Des coups violents contre la porte. Des hommes armés qui crient d’une voix furieuse : « Ouvrez ! ouvrez tout de suite ! » Est-on revenu au temps des origines du Christianisme, à l’époque des Persécutions, lorsque les gardes des empereurs romains faisaient la chasse aux baptisés ? Non. On est en France, en l’année 1793, c’est-à-dire au plein de la tragique période de la Révolution. Il y a plus de trois ans qu’à Paris le peuple révolté s’est emparé de la Bastille, et certains disent qu’une nouvelle époque de l’histoire a commencé ce jour-là. Il y a quelques mois que, dans la douleur ou la stupeur de la nation, le roi Louis XVI a gravi les marches de la guillotine et que le bourreau a montré à la foule sa tête ruisselante de sang.
— Ouvrez ! ouvrez donc ou nous enfonçons la porte ! Dans combien de villes de France, jusque dans les plus petits villages, de telles scènes ne se reproduisent-elles pas ? Combien de familles sont ainsi réveillées en sursaut, et combien se retrouveront, une heure plus tard, père, mère, grands-parents, enfants, serviteurs, entassés dans la cellule d’une prison, attendant de comparaître devant le Tribunal révolutionnaire qui les jugera et qui, peut-être,très souvent, trop souvent même, condamnera maints des membres à monter, eux aussi, les degrés de la sinistre machine qu’a inventée le docteur Guillotin ?
Quels crimes ont-ils commis ? Que leur reproche-t-on ? Bien souvent celui-ci : d’avoir caché des prêtres. C’est que, depuis deux ans, la Révolution fait la chasse au clergé. Pourquoi ? Parce que ses chefs ont la haine du Christianisme et veulent l’arracher du sol de la vieille France. Dans maints endroits, des équipes de furieux se sont ruées sur les églises les plus vénérables, les cathédrales les plus magnifiques, ont brisé les têtes des statues, parfois même entrepris de démolir pierre par pierre les nefs. Les prêtres sont traqués, ou plutôt sont traqués tous ceux d’entre eux qui ont refusé de prêter serment au gouvernement sacrilège, ce que le Saint Père le Pape a défendu. Comment vivent-ils donc, ces malheureux que toute la police pourchasse ? En se terrant, en se cachant sans cesse. Le passeport qu’il faut désormais pour voyager en France, ils ne l’ont pas. Aucun moyen pour eux de gagner leur vie. Seule peut les sauver la charité courageuse de quelques familles catholiques acceptant de les abriter en secret, mais, pour ces chrétiens, c’est, s’ils sont pris, la prison, le procès, la mort presque à coup sûr : abriter un prêtre « réfractaire » est un crime aux yeux de la loi.
Tout cela, d’innombrables enfants catholiques de France le savent. Il n’est famille chrétienne où les garçons et les filles n’aient entendu parler de ces événements tragiques, et des dangers qu’eux aussi peuvent courir.
Dans leurs jeunes âmes, l’héroïsme des enfants sublimes des premiers siècles de l’Église est revenu. Innombrables aussi sont, parmi eux, ceux qui sont résolus à tout braver, à exposer leur vie pour demeurer fidèles à la foi de leur baptême. Des enfants, qui n’étaient pas des saints, des enfants comme tous les autres, ont, au cours de cette douloureuse période qu’on appelle la Terreur, été les dignes descendants des Martyrs. Imaginons deux d’entre eux ; regardons les faire : leur exemple ne sera point perdu.
* * *
— Ouvrez, ouvrez tout de suite !…
Les cris et les coups ont réveillé Jacques et Jeanne, dans les deux petites chambres voisines qu’ils occupent, au second étage de la maison paternelle. L’un et l’autre ont couru à la fenêtre, ont jeté un coup d’œil dans la rue et, immédiatement, ils ont compris. Ils ont reconnu les bonnets rouges, les longs pantalons tombant sur les galoches, les piques et les fusils. Et ils savent, sans qu’on ait besoin de le leur expliquer, pourquoi tous ces hommes sont là.
La porte de communication s’ouvre entre les deux chambres, Jeanne surgit, saisit son frère par le bras.
