Bernard a huit ans. C’est un robuste petit campagnard. Il a le teint hâlé, les joues rouges comme les pommes d’api, de grands yeux lumineux. Bien planté, l’air décidé, il se pose là. Comme tout le monde il a ses défauts et ses qualités. Heureusement, son petit cœur généreux sait trouver d’ingénieuses ressources pour réparer les déboires causés par son caractère entier et entêté, comme l’est celui de tout paysan qui se respecte.
C’est un heureux petit garçon, Bernard. Il habite avec sa maman et son petit frère Michel une gentille maison au village de Châtel-Saint-Germain. Une maison qui garde toute l’âme du passé, une vraie maison aux murs épais, aux solives apparentes, au toit de tuiles rouges.
A côté, il y a l’écurie avec les trois chèvres : la grosse Roussette et sa petite fille Biguette, et Blanchette qui est la propriété de Bernard. Pourtant quelque chose manque au bonheur du petit garçon : depuis quinze mois, son papa est parti aux colonies pour exploiter une plantation et permettre ainsi l’amélioration de la situation familiale. Depuis quinze mois, il prie pour son retour, sa maman pleure souvent le soir et l’on se prive de plus en plus dans l’humble demeure. Le petit garçon, déjà bien réfléchi, aide la douce maman à qui il voudrait éviter toute peine, tant la méchante séparation l’a déjà fait souffrir. En l’absence de papa, maman a dit a son petit aîné : « Tout le temps que papa sera en voyage, c’est toi qui seras le chef de famille. »
Bernard a dit oui, un oui d’énergique résolution. Et, conscient de la responsabilité confiée à son jeune âge, le mignon bambin s’applique après la classe à bien des petits travaux vraiment utiles. Il casse du bois, va chercher le pain et emmène les chèvres au pré. Ce n’est pas toujours rose cela. La grosse Roussette, têtue, n’avance qu’à grand peine et jette un sournois regard à la vigne de Gustave, le vieux voisin, chaque fois que Bernard l’emmène ; heureusement que la petite Blanchette lui donne des consolations. Elle est jolie la petite Blanchette, avec son poil immaculé et ses yeux sans expression il est vrai, mais d’un bleu clair comme le ciel de Lorraine au printemps. En la regardant brouter l’herbe verte et les blanches marguerites, son petit maître pense à la leçon d’Histoire Sainte que M. Barrès lui a racontée en classe aujourd’hui.
Il disait que, dans l’Ancien Testament, le Bon Dieu demandait des sacrifices sanglants ; et on Lui offrait des petits agneaux, les plus beaux du troupeau. Le bon instituteur ajoutait que de nos jours le Bon Dieu veut des sacrifices d’un autre genre ! Il demande des sacrifices non pas sanglants, mais des petits renoncements personnels qui coûtent beaucoup.
« Heureusement que les temps ont changé, se dit le petit gars, parce que je n’aurais pas le courage d’immoler ma petite Blanchette, si le Bon Dieu me le demandait. »
Et, sur cette consolante pensée, il s’en va croquer une poire tombée pour faire diversion. Il prend garde de ne pas faire tomber celles qui sont sur l’arbre, car celles-là on les vendra pour acheter du charbon cet hiver.
Quand arrive six heures, il faut rentrer à la maison avec les bêtes. La brume du soir voile délicatement la chaîne des Vosges et se confond avec toutes les fumées bleues du village. La bonne soupe au chou embaume la cuisine. Bernard la savoure d’avance. Et Michel frétille sur sa chaise comme une petite carpe. Maman est grave ce soir. Rien ne vient dérider son front pensif, pas même l’exubérance du petit frère. Aussitôt le repas terminé, elle annonce à Bernard qu’elle veut lui dire quelque chose de sérieux.
Avec des mots très clairs et des gestes de confiance, la jeune mère explique à son fils que ses ressources s’épuisent et que, pour les nourrir tous les mois, il va falloir vendre quelque chose de la maison.
« Ben, si on vendait ma culotte de velours ou ma trottinette qui n’a plus qu’une roue.
- Hélas, dit maman, je ne peux pas dépouiller mon petit garçon de sa belle culotte, la seule qu’il possède pour les dimanches. Je ne vois qu’une solution, mais pour cela il faut que tu me montres que tu es vraiment un homme, et mieux encore un chrétien généreux. Tout à l’heure Mme Ritz me proposait d’acheter Blanchette et le prix qu’elle m’offre m’aiderait à attendre le prochain envoi d’argent que doit me faire ton papa. »
Bernard est devenu écarlate, ses lèvres tremblent, ses yeux sont tout embués de larmes. Sans un mot il file à l’étable et serrant convulsivement sa Blanchette contre lui, il lui crie désespérément entre de gros sanglots : « je te garde, ma Blanchette, ma chèvre, je te garde. » L’animal semble vouloir consoler son petit maître et passe sa langue contre sa joue ruisselante de pleurs. Dans l’ombre la maman a tout vu et tout entendu, et doucement elle vient prendre le petit dans ses bras et en l’embrassant lui dit : « Ne pleure pas, nous garderons la chevrette, je finirai peut-être par trouver une autre solution… »
Croyez-vous que le petit a souri ? Non.
Dans son cœur bouleversé par l’immense chagrin un désir vient de naître, un désir bien beau, celui de faire un sacrifice pour faire plaisir au Bon Dieu. Alors, dans un radieux sourire, Bernard a dit à sa maman : « Vendons la chèvre pour que le Bon Dieu fasse réussir mon papa, ça fera un sacrifice. »
Et un peu plus tard, couché dans son petit lit blanc, le gamin en s’endormant laisse couler de grosses larmes en murmurant : « Petit Jésus, prenez ma Blanchette pour Papa… » Sur son front innocent et si jeune, la souffrance a déjà laissé son empreinte divine, un reflet du ciel. La maman pleure aussi, mais de joie surnaturelle.
L. Demetz.
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