La belle histoire de saint Jean de la Croix

Auteur : Douglas Viscomte, Patricia | Ouvrage : Les amis des Saints .

Temps de lec­ture : 12 minutes

, Doc­teur de l’É­glise, né en 1542 à Fon­ti­ve­ros (pro­vince de Cas­tille) mort le 14 décembre 1591 à Ube­da (pro­vince d’Andalousie).

Si l’on veut gra­vir une haute cime pour voir le soleil se lever sur un monde étin­ce­lant de pure­té, il faut se déles­ter de tout ce qui encombre ; à ce prix seule­ment, on pour­ra atteindre le som­met. C’est le che­min spi­ri­tuel que nous trace saint Jean de la Croix ; il fau­dra pas­ser des nuits pour arri­ver à la lumière. Sui­vons donc notre saint dans son ascen­sion vers le som­met du Mont . Les quelques étapes de sa vie que nous évo­que­rons vont nous le permettre.

La nuit obscure et le miracle de la Vierge et du puit

L’âme du futur saint, enfant, vivait dans l’in­ti­mi­té de Dieu, de la Sainte Vierge, des anges et des saints. Une aven­ture qu’il raconte lui-même fut sans doute l’oc­ca­sion du pre­mier pas de sa longue ascension.

Le petit Jean jouait avec ses cama­rades (enfant « il se com­por­tait comme un ange » disait de lui sa mère, il était vif et plein d’en­train), le groupe s’est appro­ché d’un minus­cule étang aux eaux bour­beuses et s’a­muse à y jeter des bouts de bois. On crie, on rit, et cha­cun cherche à reti­rer son bâton. Mais les bords sont glis­sants et Jean, empor­té par son ardeur, tombe dans l’eau. Il s’en­fonce et l’on ne voit plus que sa tête.

Les petits cama­rades poussent des hur­le­ments, mais voi­ci Jean qui lève la tête : il voit au-des­sus de lui une très belle dame qui lui tend ses mains « jolies et bien tournées ».

Petit, dit-elle, donne-moi la main et je te sortirai.

L'enfance de Saint Jean de la Croix en EspagneL’en­fant sort ses mains de l’eau sale et va prendre les mains ten­dues… et puis non ! il les laisse retom­ber dans l’eau.

Mettre mes mains dégou­li­nantes de sale­té dans la main de cette pure créa­ture ? Jamais, plu­tôt périr !

Heu­reu­se­ment un pay­san aler­té par les cris, vient au secours de l’en­fant qui se noie et lui pré­sente son aiguillon. Jean est sau­vé. L’âme de Jean de la Croix se révèle déjà ici dans toute son intransigeance.

L’en­fance de Jean fut pauvre (son père était mort quand il n’a­vait que deux ans) et en plus de ses heures de classe, il dut tra­vailler comme appren­ti dans divers corps de métier. Sa voca­tion à la vie reli­gieuse se mani­fes­te­ra certes dès sa jeu­nesse, mais en atten­dant de pou­voir réa­li­ser son désir, il se prê­te­ra volon­tiers au vœu d’un admi­nis­tra­teur de l’Hô­pi­tal de Médi­na del Cam­po (où sa famille venait de s’é­ta­blir) : quê­ter pour les malades pauvres et leur don­ner des soins. On l’af­fec­ta au ser­vice des « pus­tu­leux ». Ce n’é­tait pas sa voie, Jean le savait, mais ne fal­lait-il pas qu’il fasse l’ex­pé­rience de la misère humaine dans tout ce qu’elle a de plus repous­sant pour notre délicatesse ?

Ce sera déjà la « nuit des sens ». Pour venir à goû­ter tout, ne veuillez avoir goût en chose quel­conque. Il sait que lors­qu’il maî­trise sa répu­gnance devant les plaies mal­odo­rantes et qu’il se penche avec ten­dresse sur ceux qui souffrent dans leur corps, c’est Dieu qu’il sert dans « nos sei­gneurs les malades » (saint Vincent de Paul).