— Tu as entendu ? Tu les as vus ?
— Oui, qu’allons-nous faire ? Si nous montions sur le toit ? Ils ne nous trouveraient pas.
— Jacques ! tu veux te sauver ?… Tu ne penses pas au Père ? Il n’a peut-être pas entendu, lui. Il va être pris. C’est lui certainement qu’on recherche.
— Oui, tu as raison. Il faut le prévenir.
— Et papa, et maman, et grand père ?…
Mais Jacques, maintenant, est décidé :
— Il faut aller prévenir le Père. C’est plus important.
Depuis plus de six mois, il est caché là, dans la petite pièce mansardée que le haut toit dissimule. Jamais il n’est sorti ni dans la rue ni dans le jardin. Personne n’a pu le voir. Qui donc a su sa présence ? Ces gens-là ont vraiment des mouchards partout ! Et, depuis six mois, le Père a célébré, chaque matin, sa messe, tout simplement sur une table, dans une salle écartée. Il a consacré les hosties, comme s’il avait été à l’autel de son église, et toute la famille a, malgré les défenses officielles, continué à recevoir régulièrement la sainte communion.
Par le grenier, les deux enfants courent à la petite chambre : ils le connaissent si bien ! C’est leur terrain de jeu préféré. Qui donc mieux qu’eux pourrait se faufiler parmi l’entassement des meubles démolis, des chaises boiteuses, des vieilles malles, des couvertures et tapisseries empoussiérées ? Avant que les soldats aient fouillé la maison, ils seront arrivés…
Le Père a entendu, lui aussi, les coups contre la porte et les grands cris furieux. Lui aussi, il a compris. Il est debout, calme, un peu plus pâle que de coutume.
— Il faut se sauver, Père, vite ! vite ! nous connaissons les cachettes. Il y a un trou, dans le mur du grenier, par lequel on peut passer dans la maison voisine…
Mais le prêtre, doucement, fait non de la main.
— Vos parents sont maintenant arrêtés, à cause de moi. Je n’ai pas le droit de me sauver, moi, en les abandonnant. Je vais descendre. Je dirai aux « Bleus » que je suis seul responsable… Mais écoutez, Jacques et Jeanne : il y a ici une chose à sauver qui est plus précieuse que ma personne. Voici…
Dans le tiroir de la table, il prend une boîte de vermeil, en soulève le couvercle. Penchés, attentifs, les deux enfants regardent : ils ont reconnu. Les hosties consacrées ! l’Eucharistie.
— Le corps de Notre-Seigneur est là, mes petits. C’est à vous que je le confie.
Il leur tend la boîte précieuse et, d’une voix grave, mais impérieuse, il commande :
— Au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit, je vous l’ordonne : vous allez faire tout votre possible pour vous enfuir, pour échapper aux soldats. Vous emporterez sur vous, — toi, Jacques, là, sur ta poitrine, — la Sainte Eucharistie, et vous en prendrez soin. Vous trouverez un autre prêtre, — le Bon Dieu vous guidera, — et quand vous le pourrez, vous lui remettrez cette boîte sacrée. Allez maintenant ; il ne faut pas tarder. Sauvez-vous par le trou du grenier !
* * *
Ce que va être leur vie, maintenant, vous le représentez-vous ? Par le trou du grenier, ils ont réussi à fuir. Tous les leurs ont été arrêtés. La chère vieille maison familiale a été occupée par un des révolutionnaires, un des « sans culottes » comme on dit, et ils ne peuvent même pas y retourner prendre le moindre objet. Des amis charitables les ont recueillis, mais même à leurs bienfaiteurs, ils n’ont pas confié leur grand secret. La boîte, la boîte sacrée, ils ne la quittent pas, la glissant dans une cachette, sous une poutre de leurs nouvelles chambres, la regardent souvent avec émotion.
