Saint Jean de la Croix, Docteur de l’Église, né en 1542 à Fontiveros (province de Castille) mort le 14 décembre 1591 à Ubeda (province d’Andalousie).
Si l’on veut gravir une haute cime pour voir le soleil se lever sur un monde étincelant de pureté, il faut se délester de tout ce qui encombre ; à ce prix seulement, on pourra atteindre le sommet. C’est le chemin spirituel que nous trace saint Jean de la Croix ; il faudra passer des nuits pour arriver à la lumière. Suivons donc notre saint dans son ascension vers le sommet du Mont Carmel. Les quelques étapes de sa vie que nous évoquerons vont nous le permettre.
L’âme du futur saint, enfant, vivait dans l’intimité de Dieu, de la Sainte Vierge, des anges et des saints. Une aventure qu’il raconte lui-même fut sans doute l’occasion du premier pas de sa longue ascension.
Le petit Jean jouait avec ses camarades (enfant « il se comportait comme un ange » disait de lui sa mère, il était vif et plein d’entrain), le groupe s’est approché d’un minuscule étang aux eaux bourbeuses et s’amuse à y jeter des bouts de bois. On crie, on rit, et chacun cherche à retirer son bâton. Mais les bords sont glissants et Jean, emporté par son ardeur, tombe dans l’eau. Il s’enfonce et l’on ne voit plus que sa tête.
Les petits camarades poussent des hurlements, mais voici Jean qui lève la tête : il voit au-dessus de lui une très belle dame qui lui tend ses mains « jolies et bien tournées ».
— Petit, dit-elle, donne-moi la main et je te sortirai.
L’enfant sort ses mains de l’eau sale et va prendre les mains tendues… et puis non ! il les laisse retomber dans l’eau.
— Mettre mes mains dégoulinantes de saleté dans la main de cette pure créature ? Jamais, plutôt périr !
Heureusement un paysan alerté par les cris, vient au secours de l’enfant qui se noie et lui présente son aiguillon. Jean est sauvé. L’âme de Jean de la Croix se révèle déjà ici dans toute son intransigeance.
L’enfance de Jean fut pauvre (son père était mort quand il n’avait que deux ans) et en plus de ses heures de classe, il dut travailler comme apprenti dans divers corps de métier. Sa vocation à la vie religieuse se manifestera certes dès sa jeunesse, mais en attendant de pouvoir réaliser son désir, il se prêtera volontiers au vœu d’un administrateur de l’Hôpital de Médina del Campo (où sa famille venait de s’établir) : quêter pour les malades pauvres et leur donner des soins. On l’affecta au service des « pustuleux ». Ce n’était pas sa voie, Jean le savait, mais ne fallait-il pas qu’il fasse l’expérience de la misère humaine dans tout ce qu’elle a de plus repoussant pour notre délicatesse ?
Ce sera déjà la « nuit des sens ». Pour venir à goûter tout, ne veuillez avoir goût en chose quelconque. Il sait que lorsqu’il maîtrise sa répugnance devant les plaies malodorantes et qu’il se penche avec tendresse sur ceux qui souffrent dans leur corps, c’est Dieu qu’il sert dans « nos seigneurs les malades » (saint Vincent de Paul).
Enfin, à vingt ans, il est reçu au Conseil Sainte Anne de Médina, mais l’Ordre des Carmes était bien déchu de son antique ferveur. Le jeune novice s’efforcera de vivre selon la règle primitive mais peu à peu il se rend compte que cela lui est impossible. Il a patienté pendant quatre ans et vient d’être ordonné prêtre quand il prendra la décision de demander son admission dans une Chartreuse, afin de pouvoir réaliser ses désirs de solitude et de perfection.
Et voici que la Providence lui fait rencontrer Mère Thérèse d’Avila. Elle était de trente ans son aînée et avait fondé de nombreux couvents de Carmélites déchaussées, revenues à la règle primitive. Elle cherchait parmi les Pères Carmes mitigés un religieux capable d’entreprendre pour les Carmes ce qu’elle avait fait pour les Carmélites.
Dès qu’elle rencontra le Père Jean, son intuition surnaturelle lui fit savoir que ce jeune Carme (il avait 26 ans), petit (1,55 m), pâle, apparemment insignifiant, était l’instrument dont Dieu allait se servir car son regard d’enfant révélait une âme où transparaissait le divin.