Enfin, à vingt ans, il est reçu au Conseil Sainte Anne de Médi­na, mais l’Ordre des Carmes était bien déchu de son antique fer­veur. Le jeune novice s’ef­for­ce­ra de vivre selon la règle pri­mi­tive mais peu à peu il se rend compte que cela lui est impos­sible. Il a patien­té pen­dant quatre ans et vient d’être ordon­né prêtre quand il pren­dra la déci­sion de deman­der son admis­sion dans une Char­treuse, afin de pou­voir réa­li­ser ses dési­rs de soli­tude et de perfection.

Et voi­ci que la Pro­vi­dence lui fait ren­con­trer Mère Thé­rèse d’A­vi­la. Elle était de trente ans son aînée et avait fon­dé de nom­breux cou­vents de Car­mé­lites déchaus­sées, reve­nues à la règle pri­mi­tive. Elle cher­chait par­mi les Pères Carmes miti­gés un reli­gieux capable d’en­tre­prendre pour les Carmes ce qu’elle avait fait pour les Carmélites.

Dès qu’elle ren­con­tra le Père Jean, son intui­tion sur­na­tu­relle lui fit savoir que ce jeune Carme (il avait 26 ans), petit (1,55 m), pâle, appa­rem­ment insi­gni­fiant, était l’ins­tru­ment dont Dieu allait se ser­vir car son regard d’en­fant révé­lait une âme où trans­pa­rais­sait le divin.

Jean accep­te­ra la mis­sion que sainte Thé­rèse lui confie et héroï­que­ment, il se lan­ça dans l’in­con­nu. Le pre­mier monas­tère des Carmes sera fon­dé à Durue­la, à quelques lieues d’A­vi­la : deux reli­gieux s’y éta­blissent, Jean de la Croix et le Père Antoine. La mai­son res­sem­blait plu­tôt à une masure « l’é­table de Beth­léem » écri­ra Mère Thé­rèse. Mais tant l’at­trait de la sain­te­té est grand sur les âmes que mal­gré ce dénue­ment, à cause de ce même dénue­ment, les voca­tions viennent à Jean de la Croix, impa­tientes de revivre le pre­mier idéal du Car­mel. La vie conven­tuelle s’organise.

Peu à peu, le trop plein de cette source mys­té­rieuse de la prière se répand autour du monas­tère et les pay­sans viennent y cher­cher la bonne nou­velle de l’É­van­gile. Caté­chismes, confes­sions, visites aux habi­tants, et voi­ci une terre aride qui refleu­rit. Jean de la Croix, tout absor­bé qu’il était dans une vie d’o­rai­son intense ne disait-il pas que la com­pas­sion pour le pro­chain croît d’au­tant plus que l’âme se joint à Dieu par amour ? C’é­tait une vie de péni­tence très dure dans ce minus­cule couvent mais cette péni­tence n’é­tait que le moyen pour libé­rer l’âme de tout ce qui l’en­combre afin que légère, elle s’é­lance vers les sommets.

Récit héroique de la vie de Saint Jean de la Croix et le CarmelDans une des dépo­si­tions du pro­cès de béa­ti­fi­ca­tion, nous appre­nons avec quelle ten­dresse et quel esprit d’é­qui­libre Jean menait ses novices sur ce che­min aride du renon­ce­ment : « Pour que les reli­gieux puissent jouir plus à leur aise du concert de la nature, il les condui­sait par­fois dans les champs ou dans les bois aux heures d’o­rai­son ; là, tout en leur ensei­gnant com­ment prier, il les enjoi­gnait d’in­vi­ter ciel, col­lines, beau­tés de toutes choses à bénir leur créa­teur. Puis, il envoyait les reli­gieux dans la mon­tagne, afin que dans cette soli­tude ils apprennent à par­ler à Dieu avec les orai­sons du cœur ». Car Jean de la Croix aimait pas­sion­né­ment la nature, les hautes cimes nei­geuses, les sources claires, la nuit étoi­lée, les soli­tudes boi­sées. Tout cela lui était deve­nu trans­pa­rent et dans les splen­deurs de la créa­tion, il découvre « le reflet du visage divin qui la lais­sa toute revê­tue de beauté ».