Et, c’est merveilleux, comme ce secret, cette boîte, ces petits disques blancs qui y reposent, peuvent tenir de la place dans leur vie ! Avant, avant tous ces événements, qu’étaient-ils, Jacques et Jeanne ? Rien de plus que des enfants comme tous les autres, avec leurs défauts, leurs désobéissances, leurs disputes et colères. Mais, depuis qu’ils ont reçu le dépôt sacré, ils sont différents. On dirait que la boîte de vermeil les transforme. Aucune discussion entre eux, aucune mauvaise humeur ! Chaque soir, quand ils ont soigneusement refermé les portes, ils la sortent de son trou, la placent devant eux, et, à genoux, prient. Le Christ est là, vivant dans l’Eucharistie, et, c’est à eux, simples enfants, qu’il a été confié ! Leurs jeunes âmes en sont bouleversées.
Un jour, le bruit court en ville que, une fois de plus, le bourreau va avoir du travail. La guillotine, qui est dressée en permanence sur la Grande Place, va fonctionner. Et, dans la famille amicale qui les abrite, qu’entendent-ils dire ? Le Père va être une des victimes de l’échafaud.
— J’irai, dit Jacques, à voix basse, dès qu’il a pu prendre sa sœur à l’écart.
La petite fille se bouche les yeux. C’est horrible ! Aller assister à cela… Elle, elle s’évanouirait.
— Si, Jeanne, j’irai. Il faut que le Père me voie, qu’il comprenne que nous avons pu nous sauver et que la boîte de vermeil est en sûreté…
Ainsi fait-il. Dans la foule, il est là, une foule plus inquiète qu’hostile, où il y a surtout des badauds que le sanglant spectacle attire. Le jeune garçon s’est glissé au premier rang. Sur sa poitrine, il sent la boîte. Roulement de la charrette : quelques ordres ; le Père descend. Comment a‑t-il pu faire ? Il a revêtu ses vêtements liturgiques, la chasuble de la messe : qui a bien pu les lui procurer ? Ainsi sa mort sera-t-elle une messe suprême, le dernier sacrifice qu’il offrira au Seigneur, pour s’unir à celui de la Croix. Son visage pâle est calme. Durant le court moment où il traverse la place, il fait rapidement du regard le tour de l’assistance…
Le petit Jacques, alors, lui adresse un signe de la tête, puis, tirant à demi la boîte de sa veste, il en fait briller le métal… Un sourire passe sur les traits du condamné qui, aussitôt, se détourne, et, d’un pas ferme, gravit les quatre marches de l’échafaud.
* * *
Ainsi les mois ont passé. Jacques et Jeanne ont gardé leur secret. De leurs parents ils ont eu des nouvelles ; ils sont en prison, mais n’ont pas été exécutés. Le Père, au procès, a déclaré qu’il était seul coupable, qu’il avait caché à ses hôtes sa qualité de prêtre, si bien qu’il les a sauvés. Mais la Terreur dure toujours et les perquisitions continuent.
Un jour, c’est à l’école que les révolutionnaires arrivent, les délégués du Comité de Surveillance, ceinturés de tricolore. Les maîtres n’ont-ils pas l’habitude de faire réciter les prières du matin et du soir ? Ne sont-ils pas coupables de maintenir dans ces jeunes esprits les superstitions religieuses ? L’un après l’autre les écoliers sont interrogés.
— Ne mentez pas ! Dites toute la vérité ! Est-ce que vos maîtres vous parlent souvent de la République ?
— Oui. Ils disent que la République est la plus belle chose que l’on ait en France.
— Vos maîtres vous font-ils faire vos prières à l’école ?
— Nous savons tous les faire tout seuls, quand nous le voulons !
De ces garçons, de ces filles de douze à quatorze ans, les enquêteurs n’ont rien pu tirer.
Mais Jacques et Jeanne ont toujours le même souci. La boîte, la boîte de vermeil ! L’ordre suprême du Père retentit sans cesse à leurs oreilles : ils doivent retrouver un prêtre et lui remettre le dépôt. Comment faire ? Ils ont eu beau essayer de se renseigner, tenter de poser des questions qu’ils croyaient habiles : ils n’ont pas pu découvrir l’adresse où quelque prêtre se cacherait. Ont-ils donc tous fui la terre de France ? Sont-ils tous morts ? Jacques et Jeanne ont le cœur plein d’inquiétude. Ils ont bien sauvé le trésor sacré mais ils n’ont pas pu le remettre à celui qui en serait digne.
