La poupée

Auteur : Lenotre, G. | Ouvrage : Autres textes .

Temps de lec­ture : 24 minutes
Légende de Noël sous la Révolution - G. Lenôtre
C’é­tait une grande .

Aus­si loin que se reportent dans le pas­sé mes sou­ve­nirs, je revois la vieille mar­quise de Fla­vi­gny, sou­riante et sereine, habi­tuel­le­ment assise dans une antique ber­gère gar­nie de velours cou­leur de pêche, sur lequel se déta­chaient ses che­veux gris et ses grands bon­nets de den­telle ornés de nœuds tremblants.

Près d’elle se tenait, presque sans cesse, sur une chaise basse, une femme du même âge, sou­riante aus­si, le visage calme et apai­sé. On appe­lait celle-ci « made­moi­selle Odile ». Ce n’é­tait pas une ser­vante ; une grande fami­lia­ri­té sem­blait unir les deux vieilles dames qui, tout en tri­co­tant des jupons de laine bleue à grosses mailles qu’elles dis­tri­buaient aux pauvres, le jeu­di matin, avec une miche de pain et cinq pièces de deux liards, échan­geaient à voix basse, d’un air de cama­ra­de­rie, presque de com­pli­ci­té, d’in­ter­mi­nables confi­dences. À cer­tains jours, jours de grands ran­ge­ments, quand le tri­cot chô­mait, les deux amies entre­pre­naient la visite de leurs armoires, immenses bahuts de chêne ver­ni à longues pom­melles de cuivre, avec des entrées de ser­rures, étroites et hautes, décou­pées en ara­besques ; elles ouvraient des boîtes, enru­ban­naient le linge, éten­daient sur les rayons de beaux nap­pe­rons bro­dés, épous­se­taient, frot­taient toute la jour­née. Nous étions là une bande d’en­fants admis à ce spec­tacle salu­taire, à condi­tion de ne tou­cher à rien.

Au fond d’une de ces mys­té­rieuses armoires, comme en un sanc­tuaire, repo­sait, debout dans une boîte de verre, un objet pour lequel les deux dames sem­blaient avoir une sorte de véné­ra­tion. C’é­tait une grande pou­pée vêtue, à l’an­cienne mode, d’une robe de soie éli­mée ; les années l’a­vaient faite presque chauve ; son nez était cas­sé, ses mains et son visage étaient écaillés et déver­nis, et je me rap­pelle qu’elle n’a­vait plus qu’un sou­lier, un vieux sou­lier de maro­quin tout cra­que­lé, avec une boucle d’argent noir­ci et un haut talon qui avait été rouge.

Quand elles en arri­vaient à cet impo­sant bibe­lot, la mar­quise et Mlle Odile le dépla­çaient avec des ména­ge­ments d’en­fant de chœur maniant un reli­quaire : elles en par­laient à voix crain­tive, en phrases courtes :

« ELLE a encore per­du des che­veux… Son jupon est main­te­nant tout usé… Voi­là un doigt qui tom­be­ra bientôt. »

On sou­le­vait avec mille pré­cau­tions le cou­vercle de verre, on rajeu­nis­sait le poivre, on défri­pait la jupe à petits coups d’ongle très pru­dents. Puis on remet­tait la pou­pée en place, debout sur le plus beau rayon, comme sur un autel.

« Tient-elle bien, ma mie ? » deman­dait la mar­quise. C’est ain­si qu’elle dési­gnait Mlle Odile. Celle-ci, fami­liè­re­ment, l’ap­pe­lait « madame Solange », sans jamais lui don­ner son titre, par­lant avec une sorte d’ac­cent loin­tain d’Al­sace, sans rudesse pour­tant, et si dis­cret qu’on l’eût dit estom­pé par le temps.

