte et la bise gla­ciale s’en­gouf­frait dans l’é­table y ame­nant des paquets de neige ; là-bas, debout contre le parc où étaient mas­sés les chèvres et les mou­tons, un homme les regar­dait d’un air contra­rié. Il tenait à la main une bras­sée de paille qu’il lais­sa tom­ber dans un juron. Riquou effrayé recu­la, mais Suzon ne per­dit pas son sang-froid. Elle mur­mu­ra à son frère :

Petite histoire avec morale« C’est un pas­sant ; il a vu notre lumière et est entré à l’é­table pour y pas­ser la nuit. Il fait si mau­vais dehors. »

Riquou, se ser­rant crain­ti­ve­ment contre elle, souf­fla à voix basse :

« J’ai peur, Suzon ; il a des yeux de feu ce passant. »

Suzon qui ne man­quait pas d’a­plomb s’a­van­ça crâ­ne­ment et fer­ma la porte de l’é­table en disant :

« La litière va se mouiller. Avec ce cou­rant d’air les bêtes vont attra­per du mal ! Venez donc à la cui­sine, mon­sieur, il y fait meilleur qu’i­ci. Il y a encore de la soupe chaude ; vous en man­ge­rez une assiette, ça vous réchauf­fe­ra ; après quoi vous revien­drez à l’é­table dor­mir sur la paille que vous avez préparée. »

Elle avait remar­qué tout de suite qu’il avait dépo­sé un tas de paille contre le parc à mou­tons, sans doute pour s’y blot­tir. L’homme se déci­da à suivre les deux enfants à la cui­sine. Se sou­ve­nant de la façon affable dont sa mère trai­tait les « pas­sants », les vaga­bonds, Suzon invi­ta gen­ti­ment l’in­con­nu à s’as­seoir près du poêle.

« Chauf­fez-vous un ins­tant, Monsieur. »

C’é­tait un fort gaillard, d’une tren­taine d’an­nées, vêtu d’un com­plet de velours brun et coif­fé d’une cas­quette de drap. Tout en ten­dant ses mains vers le poêle rouge, il obser­vait à la déro­bée les quatre enfants et la fillette qui allait et venait du buf­fet à la table où elle posait une assiette, un verre, des cou­verts, une tourte de pain et un petit fro­mage de chèvre.

« Asseyez-vous, M’sieur, com­man­da-t-elle bien­tôt. Je vais vous ser­vir la soupe. »

Il obéit machi­na­le­ment, tan­dis qu’elle plon­geait une longue louche dans la grande mar­mite qui fumait sur le poêle ; la soupe aux choux était appé­tis­sante. Cepen­dant, l’homme sem­blait ava­ler avec peine chaque cuiller qu’il pui­sait dans l’as­siette de faïence fleurie.

Riquou qui sui­vait cha­cun de ses mou­ve­ments, pensait :

« C’est drôle, il n’a pas faim comme les autres passants… »

Suzon fai­sait à son hôte les recom­man­da­tions que sa mère fai­sait habi­tuel­le­ment aux pauvres hères accueillis à la ferme :

« Ne vous gênez pas… Cou­pez-vous encore du pain… Buvez encore un bon coup de vin… »

Quand il eut ache­vé son repas, elle lui pro­po­sa de retour­ner se repo­ser à l’é­table, mais il ne bron­cha pas. Il tenait les yeux bais­sés à terre et nul sou­rire n’é­clai­rait son visage sombre. Alors, repre­nant conscience de son rôle de petite maman en l’ab­sence de la mère de famille, Suzon réunit les petits autour de l’âtre et les fit se mettre à genoux en annonçant :

« Nous allons faire la prière, car il est grand temps d’al­ler au lit. »

