VI
Saint Boniface
Il est rare que les grands saints qui ont converti des régions entières soient nés dans ces régions : saint Martin vint des bords du Danube pour amener les Gaules à la foi du Christ, comme deux cents ans plus tôt saint Irénée et saint Pothin étaient venus de l’Asie pour fonder la chrétienté lyonnaise. On pourrait, dans l’histoire de l’apostolat, trouver d’autres exemples qui confirmeraient la parole de l’Évangile : « Nul n’est prophète en son pays, » ce qui veut dire que les habitants d’une ville ou d’une contrée écoutent moins volontiers celui qu’ils ont toujours connu ou dont ils ont connu les parents. Et si le Christ a voulu que ceux qui l’annonceraient émigrassent ainsi d’un pays dans l’autre, c’est sans doute pour attester que tous les membres de la chrétienté ne font qu’une même famille, et pour montrer aussi, peut-être, que le missionnaire doit rompre tous les liens qui l’attachent à ses parents, à sa cité natale, en vue de mieux se donner « aux brebis » qui ne sont pas encore dans la bergerie, en vue d’amener à la vérité ceux qui ne la connaissent pas.
C’est un Anglais qui fut choisi pour acheminer vers la foi chrétienne les païens Allemands, un Anglais, ou plutôt un Anglo-Saxon, comme on disait de ceux qui étaient devenus les maîtres de l’Angleterre avant la conquête des Normands. L’Église révère cet apôtre sous le nom de saint Boniface ; son nom primitif était Winfrid. L’Angleterre est peut-être le pays où le christianisme se propagea avec le plus de rapidité. Moins d’un siècle après que saint Augustin de Cantorbéry eut débarqué avec ses compagnons pour évangéliser ces païens barbares, l’Angleterre méritait qu’on l’appelât l’île des Saints, tant il y avait déjà de monastères tout le long des côtes, tant ces nouveaux convertis avaient soif de s’instruire en choses religieuses, de cultiver la poésie d’Église et d’apprendre le latin, cette langue des liturgies. Et ils avaient un plus grand désir encore, c’était d’aller au loin faire partager à d’autres peuples tous ces trésors de la foi que Rome leur avait apportés.
C’est vers 680 que Winfrid naquit dans le Devonshire, d’une famille chrétienne et noble. Il n’y avait pas encore beaucoup d’églises sur ce sol que couvraient de nombreuses forêts ; de loin en loin, des missionnaires venaient prêcher l’Évangile et administrer les sacrements ; ils réunissaient les fidèles, chaque jour, au pied des grandes croix que les seigneurs élevaient dans leurs domaines, et là, tous ensemble priaient. Enfant, Winfrid se faisait remarquer par son ardente piété ; comme sa famille donnait l’hospitalité aux moines qui passaient, Winfrid se tenait près d’eux, ne perdant pas une parole de ce qu’ils racontaient de leurs courses apostoliques, et sans relâche il les questionnait sur les vérités religieuses. Dès l’âge de quatre ou cinq ans, il supplia son père de lui permettre de s’en aller dans un monastère. Mais le père, qui voulait laisser son domaine à son enfant, ne consentait pas et traitait le désir du petit garçon d’enfantillage. Winfrid, que Dieu avait choisi, comme dans l’Ancien Testament le petit Samuel, continuait d’affirmer sa vocation. Son père, après avoir essayé de la douceur pour le détourner de son projet, le menaça, le punit. Rien n’y fit ; et, après une grave maladie qui faillit emporter Winfrid, le père, comprenant enfin que Dieu voulait son fils, céda et lui permit d’entrer au monastère d’Exeter. Winfrid avait alors sept ans, mais était si pieux, si avancé pour son âge en tout ce qui touchait à la religion, que l’abbé du monastère voulut bien recevoir cet enfant prédestiné. Jamais on n’avait vu un plus jeune écolier dans les choses divines ; jamais on n’avait vu, non plus, un écolier si zélé à remplir tous ses devoirs, — ses devoirs, qui le rapprochaient de Dieu.