Nous n’en savions pas davan­tage sur l’his­toire des deux vieilles dames et de leur pou­pée quand, un soir — c’é­tait la veille de d’une année qui est déjà bien loin — nous fûmes, d’un coup, ini­tiés à tout le mys­tère. Ce jour-là, Odile et la mar­quise avaient bavar­dé avec plus d’a­ni­ma­tion encore qu’à l’or­di­naire. Vers le soir, toutes deux s’é­taient recueillies et avaient fait silence : les mains jointes, elles se regar­daient d’un air atten­dri et l’on devi­nait qu’un com­mun sou­ve­nir leur rem­plis­sait l’âme.

Quand la nuit fut tout à fait tom­bée, Odile allu­ma les bou­gies ; puis, sor­tant de des­sous son tablier un trous­seau de clefs, elle ouvrit l’ar­moire à la pou­pée. On tira la pou­pée de sa boîte ; dans ses fal­ba­las ter­nis, avec sa tête sans che­veux, elle parais­sait bien plus vieille que les deux dames qui se la pas­saient, de main en main, avec des mou­ve­ments soi­gneux, presque tendres. La mar­quise la prit sur ses genoux, rame­na dou­ce­ment le long du corps les bras de plâtre, dont les join­tures firent entendre un vieux petit grin­ce­ment sem­blable à une plainte, et elle se mit à contem­pler la « dame » avec un sou­rire d’affection.

* * *

— Ma mie, fit-elle, comme par­lant à la pou­pée, si je contais à ces petits notre histoire ?

Ce fut Odile qui remua gra­ve­ment la tête en manière d’ac­quies­ce­ment ; la mar­quise nous fit signe de nous grou­per autour d’elle ; elle tenait la pou­pée assise sur ses genoux, c’est à elle qu’elle sem­blait adres­ser son récit. Elle dit d’a­bord que, bien des années aupa­ra­vant, alors qu’elle-même était une enfant, la guerre civile dévas­tait la , pays où elle était née : c’é­tait l’é­poque de la grande épouvante.

Dès les pre­miers jours de 1792, les parents de la petite Solange avaient émi­gré, la confiant, par crainte des hasards de l’exil, aux soins d’une pay­sanne de Plou­ba­lay, un bourg voi­sin de leur châ­teau, près de la côte malouine ; ils étaient d’ailleurs per­sua­dés que la « bonne cause » triom­phe­rait et que leur absence serait courte.

Mais, presque aus­si­tôt, la fron­tière était fer­mée ; des lois impi­toyables frap­paient les émi­grés qui ten­taient de ren­trer en France ; une effrayante tour­mente pas­sait sur la Bre­tagne. Solange, tout le temps que dura le san­glant oura­gan, res­ta chez les vil­la­geois aux­quels elle avait été remise, les Rouault, bonnes gens ter­ro­ri­sés, sans nou­velles des parents de la fillette, sans pos­si­bi­li­té de com­mu­ni­quer avec eux, la loi punis­sant de mort toute ten­ta­tive de cor­res­pon­dance avec les émigrés.

Plou­ba­lay est un gros vil­lage, à trois lieues de Saint-Malo, dis­tant d’une demi-heure de la côte ; celle-ci est héris­sée de rochers roux et pro­té­gée par un archi­pel de récifs que la mer conti­nuel­le­ment assiège et qui rendent périlleuse toute ten­ta­tive de débar­que­ment. Les bleus occu­paient le bourg, dont ils avaient chas­sé les chouans ; le ser­gent qui les com­man­dait était un de ces bas offi­ciers comme en comp­tait beau­coup l’ar­mée révo­lu­tion­naire : rude patriote, inflexible et bour­ru. Il était alsa­cien et s’ap­pe­lait Metz­ger. Tout le vil­lage le redou­tait : la petite Solange, par­ti­cu­liè­re­ment, trem­blait lorsque, assise sur le seuil de la mai­son des Rouault, elle aper­ce­vait cet homme ter­rible, dont la grosse mous­tache, les sour­cils épais, les regards soup­çon­neux, la voix sonore et l’ac­cent rocailleux étaient son cau­che­mar. Quand le ser­gent Metz­ger n’é­tait pas avec sa troupe en expé­di­tion, il se tenait sans cesse à la porte du poste ins­tal­lé dans l’é­glise désaf­fec­tée, à che­val sur une chaise et fumant obs­ti­né­ment sa pipe ; de là, avec un air farouche, il sur­veillait les trois rues du bourg.