Après avoir gui­dé la main mal­adroite de sa toute petite sœur qui fai­sait de tra­vers le signe de la croix, elle leva les yeux vers la sta­tue de la Vierge posée sur le man­teau de la che­mi­née, entre deux bou­geoirs, et réci­ta un Pater et un Ave. Puis elle deman­da aux petits de dire ensemble la prière com­po­sée par leur maman. Les voix fraîches cla­mèrent en chœur :

« Mon Dieu, bénis­sez tous ceux que nous aimons. Gué­ris­sez les malades. Conso­lez ceux qui ont du cha­grin, Don­nez-nous la paix. Met­tez au ciel les âmes du pur­ga­toire. Don­nez à man­ger à tous ceux qui ont faim. Faites que les méchants deviennent bons et qu’ils Vous aiment. Ain­si soit-il. »

Après cela, Suzon ordon­na d’un ton ferme :

« Dites bon­soir au Mon­sieur, petits, et puis au dodo ! »

Ils bal­bu­tièrent un timide « bon­soir Mon­sieur » et s’é­lan­cèrent dans un grand bruit de galoches, vers l’es­ca­lier de bois qui mon­tait au premier.

L’homme, se levant brus­que­ment de son siège, rap­pe­la d’un geste la fillette qui les accompagnait.

« Petite, deman­da-t-il d’une voix rauque, donne-moi de quoi écrire… Un crayon… du papier. »

La prière du soir des enfantsElle remar­qua avec éton­ne­ment que de grosses larmes inon­daient son visage ; sans se faire prier, elle lui appor­ta son plu­mier et son cahier, en disant :

« Vous n’a­vez qu’à arra­cher une page dedans. »

Sur une des pages qu’il déchi­ra il grif­fon­na à la hâte quelques phrases, puis la plia et la glis­sa sous la bou­teille de vin, sur la table.

« Petite, mur­mu­ra-t-il d’une voix étran­glée par l’é­mo­tion, c’est une lettre pour ton Papa. Adieu et mer­ci ! Que le Bon Dieu te bénisse. »

Il se diri­gea à grands pas vers la porte de sortie.

« Oh ! s’ex­cla­ma-t-elle sur­prise, vous ne retour­nez pas dor­mir à l’étable ? »

Sans lui répondre, il ouvrit la porte et s’en­fon­ça dans la nuit téné­breuse, sous la tem­pête qui fai­sait rage dans la mon­tagne. Suzon tira le ver­rou, alla s’as­su­rer que ses frères et sœurs étaient bien cou­chés et revint se blot­tir fri­leu­se­ment près du feu. Ber­cée par les plaintes de la bise dans la che­mi­née et le doux ron­ron­ne­ment de la flamme, elle s’en­dor­mit profondément.

Vers cinq heures du matin, elle fut réveillée par ses parents qui frap­paient à la porte. Riquou ne s’é­tait pas trom­pé : le train élec­trique avait été arrê­té par la neige à l’en­trée du tun­nel du Val-Noir et les voya­geurs, après une attente inter­mi­nable, s’é­taient déci­dés à rega­gner à pied leur vil­lage res­pec­tif, tran­sis de froid et mouillés jus­qu’aux reins. Les parents de Sazon la mirent au cou­rant de leur aven­ture, tout en se réchauf­fant près de l’âtre.

« J’é­tais bien en peine de vous savoir seuls à la mai­son, ache­va la mère. Nous aurions pu périr dans la tour­mente comme l’homme que le père Bou­trin a trou­vé il y a un ins­tant sur la route de Bagnols, dans une fondrière. »

Suzon pen­sa immé­dia­te­ment au pas­sant de la veille. Elle s’é­cria, anxieuse :

« Un homme est mort dans la neige ? Est-ce que c’é­tait un passant ?

— Non ! répon­dit le père. C’est un nom­mé Bar­té­ly qui a été domes­tique autre­fois au domaine des Pignes, chez l’oncle Séra­phin. Il a quit­té le pays pour la pri­son et la pri­son pour le bagne, à la suite d’une vilaine affaire de vol et d’as­sas­si­nat. J’ai même été appe­lé à témoi­gner contre lui aux Assises, à mon grand embê­te­ment. C’é­tait une forte tête, per­due par les mau­vaises com­pa­gnies et la bois­son. Autre­ment, il n’au­rait pas été un mau­vais gars !