Après quelques années passées à Exeter, il entra au monastère de Nursling, en vue de poursuivre ses études, qui le passionnaient. D’écolier, il devint professeur, et tous ses élèves l’admiraient pour sa science et l’aimaient pour sa bonté. À l’âge de trente ans, il fut ordonné prêtre. Peu de temps après, le monastère le délégua au concile qui se réunissait au Wessex auprès de l’archevêque de Cantorbéry. Le rôle qu’il joua dans cette assemblée le rendit célèbre, et la façon dont il avait parlé enchanta non seulement tous les évêques, mais encore le roi Ina. Winfrid pressentit à cette époque qu’on lui offrirait d’être évêque à son tour ; mais il se sentait appelé à une tout autre vie, il voulait être missionnaire. Il voulait porter la parole de Dieu chez ceux qui ne la connaissaient pas encore, ou qui l’avaient déjà oubliée, l’ayant reçue depuis peu. Et puis, les honneurs, l’ambition, rien n’était plus loin de son cœur. Malgré les instances de l’abbé et de ses frères, il partit.
Il se dirigeait vers la Germanie, ce berceau de ses aïeux ; il choisissait, comme terre à évangéliser, la Frise, restée jusqu’à présent aussi rebelle au christianisme qu’à la civilisation. Les Frisons étaient des barbares farouches, que Rome ni les Francs n’avaient pu dompter. Willibrord, leur premier apôtre, avait été forcé lui-même de fuir, et toute son œuvre était à recommencer. Winfrid se rendit compte, au bout de quelques mois, que le moment n’était pas encore venu pour amener au Christ ces populations qui lui étaient hostiles. Il rentra en Angleterre, regagna son couvent, mais c’était pour mieux se préparer à son apostolat ; et il résolut d’aller à Rome, pour se faire confirmer dans sa mission par le pape, alors Grégoire II.
Les voyages, en ce temps-là, étaient vraiment des voyages ; et les pèlerinages, vraiment des pèlerinages. Winfrid partit avec un groupe de pèlerins qui se rendaient près du tombeau de saint Pierre. On allait à pied, avec arrêt à chaque sanctuaire célèbre ; et ce n’était pas sans dangers, car on pouvait toujours craindre la rencontre d’une bande de brigands. Le pape le reçut avec bonté, l’écouta et le garda près d’un an auprès de lui. Grégoire II put ainsi se rendre compte de la valeur de Winfrid, et c’est lui qui changea son nom en celui de Boniface, pour montrer à quel point ce prêtre était devenu le fils du vicaire du Christ. Puis il le munit d’une lettre où il le reconnaissait comme missionnaire de l’Église de Jésus-Christ.
Boniface regagna la Frise, mais la Frise pacifiée, et il put durant trois ans, près du vieil évêque Willibrord, y faire de bon travail ; il y baptisa un grand nombre de païens, détruisit des idoles, bâtit des églises. Au bout de ce temps, il quitta la Frise pour la Thuringe et la Hesse. Ces deux provinces étaient couvertes d’épaisses forêts, qui rendaient l’apostolat difficile. Beaucoup de chrétiens de fraîche date n’avaient pas été suffisamment instruits, et ils continuaient de rendre un culte aux faux dieux : le dieu Jésus voisinait dans leurs prières avec le dieu Thor. Boniface se sentait souvent bien seul, bien perdu au milieu de ces populations si barbares, et il écrivait aux monastères de sa patrie de prier pour lui. Il mettait sa mission sous la protection de leurs prières.
C’était une douceur pour Boniface de garder avec les religieuses qui avaient été ses élèves des liens d’amitié ; il sentait leurs âmes si près de ses travaux ! Entre toutes, Lioba, une de ses cousines, avait sa confiance. Elle était fine lettrée, et le suivait par la pensée dans sa rude vie d’apôtre, et mieux que tout autre le réconfortait. Aussi la fit-il venir près de lui avec d’autres religieuses pour évangéliser, elles aussi, les populations germaniques La beauté, la grâce, l’esprit de Lioba étaient au service du Christ et attiraient vers elle les natures les plus rudes. Une des dernières volontés du saint fut que Lioba reposât, après sa mort, dans son tombeau.