Un jour que Solange était allée cher­cher un pain pour la mère Rouault, elle reve­nait por­tant dans son tablier la lourde miche noire, quand elle aper­çut, à sa place habi­tuelle, devant le porche de la ci-devant église, le ser­gent Metz­ger, dont les gros yeux, de loin, la sui­vaient. Elle aurait bien vou­lu faire un détour, mais elle n’o­sa pas ; pre­nant bra­ve­ment son par­ti, elle se mit à mar­cher vite, comme une fille qu’on attend, trot­ti­nant le long des mai­sons sans tour­ner la tête. Au moment où elle espé­rait avoir échap­pé au dan­ger, elle enten­dit la voix reten­tis­sante du bleu

— Halte-là, petite !

L’en­fant sen­tit son cœur s’ar­rê­ter dans sa poi­trine : elle res­ta sur place, figée de peur, prête à défaillir.

— Approche ici… Allons…, plus près ! reprit la voix.

Elle obéit, la tête per­due : main­te­nant elle était à deux pas du ser­gent et n’a­vait pas encore osé lever les yeux. Il la lais­sait là, sans rien dire ; enfin, d’un ton dont l’en­fant tres­saillit comme d’un coup de tonnerre

— Tu es une petite aris­to­crate ? dit-il.

Elle res­ta bouche bée, sans voix, se recom­man­dant au Bon Dieu. Elle n’a­vait pas très bien com­pris ; mais elle savait que ce mot d’a­ris­to­crate dési­gnait des gens qu’on fai­sait mourir.

— Quel âge as-tu ? reprit l’homme.

D’une pauvre voix enrouée, che­vro­tante de , elle répondit

— Huit ans…

Elle allait ajou­ter, poli­ment, « mon­sieur » ; mais elle rava­la le mot, d’ins­tinct, sûre que, si elle l’a­vait pro­non­cé, le sol­dat l’au­rait égor­gée tout de suite.

Il n’a­vait pas l’air d’y son­ger ; il grommela :

— Huit ans…, huit ans ! C’est bien ça…

Un soldat de la Révolution s'adresse à un enfant aristocrate
— Halte-la, petite !

Et tout de suite il ajouta :

— Tu es gran­de­lette et forte, pour ton âge.

Il dit cela d’un ton si dif­fé­rent, que, sur­prise, elle le regar­da il était effrayant à voir, avec son bicorne de tra­vers d’où pen­dait un gland de crins rouges, sa face hâlée, sa pipe noir­cie, ses manches che­vron­nées, ses buf­fle­te­ries blanches croi­sées sur la poi­trine, son grand sabre et ses guêtres boueuses. Et, pis que tout cela, ses yeux, ses yeux pro­fonds et péné­trants qui sem­blaient la dévorer.

— Allons, file ! ordonna-t-il.

Elle tour­na les talons et reprit, secouée d’é­mo­tion et chan­ce­lante, sa marche rapide vers la maison.

* * *

De ce jour-là, elle se sen­tit guet­tée par le ser­gent. Quand il pas­sait, à la tête de ses hommes, devant la porte des Rouault, il jetait un regard dans l’in­té­rieur de la chambre pour l’y cher­cher. S’il la ren­con­trait par les rues, il s’ar­rê­tait pour la suivre des yeux, ou bien, de sa voix rugueuse, avec son dia­bo­lique accent qui fai­sait fré­mir, l’in­ter­pel­lait à grands éclats

— Ah ! ah ! ah ! petite !

Solange aurait bien vou­lu ne plus sor­tir ; mais la mère Rouault, qui pré­voyait que l’en­fant ne rever­rait jamais ses parents et qui, d’ailleurs, n’é­tait pas femme à l’hé­ber­ger pour rien, l’u­ti­li­sait aux courses du ménage. Ain­si réduite à se trou­ver presque chaque jour en pré­sence de son épou­van­tail, Solange en était arri­vée à faire le sacri­fice de sa vie ; le méchant bleu n’at­ten­dait, mani­fes­te­ment, que l’oc­ca­sion. Elle n’eut plus de doute le jour où, la voyant occu­pée à laver des légumes dans la fon­taine de la place, il l’in­ter­pel­la tout à coup

— Petite, com­ment t’appelles-tu ?

