Sortant de l’usine où elle a travaillé tout le jour, une femme aux traits amaigris s’engage dans l’étroit chemin qui mène hors de la ville jusqu’à une « grotte de Lourdes ». Voilà huit jours qu’elle fait ce trajet. L’inquiétude et la peine courbent ses épaules lasses. Au logis, son mari est couché depuis six mois, souffrant cruellement. De son travail à elle dépend l’existence de tous. Mais la malheureuse, épuisée de surmenage et de privations, voit venir l’heure où la misère fera suite à la gêne au foyer désolé.
À peu de distance se dresse le rocher où rayonne la blanche statue de la Sainte Vierge. Celle qui monte vers ce but s’arrête dans le sentier, indécise, l’âme angoissée.
— Qu’est-ce que je fais !… Moi, protestante, venir la prier ! Qu’est-ce que j’espère ! De quel droit réclamer sa pitié ?…
Mais une voix s’élève au fond de l’âme troublée, une voix qui rassure et invite à l’espoir « Ton mari et tes enfants sont catholiques et c’est pour eux que tu viens. » « Et puis, murmure la pauvre femme, j’ai fait ce que je devais : j’ai respecté les croyances du père, j’ai veillé à ce que les petits connaissent et pratiquent leurs devoirs… »
N’osant franchir la grille qui entoure le pauvre sanctuaire, la femme s’est agenouillée sur les degrés, timidement, comme une intruse… Elle lève la tête et son regard humble fixe la statue :
— Je vous salue, Marie ! Je crois que vous êtes puissante et bonne… Ayez pitié de nous, vous que je n’ose appeler ma mère.
Le regard éloquent achève : Mais je vous aime comme si vous l’étiez…
Quelques instants plus tard, la femme s’éloigne, ignorant que là-haut, attentive et penchée vers sa misère, la Vierge à déjà fait le geste de grâce qui attirera son âme en peine vers la Lumière et vers la Paix…
Au fond de la petite chambre dont la propreté est le seul luxe, l’homme est couché, le regard sombre, tourmenté de soucis. Ses yeux las fixent sans la voir la tapisserie fanée et, dans son cerveau qui s’enfièvre, cent fois la même question se pose et s’agite :
— Qu’est-ce qu’on deviendra si ça dure encore, si j’en ai pour des mois, couché, impuissant ?… Moi, le père, sur qui les autres doivent compter, obligé d’être à leur charge !… La femme travaille trop, elle se mine, je le vois bien…
De la pièce voisine, les enfants, rentrés de classe, arrivent en babillant. Mais le malade les écarte et, d’un geste impatient, ordonne : « Allez jouer ! Toi, Joséphine, ajoute-t-il, s’adressant à l’aînée, va au-devant de ta mère, elle a dû passer à l’épicerie ce soir. »
Docile, la fillette s’éloigne, tandis que le père, la suivant du regard, songe tristement : « Dans deux mois, cette petite fera sa Première Communion… et d’ici là, chez nous, ce sera la misère… » Il a souffert jusqu’alors sans se plaindre, mais, ce soir, son angoisse est trop vive… Il est seul, il peut laisser couler les larmes qui brûlent ses yeux…
Pourtant, honteux de sa faiblesse, ce chrétien que le malheur n’a pas révolté songe qu’il a mieux à faire et murmure à voix haute :
— Sainte Vierge, ayez pitié de moi !
Une voix douce, à peine tremblante, lui fait écho :
— Sainte Vierge, ayez pitié de nous !
C’est sa femme qui, sans bruit est entrée… Maintenant elle lui parle, cherchant les mots qui redonnent l’espoir, comprenant qu’il faut à tout prix ranimer son courage.
L’homme écoute à peine… Il éprouve depuis quelques minutes sur ses jambes douloureuses une sensation de brûlure intolérable. N’y tenant plus, il veut prier sa femme de défaire les pansements. Mais elle, tout en causant, dresse le repas du soir. Le malade ne veut pas l’interrompre ; il attendra. D’ailleurs, il souffre moins. Le mal, si cuisant tout à l’heure, s’atténue peu à peu… Il lui semble même — est-ce une illusion ? — que ses jambes, emprisonnées par leurs bandages, ont acquis une vigueur, une souplesse qu’il ne connaissait plus…
Une heure après, quand l’active ménagère, ayant terminé son ouvrage, s’apprête à lui donner ses soins, il dit :
— Je ne sais si je rêve, mais, depuis ton retour, je ne souffre plus !
La pauvre femme n’ose s’abandonner à l’espoir ; la désillusion serait si pénible. Elle défait la gaze qui protège les compresses, Et voici que les jambes apparaissent, non plus dans leur état lamentable, sillonnées de plaies, rongées par le mal mais intactes, guéries, avec un épiderme renouvelé, qu’effleure à peine la marque de cicatrices légères.
Muets d’étonnement, tous deux regardent, éperdus, n’osant croire au miracle dont l’évidence est sous leurs yeux… Mais la femme, la première, accueille la joie immense, inespérée, et, sachant d’où elle leur vient, s’écrie, tombant à genoux : « O Notre-Dame de Lourdes !… Merci ! »
Très ému, l’homme achève, fixant de ses yeux graves sa compagne qui pleure :
— Cela s’est fait quand nous l’avons priée, tu vois !
Quelques semaines plus tard, un samedi de mai, sous le regard de la Vierge, avait lieu le baptême de la protestante convertie. Et pleine d’ardeur et de foi, elle faisait le lendemain — en même temps que sa fille — dans un ‚grand recueillement d’actions de grâces, sa Première Communion…
D’après M. Schnebelin
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