— Le pauvre ! sou­pi­ra la mère. Que Dieu ait son âme ! »

Et elle deman­da à sa fille :

« Est-ce que les petits ont été sages ?

— Oui, maman, très sages ; ils dorment encore. À la veillée, nous avons don­né à man­ger à un pas­sant qui s’é­tait fau­fi­lé dans l’é­table pour y dor­mir à l’a­bri. Il a même lais­sé une lettre pour papa. Une lettre de remer­cie­ments, sans doute. »

Elle alla vers la table, prit le papier sous la bou­teille et le ten­dit à son père ; mais celui-ci le repous­sa, en lui disant avec un sourire :

« Lis-le donc, toi, à haute voix, petite. »

Elle lut d’un trait, de sa voix claire qui n’hé­si­tait pas, ce qui suit

« Paul, rap­pelle-toi : j’a­vais pro­mis aux Assises que je me ven­ge­rais un jour. Ce matin, en t’a­per­ce­vant à la foire de Bagnols avec ta femme, j’ai pen­sé que c’é­tait le moment. J’ai pris le train pour le vil­lage. Si tu retrouves ce soir ta mai­son debout, c’est parce que tes gosses m’ont sur­pris dans l’é­table. J’a­vais à la main un bri­quet. Va voir, près du parc à mou­tons, la paille que j’a­vais amas­sée. Ta petite est un ange de bon­té. Elle te racon­te­ra tout ce qui s’est pas­sé… Que Dieu me par­donne mes crimes. Pour les expier, j’i­rai tra­vailler à l’é­tran­ger. Adieu. La prière de tes gosses a vain­cu ma haine. »

Bar­té­ly.

Le pay­san et sa femme res­tèrent muets de sai­sis­se­ment pen­dant quelques minutes. Quant à Suzon, toute pâle d’é­mo­tion, elle tour­nait et retour­nait entre ses doigts la lettre du mal­heu­reux Bartély.

« Maman, Papa, arti­cu­la-t-elle enfin avec effort, quelle chose affreuse si la mai­son avait brû­lé ! Je n’a­vais pas vu le bri­quet que cet homme tenait à la main. Mais le gros tas de paille est là-bas, contre le parc à mou­tons, ain­si que toutes les bêtes…

— Oui, l’af­freuse chose, répé­ta la mère, en écla­tant en sanglots. »

Elle atti­ra la petite contre son cœur et l’embrassa avec tendresse.

« Nous ne dirons rien à per­sonne de tout cela, chu­cho­ta le père, bou­le­ver­sé. Les petits ne com­pren­draient pas encore. Ça leur ferait plu­tôt du mal…

— Oui, papa, tu as rai­son. Que je suis contente de pen­ser que ce pauvre homme s’est repen­ti avant de tom­ber dans la fondrière…

— Oui, mur­mure la mère ; il ira en para­dis, grâce à votre prière… Ah ! ma Suzon, conti­nue à être bonne pour les mal­heu­reux. Deviens-le de plus en plus. As-tu com­pris la leçon que la Pro­vi­dence vient de te don­ner, de nous don­ner à tous !

— Oui, maman, j’ai com­pris cette leçon. Ce pauvre homme, dans l’é­table, avait comme du feu dans les yeux, Riquou me l’a fait remar­quer… C’é­tait la haine qui lui brû­lait le cœur. Quand il est par­ti de notre mai­son, il n’y avait que des larmes dans ses yeux… La haine était éteinte dans son cœur. Il fau­drait beau­coup, beau­coup d’a­mour, pour éteindre par­tout la haine ! »

Edmée Bour­ron. 

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire le pourriel. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.