Bien convain­cue qu’il pre­nait son signa­le­ment et que son heure était venue, elle répon­dit, résignée

— Solange…

Le ser­gent s’exclama

— Solange ! (Il pro­non­çait Zau­lanche.) Quel drôle de nom ! Il lui tâta les bras, la sou­le­va de terre pour la soupeser.

— Huit ans ! fit-il, huit ans ! Comme ça pousse !

Elle s’i­ma­gi­na être entre les mains d’un ogre convoi­tant une proie assurée.

La vie, avec cette pers­pec­tive, devint pour elle lugubre. Décembre était arri­vé avec ses nuits sinistres, ses jours sans soleil ; il ne se pas­sait guère de jour où les bleus ne s’emparassent de quelque émi­gré ; les exi­lés endu­raient si grande misère à Jer­sey ou à Londres, ils souf­fraient d’un si ardent désir de revoir la France, que beau­coup, n’y tenant plus, se ris­quaient à débar­quer. Les bleus, embus­qués sur la côte, leur don­naient la chasse dans les rochers et sur la lande. Ils avaient dres­sé, pour tra­quer ce gibier d’un nou­veau genre, d’é­normes chiens qui dépis­taient les mal­heu­reux se traî­nant la nuit dans les fos­sés, res­tant, pen­dant le jour, cou­chés sous les ajoncs. On les voyait tra­ver­ser Plou­ba­lay, enchaî­nés, les vête­ments en lam­beaux, enca­drés de sol­dats qui les condui­saient à Saint-Malo, à Rennes, où, après un juge­ment som­maire, ils étaient fusillés. La loi était sans pitié et l’ar­rêt sans appel : tout émi­gré pris était un homme mort.

* * *

Quand vint la veille de Noël de cette année 1793, per­sonne, au vil­lage, ne fit mine de son­ger à la douce fête de jadis. L’é­glise était fer­mée, les cloches muettes ; la nuit tom­ba, très bru­meuse ; on avait enten­du, toute la jour­née, les chiens aboyer du côté de la lande Bodard : les bleus avaient dû faire bonne chasse. La petite Solange cou­chait, au pre­mier étage de la mai­son Rouault, dans une man­sarde voi­sine d’un gre­nier à four­rage, plein d’ombre et de ter­reur, dont elle fris­son­nait, la nuit, immo­bile dans son lit, en son­geant à tous les mys­té­rieux dan­gers que pou­vait rece­ler cette caverne.

Ce soir-là, elle était bien triste. Tan­dis qu’elle se désha­billait en gre­lot­tant, elle avait sou­ve­nir d’autres veilles de Noël, joyeuses celles-là, alors qu’elle était encore avec ses parents et que son petit cœur se gon­flait d’af­fec­tion. Quels radieux réveils, en ce temps-là ! Quelles extases devant la che­mi­née rem­plie de jouets, de frian­dises, de paquets blancs enru­ban­nés ! Et, tout en rêvant, elle tenait de ses mains lasses ses gros sabots que, certes, elle n’al­lait pas dépo­ser près de l’âtre, sachant bien qu’ils res­te­raient vides, comme l’an­née der­nière. Le petit Jésus avait donc peur, qu’il ne venait plus en France ?

Elle crut entendre du bruit dans le gre­nier et, vite, elle souf­fla sa chan­delle et s’en­fouit sous ses couvertures.

Solange s’en­dor­mit.

Pen­dant son som­meil, il lui sem­bla qu’une porte s’ou­vrait tout dou­ce­ment et qu’une ombre péné­trait dans sa man­sarde. Elle glis­sa un regard hors des cou­ver­tures : la nuit, main­te­nant, était lim­pide, la chambre était éclai­rée par la lune.