Parfois, il leur arrive d’aller jusqu’à l’église, comme s’ils avaient l’espoir absurde qu’un prêtre s’y trouverait encore. Absurde, en effet ! Car la nef est nue maintenant, la porte ouverte à tous les vents. De ci, de là, on a déposé des colis, une charrette cassée, des objets indiscernables, comme dans le vieux grenier. Pourtant ils aiment à s’y retrouver, à y prier, comme si, sous les voûtes vénérables où tant de prières, au cours des siècles, ont été prononcées, le Seigneur demeurait encore, mystérieuse Présence.
Un soir, ils sont là, le frère et la sœur, cachés derrière un pilier. L’église est entièrement vide, et l’ombre s’y épaissit dans le silence. Au fond de leur détresse, une fois de plus, les deux enfants répètent la supplication qu’ils ont bien souvent adressée à Dieu : qu’il permette de retrouver un prêtre, qu’ils puissent achever d’accomplir leur mission ! Mais que se passe-t-il ? Dans la pénombre quelle est cette forme ? Dans le calme de la grande nef, quel est ce murmure à peine distinct ? Sortant de leur trou d’ombre, Jacques et Jeanne s’avancent à pas lents. Devant le Maître-Autel, on dirait… Oui, oui, à n’en pas douter. Un prêtre ! Il s’est d’abord agenouillé et a prié, courbé. Puis il s’est relevé, a gravi les marches…
On dirait que sa voix va retentir dans le silence pour prononcer les paroles saintes, les mots que Jacques a bien souvent entendus quand il servait la messe du Père : « Introïbo ad altare Dei… »
Les deux enfants sont arrivés près de la barrière de bois qui sépare le chœur de la nef. D’instinct, ils se sont agenouillés. Par les vitraux, les dernières clartés du jour tombent sur l’autel, mais si faibles, si obscurcies par les verres blancs et rouges, que c’est à peine si la forme mystérieuse est visible. À leurs oreilles le murmure se fait plus distinct : l’inconnu prie ; l’inconnu célèbre la messe, Messe du soir, Messe de la solitude…
Au moment où il se retourne, les bras écartés, dans l’imploration, Jacques sort, de sa poitrine, la boîte de vermeil et, main dressée, la tend. Et l’inconnu comprend ! Et l’inconnu devine le sens de ce geste ! Il approche… Il ne porte pas de vêtements liturgiques, comme il est de coutume, mais une sorte de longue robe de laine blanche, qui tombe jusque sur ses pieds. Dans la pénombre, les deux enfants distinguent à peine ses traits : ils voient tout juste deux yeux très brillants qui les regardent avec une bonté extrême, et une barbe qui prolonge le visage. Le cœur leur bat à grands coups dans la poitrine… L’inconnu tend les deux mains vers la boîte, et il semble aux deux petits que ces mains portent des traces sanglantes, comme de larges plaies aux poignets.
Maintenant, il a pris la boîte de vermeil. Que fait-il ? Il l’a ouverte. Entre ses doigts un petit disque blanc luit vaguement dans l’ombre. Sa voix arrive aux oreilles des deux enfants : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang… » Et, avant qu’ils aient le temps de comprendre ce qui leur arrive, l’hostie est posée entre leurs lèvres.
Bouleversés, effondrés sur les dalles humides de l’église, ils demeurent là… combien de temps ? Plus de bruit aucun. Plus de murmure. Ils relèvent la tête. Ils sont seuls dans la nef immense. À l’autel, il n’y a plus personne. Quand ils se retrouvent dehors, ils osent à peine se demander l’un à l’autre s’ils ont rêvé, et ce que signifie cette étrange aventure. Car, au fond de leur cœur, ils le savent : Celui à qui appartenait tout d’abord le dépôt sacré, Celui dont le corps avait été sous leur sauvegarde, n’était-ce pas Lui qui était venu recevoir de leurs mains la boîte de vermeil ?…
— Nous n’en parlerons à personne, dit Jacques.
En silence, de la tête, Jeanne fit un signe : des larmes de bonheur coulaient jusqu’à son menton.
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