Après ce pre­mier couvent de Durue­lo, d’autres se fondent et Jean de la Croix sera nom­mé Rec­teur du Col­lège d’Al­ca­lo. Il vou­lait que ses jeunes reli­gieux pos­sèdent une for­ma­tion théo­lo­gique solide (celle que lui-même avait reçue pen­dant son novi­ciat à Sala­manque). Puis il sera nom­mé Aumô­nier du Car­mel d’A­vi­la où sainte Thé­rèse venait d’être élue Prieure, afin qu’elle fasse accep­ter à ses Car­mé­lites la réforme qui s’é­tait éten­due en . Et Jean de la Croix arri­ve­ra en effet en peu de temps à faire réin­tro­duire la règle pri­mi­tive dans presque toute la Com­mu­nau­té. Son secret pour y par­ve­nir ? Per­sua­der les âmes que Dieu seul peut ras­sa­sier les aspi­ra­tions les plus pro­fondes de notre cœur.

Mais pen­dant ce temps, de sombres intrigues se nouent ; la Réforme était un reproche silen­cieux aux Carmes miti­gés, et ceux-ci s’ap­puyant sur des intrigues (avec des appuis poli­tiques) vont tâcher de faire ren­trer « dans l’ordre les déso­béis­sants… » : tous ceux et celles qui sui­vaient saint Jean de la Croix et sainte Thé­rèse. Un cer­tain Père Tos­ta­do fut man­da­té par les Carmes Miti­gés de Plai­sance (Ita­lie) afin de mettre à exé­cu­tion leurs décrets (d’ailleurs contes­tés par le Nonce et Phi­lippe II) ; le Père Tos­ta­do n’y alla pas de main morte !

Dans la nuit du 2 au 3 décembre 1577, la porte de la « Casi­ta » où vivaient Jean de la Croix et le Père Ger­main, proche du Car­mel d’A­vi­la, fut enfon­cée. Des gens armés, des offi­ciers de jus­tice et quelques Carmes miti­gés y péné­trèrent. Ils se sai­sirent bru­ta­le­ment des deux reli­gieux et les emme­nèrent comme de vul­gaires mal­fai­teurs. Afin de sous­traire Jean de la Croix de toute ten­ta­tive que pour­raient entre­prendre ses nom­breux dis­ciples et amis, on le condui­sit secrè­te­ment à Tolède au Couvent des Carmes miti­gés et là on l’en­fer­ma dans un cachot. C’é­tait un réduit de trois mètres sur deux à peine, aéré par une lucarne qui ne s’ou­vrait d’ailleurs que sur le cou­loir. Comme meubles, il n’y avait que quelques planches posées à même le sol, deux misé­rables cou­ver­tures, un tabouret.

Jean de La Croix maltraité par son ordre carmelIl sera nour­ri des restes de la table des Carmes. Trois fois par semaine, on lui infli­ge­ra devant toute la Com­mu­nau­té une san­glante dis­ci­pline. Inter­dic­tion de chan­ger de che­mise, et la laine se col­lant aux plaies san­glantes lui cau­se­ra d’in­to­lé­rables souf­frances. Le Père Tos­ta­do pen­sait qu’a­près quelques semaines de ce trai­te­ment, ce jeune reli­gieux épui­sé de fatigue et de souf­france, devant qui on bran­dis­sait l’é­pou­van­tail de la déso­béis­sance à son Ordre qu’il aimait plus que sa vie, cra­que­rait enfin.