Rêvait-elle ? Elle dis­tin­gua que l’ombre était un homme vêtu comme ces émi­grés qu’elle voyait pas­ser dans les rues du bourg quand on les menait pri­son­niers à Saint-Malo ; elle enten­dit une voix très douce qui disait

— N’aie pas peur, ma petite Solange, n’aie pas peur !

Solange n’a­vait pas peur.

Elle sen­tit qu’une main, avec pré­cau­tion, écar­tait les boucles qui cou­vraient son front. Un rayon de lune, par la fenêtre sans rideaux, tom­bait sur elle. L’homme qui était entré la regarda

— Que tu es belle, ma petite Solange, et grande et forte !

Il sem­blait ne pas se las­ser de la contem­pler. Et, tout à coup, il la prit dans ses bras, la ser­ra fré­né­ti­que­ment, l’é­touf­fa de bai­sers. Elle ne savait plus si elle était éveillée ou si elle rêvait ; mais, tout de suite, elle pen­sa que, si son père vivait, s’il était là, il aurait pour elle cette voix, et ces caresses si douces, et cette étreinte, et ce bai­ser-là. Il lui sem­bla que l’homme s’a­ge­nouillait près de son lit, elle crut entendre qu’il san­glo­tait, elle se blot­tit dans ses bras et — si heu­reuse ! — elle se rendormit.

* * *

Le papa de Solange lui apporte une poupée pour Noël
— Que tu es belle ma petite Solange, et grande et forte !

À l’aube, quand elle ouvrit les yeux, elle eut peine, d’a­bord, à ras­sem­bler ses sou­ve­nirs. La conscience bien­tôt lui revint déci­dé­ment elle avait rêvé ; la chambre était vide ; la porte du gre­nier close ; au-des­sous, elle enten­dait la mère Rouault aller et venir, d’un pas lourd, comme à l’or­di­naire. Solange s’as­sit sur son lit, et, sou­dain, elle jeta un cri de joie… Sur ses sabots bien accou­plés, elle venait d’a­per­ce­voir, debout, dans la splen­deur d’une robe de soie vert d’eau, une grande pou­pée impo­sante et sou­riante, une pou­pée vêtue comme une mila­dy, avec de belles boucles soyeuses qui tire-bou­chon­naient autour de ses joues d’é­mail, un fichu de den­telles à la reine, et des sou­liers de maro­quin à boucle d’argent, bien brillante… L’en­fant tom­ba à genoux devant la « dame » et, tout de suite, elle l’ap­pe­la Yvonne. Elle se vêtit en quelques ins­tants, et, tenant « sa fille » dans ses bras, elle des­cen­dit à la salle. La mère Rouault, la voyant paraître en com­pa­gnie de ce jouet mer­veilleux tel que son ima­gi­na­tion n’en avait jamais rêvé, s’ex­cla­ma, stupéfaite :

— Bon Dieu, Solange, qui t’a don­né cette poupée-là ?

— Madame, répon­dit sim­ple­ment l’en­fant, c’est le petit Jésus.

La Bre­tonne res­ta bouche bée : encore qu’elle fût croyante, ce miracle-là, tout de même, lui parais­sait dépas­ser les bornes de la puis­sance divine. Pour­tant l’é­vi­dence l’é­cra­sait : elle savait bien que jamais nul n’au­rait pu se pro­cu­rer à Plou­ba­lay une pareille mer­veille, pas plus qu’à Mati­gnon, d’ailleurs, ou même à Saint-Malo ou à Rennes. Elle en devint, du coup, très res­pec­tueuse, exa­mi­na, sans trop oser y tou­cher, la dame que lui pré­sen­tait triom­pha­le­ment Solange ; puis elle appe­la son homme :

— Guette donc, Rouault, ce que le petit Jésus vient d’ap­por­ter à notre demoiselle !