Trois ans après son premier pèlerinage à Rome, le Saint-Père fit mander Boniface près de lui pour lui rendre compte de sa mission. Et de Rome il repartit évêque de la Germanie. Le pape Grégoire II sentait bien qu’il n’avait pas de meilleur serviteur que Boniface, car nul plus que lui n’était attaché au souverain pontife : jamais sa pensée ne séparait du Christ, pour qui il travaillait, ce Vicaire du Christ qu’est le pape, successeur de saint Pierre ; et Boniface savait bien que celui qui n’était pas soumis à Rome déchirait « la robe sans couture », c’est-à-dire désobéissait à Jésus qui avait dit à ses apôtres : « Soyez unis, soyez un, comme je suis un avec le Père. »
Sous la protection de Charles Martel, le défenseur de la chrétienté, il put, par un labeur incessant, par des courses sans nombre, par ses fatigues, mener à bien son œuvre d’évangélisation. Quand il mourra, la plus grande partie de la Germanie centrale sera baptisée et civilisée. Mais, comme plus tard saint Bernard, Boniface, toujours en voyage, obligé de séjourner à la cour des ducs et des rois, ne rêvait qu’à la solitude des cloîtres. Il chargea un de ses disciples les plus chers, Sturmi, de lui trouver, dans l’épaisse forêt qui séparait la Hesse de la Thuringe, un lieu où il pourrait établir un monastère qui deviendrait un centre de prières, un centre de travail, au milieu de ces contrées qu’il convertissait au christianisme. La forêt, à cette époque, était encore peuplée de bêtes et aussi touffue que les forêts vierges de l’Afrique. Sturmi, la nuit, faisait un rempart d’épines autour de lui et de son âne pour ne pas être dévoré. Après avoir cherché longtemps l’emplacement rêvé, il rencontra un mystérieux inconnu, qui guida ses pas dans la vallée de la Fulda ; à la sortie d’une gorge où la rivière se précipitait en torrent, l’inconnu disparut subitement. C’est là que devait s’élever cette abbaye de Fulda qui deviendra par la suite le plus grand foyer de piété et de science de l’Allemagne du moyen âge. Boniface s’y rendit peu de temps après que l’emplacement du futur monastère eut été découvert, et sous sa direction les moines se mirent à abattre les arbres, à défricher le sol, tout en chantant des psaumes.
Boniface écrivit au pape Zacharie, alors sur le trône de Pierre : « Là, j’ai décidé, avec le consentement de Votre Piété, de donner quelques jours de repos à mon corps fatigué par la vieillesse et d’aller dormir après ma mort. » Boniface avait alors environ soixante-cinq ans. Le repos, il ne devait pas le goûter ici-bas : son désir le plus cher eût été de convertir les Saxons, parce qu’ils étaient ses frères de race, mais il dut renoncer à cet espoir. Ils restaient des païens farouches, ayant la haine des chrétiens ; ils incendiaient les églises, détruisaient les monastères. Boniface se tourna vers la Frise, son premier champ d’apostolat. La Frise du Nord était toujours à convertir : ce que nous appelons à présent le Zuyderzée. Boniface alors était archevêque de Mayence. Il sentait ses forces décroître, il voulait jusqu’au bout les user au service des âmes. Il partit, faisant ses adieux à ses moines fidèles, à ceux qu’il aimait. Il avait recommandé que l’on mît dans son bagage un linceul et une caisse de livres. Avec ses compagnons, il entreprit de porter la parole du Christ dans ces marécages ; ensemble, ils naviguaient sur les canaux. De vrais sauvages habitaient ces misérables contrées : Boniface et ses compagnons y firent de nombreuses conversions.
On était en juin 755. Boniface avait donné rendez-vous aux nouveaux baptisés à Dokkum, localité près de la mer. Il les attendait ; mais ce fut une bande de païens, armés et poussant des cris de mort, qui surgirent. Boniface lisait un des livres qu’il avait emportés. Les païens eurent vite fait de massacrer l’escorte de l’archevêque et ses moines. Lui-même ayant élevé son livre au-dessus de sa tête, un des païens lui porta un coup d’épée qui fendit le livre et lui ouvrit le crâne. Boniface tomba ; le ciel comptait un martyr de plus.
Son corps fut transporté à Fulda. Une foule immense lui fit escorte jusqu’au lieu qu’il avait choisi pour son repos. Et l’on peut voir, dans la bibliothèque de Fulda, le livre que l’épée avait entaillé, et où se perçoivent encore des taches de sang.
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