Mais ni menaces, ni pro­messes d’une siné­cure dans un Couvent bien tran­quille, rien n’ar­ri­ve­ra à lui faire renon­cer à la Réforme. Il accepte ces coups, les insultes, sans l’ombre d’une révolte et bien­tôt les jeunes novices com­mencent à don­ner rai­son au soi-disant rebelle et se disent entre eux : On a empri­son­né un saint ! Un de ses geô­liers va faire tout son pos­sible pour sou­la­ger le pri­son­nier. À la demande de Jean de la Croix, il lui don­ne­ra de quoi écrire. Ce sera dans ce sombre cachot « infect et puant » (termes employé dans le pro­cès de béa­ti­fi­ca­tion) qu’il va écrire deux chefs d’œuvre de poé­sie mys­tique « La Nuit Obs­cure » et « Le Can­tique Spi­ri­tuel ». L’âme a vain­cu le corps et les souf­frances. La nuit a appor­té la lumière. Dieu opère la der­nière puri­fi­ca­tion dans l’âme qui s’est tota­le­ment livrée à son action. Sa grâce pénètre dans son âme deve­nue trans­pa­rente au soleil divin. Ren­du conforme au Christ, cru­ci­fié dans sa chair, ce n’est désor­mais plus Jean qui vit mais le Christ qui vit en lui.

Éva­dé mira­cu­leu­se­ment grâce à l’in­ter­ven­tion de la Sainte Vierge, de sa pri­son de Tolède après neuf mois de déten­tion, il pour­ra conti­nuer l’œuvre de la Réforme dans les années qui lui res­tent. Nous le voyons Prieur du Couvent du Cal­vaire, Rec­teur d’un autre couvent de Bai­za, Prieur du Couvent de Gre­nade, Vicaire Pro­vin­cial d’An­da­lou­sie, encore Prieur du Couvent de Gre­nade, Prieur du Couvent de Segour.

Avant de conclure, nous vou­lons rete­nir quelques faits très simples qui révèlent la ten­dresse si déli­cate du cœur de saint Jean de la Croix. Si le renom de sa sain­te­té, les extases qu’il vou­lait cacher mais qui se révé­laient lors­qu’il priait ou célé­brait le Saint Sacri­fice avec une fer­veur toute céleste, vont lui ame­ner des âmes très éle­vées en per­fec­tion, comme il sut se faire com­pa­tis­sant et doux envers les pécheurs et les humbles ! À Gre­nade, il confes­se­ra une pauvre vieille Mau­resque qui ne vou­lait s’a­dres­ser qu’à lui. Auprès de ses jeunes reli­gieux, il sut agir en Père ; si l’un deux était malade, lui-même le soi­gnait et pré­pa­rait de ses propres mains des plats appé­tis­sants pour l’ai­der à se remettre.

On repré­sente Jean de la Croix avec une colombe sur l’é­paule. Pour­quoi ? Parce que plu­sieurs de ses frères avaient vu, soit dans sa cel­lule, soit à sa fenêtre, une belle colombe immo­bile auprès du saint, sym­bole mys­tique de la pure­té de son âme. La der­nière épreuve avant de mou­rir lui vient d’un Père de la Réforme, le Père Daria, qui va la com­pro­mettre par une sur­charge de pres­crip­tions. Jean de la Croix pro­teste mais on ne l’é­coute pas et il se ver­ra relé­gué « comme une vieille gue­nille » dans un petit couvent d’An­da­lou­sie per­du dans la mon­tagne, Penue­la ; son état de san­té se dété­rio­rant, il sera envoyé au Couvent d’Ubeda.

Une cam­pagne de calom­nies se déclenche contre le saint. On pour­chasse ses écrits pour les livrer à l’In­qui­si­tion. On fal­si­fie des docu­ments… Mais l’âme du saint demeure sereine. Il a dépas­sé toutes les pas­sions humaines et dans ses der­nières et cruelles épreuves il ne voit que la main de Dieu qui per­met le mal pour en tirer un plus grand bien. De grandes souf­frances phy­siques accablent ses der­niers jours, néan­moins sa patience ne sera jamais prise en défaut. Le 14 décembre, au moment des Matines, un same­di (jour consa­cré à la sainte Vierge qu’il aimait si ten­dre­ment), Jean de la Croix ren­dit son âme à Dieu… Son visage res­plen­dis­sait, dirent les témoins et une odeur suave se répan­dit dans la cellule.

À peine cent ans plus tard, le 23 jan­vier 1675, l’humble reli­gieux sera béa­ti­fié. Il sera cano­ni­sé en 1721 et décla­ré Doc­teur de l’É­glise en 1926.

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