Rouault fut moins éton­né ; c’é­tait un cœur simple, peu connais­seur, du reste, en soie­ries et en affi­quets. Mais déjà des voi­sines étaient accou­rues. Elles jabo­taient, les mains jointes d’ad­mi­ra­tion. Quelques-unes s’in­cli­naient naï­ve­ment devant le pro­dige indis­cu­table. D’autres, plus scep­tiques, demeu­raient hébé­tées, s’in­ter­ro­geaient sans trou­ver une expli­ca­tion satis­fai­sante. Solange, elle, s’in­quié­tait peu de leur émoi, ber­çait Yvonne, l’embrassait avec pré­cau­tion, osant à peine effleu­rer du bout des lèvres les boucles blondes et les joues lui­santes de sa fille ; elle la mit à la fenêtre, lui mon­tra la courte pers­pec­tive de la grande rue de Plou­ba­lay, puis, comme la mère Rouault, reve­nant aux choses pra­tiques, l’ex­pé­diait en com­mis­sion au bout du vil­lage, chez le bour­re­lier Coi­quaud qui ven­dait des fèves, l’en­fant, radieuse, emme­na avec elle sa poupée.

* * *

L’é­vé­ne­ment était déjà connu dans la moi­tié du bourg ; les pay­sannes se met­taient sur leur seuil, pour voir ; Solange pas­sait, grave et fière, com­pre­nant son impor­tance. Quand elle arri­va devant l’é­glise, où se tenait, à son ordi­naire, à che­val sur sa chaise, le ser­gent Metz­ger, elle ne pen­sa pas cette fois à se détour­ner : quel dan­ger la pou­vait mena­cer en un pareil jour ? Sa joie inté­rieure était si com­plète qu’elle n’a­vait plus peur de rien ni de per­sonne ; et quand le ser­gent l’ap­pe­la, lui deman­dant ce qu’elle por­tait, elle s’ar­rê­ta, avec aplomb, et s’ap­pro­cha du soldat :

— C’est une poupée.

— Une belle pou­pée ! D’où tiens-tu ça, gamine ?

— Mon­sieur le ser­gent, c’est le petit Jésus qui me l’a donnée.

Le jaco­bin se leva, ter­rible, repous­sa sa chaise d’un coup de pied.

— Tu dis ? hurla-t-il.

— C’est une pou­pée que le petit Jésus vient de m’ap­por­ter pour mon Noël, répé­ta l’enfant.

Metz­ger était médu­sé de tant d’audace :

— Tu te figures, rica­na-t-il, que j e vais croire à ces…

Devant l’air can­dide de l’en­fant, il s’ar­rê­ta ; mais, lui pre­nant des mains la pou­pée, il l’exa­mi­na soigneusement :

— Une belle dame, c’est vrai, fit-il, une vraie lady ; et tiens, regarde ce qu’il y a d’é­crit sous les semelles de ses bro­de­quins : Ber­kint-Lon­don. Il est donc anglais, le petit Jésus ?

— Je ne sais pas, mon­sieur, répon­dit, en repre­nant sa dame, Solange, dont toute la joie était gâtée.

— Nous allons voir ça, gron­da le sergent.

Se tour­nant vers le poste, il appela

— La Cocarde !

Un capo­ral parut.

— Quel­qu’un est-il entré hier dans le village ?

— Je ne pense pas, ser­gent ; les hommes ont fait bonne garde. C’est vrai que, sur le soir, les chiens ont hur­lé d’une drôle de façon ; mais nous avons bat­tu les haies et nous n’a­vons rien vu.

— C’est bon, ras­semble tes hommes.

Il rac­cro­cha sa giberne, san­gla son cein­tu­ron, prit son fusil et, en tête de sa troupe, il se diri­gea vers la mai­son Rouault. Solange, ins­tinc­ti­ve­ment angois­sée, mar­chait près de lui, allon­geant le pas et tenant ser­rée contre son cœur la jolie Yvonne, tou­jours sou­riante. En arri­vant chez les Rouault, le ser­gent dis­po­sa ses sol­dats, en pla­ça deux en sen­ti­nelle devant la porte, en dis­sé­mi­na d’autres dans le ver­ger der­rière la masure, qui se trou­va cer­née de toutes parts. Puis, sui­vi du reste de ses hommes, il entra dans la salle, tenant Solange par la main, s’as­sit sur un banc, atti­ra la petite entre ses genoux et, d’un ton très radou­ci, pour l’a­ma­douer sans doute :

— Allons, petite, raconte-moi tout.

Le coeur bien gros, un peu hale­tante, à voix très basse, elle com­men­ça son récit : elle dit « son rêve », l’homme qu’elle avait cru voir dans sa chambre, l’illu­sion des bai­sers reçus et, au matin, sa sur­prise en décou­vrant la belle pou­pée… Le ser­gent ne per­dait pas un mot. Tout à coup, se tour­nant vers ses sol­dats qui, debout, assis­taient à l’in­ter­ro­ga­toire, il commanda :

— Allons, demi-tour, vous autres, et gar­dez-moi les dehors de la mai­son ! Feu sur le pre­mier qui fera mine de s’en évader !

Les hommes sor­tirent ; Metz­ger res­ta seul avec la fillette.

— Voyons, gamine, tu dis que l’homme t’a embras­sée…, qu’il t’ap­pe­lait « ma petite Solange »…, qu’il s’est age­nouillé près de ton lit et qu’il a pleuré ?

L’en­fant, aux ques­tions, répon­dait oui de la tête, ne vou­lant pas men­tir, et pres­sen­tant pour­tant qu’une catas­trophe la mena­çait. Metz­ger ne se hâtait pas d’a­gir. Il posa ses rudes mains sur les épaules de Solange et, comme se par­lant à soi-même :

— Oui, dit-il gra­ve­ment, j’ai une mioche comme ça au pays, là-bas, en Alsace, à Gerl­sheim… Elle a huit ans, elle aus­si…, et pareille­ment, voi­ci deux années pleines que je ne l’ai pas vue… Pour l’a­per­ce­voir, même endor­mie dans l’ombre, pour l’embrasser un ins­tant, pour la sen­tir som­meiller sur mon épaule, ses che­veux blonds contre ma joue…, moi aus­si, je ris­que­rais ma tête… Tous les pères sont les mêmes, il paraît.

récit pour les petits : Noel sous la Révolution
…Ram­pant sous le fusil des sentinelles.

Il sem­blait réflé­chir pro­fon­dé­ment. Puis, pre­nant son par­ti, rude­ment, il se leva, secoua la tête et, se tour­nant vers la porte res­tée ouverte :

— Deux hommes avec moi, fit-il, on va fouiller la bicoque.

Solange pous­sa un cri :

— Mon­sieur le ser­gent, attendez !

Elle l’a­vait écou­té et, subi­te­ment, elle avait com­pris c’é­tait son père qui, la nuit, affron­tant la mort pour res­ter durant quelques minutes près de sa fillette, avait quit­té l’exil, tra­ver­sé les mers, débar­qué dans les rochers, ram­pé, sous le fusil des sen­ti­nelles, jus­qu’au vil­lage. C’é­tait son père qui, à l’i­dée que sa petite serait sans jouet pour son Noël, lui avait appor­té la « dame ». C’est son père qui est là-haut, tapi dans le gre­nier, et qu’on va prendre, qu’elle va voir enchaî­ner et qui par­ti­ra entre quatre soldats…

Alors la pauvre petite, le cœur cre­vé, avec de gros san­glots qui secouaient ses épaules, se jeta sur le sergent :
 — Atten­dez ! attendez !

L’Al­sa­cien repre­nait sa mine bru­tale et sa voix rude :

— Quoi encore ? fit-il.

Solange avait une ins­pi­ra­tion : pour sau­ver son père, elle aurait don­né tout ce qu’elle pos­sé­dait ; mais elle ne pos­sé­dait rien qu’une pou­pée. Elle eut l’i­dée d’un grand sacrifice :

— Mon­sieur le ser­gent, vous avez une petite fille… de mon âge… qui ne vous a pas vu depuis deux ans ?
C’é­tait au tour de Metz­ger à répondre oui, d’un signe.

— Eh bien ! eh bien ! ajou­ta Solange, les pleurs aux yeux, peut-être que, puisque vous n’é­tiez pas là, le petit Jésus l’au­ra oubliée… Pre­nez ma pou­pée, envoyez-la-lui, je la lui donne.

Le sol­dat se pen­cha vive­ment vers la fillette ; il la regar­da de ses gros yeux tout humides ; il souf­flait très fort, ses lèvres trem­blaient sous sa mous­tache, et l’on dis­tin­guait sur ses joues ce mou­ve­ment des muscles qui dénote une émo­tion com­pri­mée. Les deux hommes com­man­dés entraient dans la salle.

— Tais-toi, petite, et ne crains rien, dit à voix basse le sergent.

Puis, s’a­dres­sant aux soldats :

— Nous allons mon­ter là-haut et tout visi­ter. Armez vos fusils et ouvrez l’œil. Toi, la mioche, passe devant.

Les trois mili­taires et la fillette gra­virent l’es­ca­lier. Par­ve­nus à la man­sarde, le ser­gent pos­ta l’un de ses hommes à l’en­trée de la chambre, l’autre près de la fenêtre, puis, ouvrant le gre­nier, il y péné­tra seul et refer­ma la porte sur lui. Le cœur de Solange galo­pait dans sa poi­trine. Au bout d’un ins­tant, la porte du gre­nier se rou­vrit, Metz­ger reparut :

— Il n’y a rien là-dedans, dit-il. Redes­cen­dons. L’oi­seau s’est envo­lé. Nous sommes bernés.

Et quand il se retrou­va dans la salle du bas, seul avec Solange, il se pen­cha sur elle et lui glis­sa à l’oreille
 — Retiens bien ceci : « l’homme » peut res­ter là-haut toute la nuit pro­chaine et la jour­née du len­de­main. Dis-lui d’être tran­quille, il ne sera pas inquié­té. Qu’il parte la nuit sui­vante, qu’il gagne Lan­cieux et Saint-Briac, où il pour­ra se rem­bar­quer ; le pays ne sera pas gar­dé, j’emmènerai ma troupe d’un autre côté. As-tu bien compris ?

— Oui, mon­sieur le sergent.

— C’est bon ! Quant à ta pou­pée, je la prends : je l’en­ver­rai à ma petite Odile. Je la prends, parce qu’un autre pour­rait s’é­ton­ner comme moi que le petit Jésus apporte d’An­gle­terre des bibe­lots pareils à des bam­bines de ton âge. Cette fille-là t’oc­ca­sion­ne­rait trop de mal­heur. Là-des­sus, motus ! Et n’ou­blie pas : par Lan­cieux et Saint-Briac.

Il sor­tit, ras­sem­bla sa troupe que, le soir même, il emme­nait pour trois jours, avec les dogues, en expé­di­tion du côté de Matignon.

* * *

Telle est notre his­toire à toutes les trois, ajou­ta la mar­quise de Fla­vi­gny, le seul drame de notre exis­tence, à Odile, à Yvonne et à moi. Quinze ans plus tard, quand je me mariai, je fis avec le mar­quis le voyage d’Al­sace ; j’al­lai à Gerl­sheim, je m’in­for­mai du ser­gent Metz­ger, de sa fille Odile, car tous ces noms, vous pen­sez bien, étaient fixés dans ma mémoire. Je trou­vai le vieux sol­dat dans sa hou­blon­nière : il avait quit­té le ser­vice, après avoir été déco­ré, à Aus­ter­litz, de la main de l’empereur. Bien sou­vent, il avait conté l’his­toire de la petite Solange à sa fille, qui avait conser­vé la « dame » ; quand il mou­rut, quelques années après, je pris Odile avec moi ; elle me rap­por­ta Yvonne, et, depuis ce jour, nous ne nous sommes plus quittées.

Extrait de Légendes de Noël, contes his­to­riques, par Georges Lenôtre
Illus­tra­tions de Paul Thi­riat

Petit noel Breton et Chouan

Source : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65686560

On peut aus­si retrou­ver ce texte ain­si que d’autres, aus­si déli­cieux dans la réédi­tion de cet ouvrage Légendes de Noël aux édi­tions Via Roma­na (lien non sponsorisé)

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