Jean acceptera la mission que sainte Thérèse lui confie et héroïquement, il se lança dans l’inconnu. Le premier monastère des Carmes sera fondé à Duruela, à quelques lieues d’Avila : deux religieux s’y établissent, Jean de la Croix et le Père Antoine. La maison ressemblait plutôt à une masure « l’étable de Bethléem » écrira Mère Thérèse. Mais tant l’attrait de la sainteté est grand sur les âmes que malgré ce dénuement, à cause de ce même dénuement, les vocations viennent à Jean de la Croix, impatientes de revivre le premier idéal du Carmel. La vie conventuelle s’organise.
Peu à peu, le trop plein de cette source mystérieuse de la prière se répand autour du monastère et les paysans viennent y chercher la bonne nouvelle de l’Évangile. Catéchismes, confessions, visites aux habitants, et voici une terre aride qui refleurit. Jean de la Croix, tout absorbé qu’il était dans une vie d’oraison intense ne disait-il pas que la compassion pour le prochain croît d’autant plus que l’âme se joint à Dieu par amour ? C’était une vie de pénitence très dure dans ce minuscule couvent mais cette pénitence n’était que le moyen pour libérer l’âme de tout ce qui l’encombre afin que légère, elle s’élance vers les sommets.
Dans une des dépositions du procès de béatification, nous apprenons avec quelle tendresse et quel esprit d’équilibre Jean menait ses novices sur ce chemin aride du renoncement : « Pour que les religieux puissent jouir plus à leur aise du concert de la nature, il les conduisait parfois dans les champs ou dans les bois aux heures d’oraison ; là, tout en leur enseignant comment prier, il les enjoignait d’inviter ciel, collines, beautés de toutes choses à bénir leur créateur. Puis, il envoyait les religieux dans la montagne, afin que dans cette solitude ils apprennent à parler à Dieu avec les oraisons du cœur ». Car Jean de la Croix aimait passionnément la nature, les hautes cimes neigeuses, les sources claires, la nuit étoilée, les solitudes boisées. Tout cela lui était devenu transparent et dans les splendeurs de la création, il découvre « le reflet du visage divin qui la laissa toute revêtue de beauté ».
Après ce premier couvent de Duruelo, d’autres se fondent et Jean de la Croix sera nommé Recteur du Collège d’Alcalo. Il voulait que ses jeunes religieux possèdent une formation théologique solide (celle que lui-même avait reçue pendant son noviciat à Salamanque). Puis il sera nommé Aumônier du Carmel d’Avila où sainte Thérèse venait d’être élue Prieure, afin qu’elle fasse accepter à ses Carmélites la réforme qui s’était étendue en Espagne. Et Jean de la Croix arrivera en effet en peu de temps à faire réintroduire la règle primitive dans presque toute la Communauté. Son secret pour y parvenir ? Persuader les âmes que Dieu seul peut rassasier les aspirations les plus profondes de notre cœur.
Mais pendant ce temps, de sombres intrigues se nouent ; la Réforme était un reproche silencieux aux Carmes mitigés, et ceux-ci s’appuyant sur des intrigues (avec des appuis politiques) vont tâcher de faire rentrer « dans l’ordre les désobéissants… » : tous ceux et celles qui suivaient saint Jean de la Croix et sainte Thérèse. Un certain Père Tostado fut mandaté par les Carmes Mitigés de Plaisance (Italie) afin de mettre à exécution leurs décrets (d’ailleurs contestés par le Nonce et Philippe II) ; le Père Tostado n’y alla pas de main morte !
Dans la nuit du 2 au 3 décembre 1577, la porte de la « Casita » où vivaient Jean de la Croix et le Père Germain, proche du Carmel d’Avila, fut enfoncée. Des gens armés, des officiers de justice et quelques Carmes mitigés y pénétrèrent. Ils se saisirent brutalement des deux religieux et les emmenèrent comme de vulgaires malfaiteurs. Afin de soustraire Jean de la Croix de toute tentative que pourraient entreprendre ses nombreux disciples et amis, on le conduisit secrètement à Tolède au Couvent des Carmes mitigés et là on l’enferma dans un cachot. C’était un réduit de trois mètres sur deux à peine, aéré par une lucarne qui ne s’ouvrait d’ailleurs que sur le couloir. Comme meubles, il n’y avait que quelques planches posées à même le sol, deux misérables couvertures, un tabouret.
Il sera nourri des restes de la table des Carmes. Trois fois par semaine, on lui infligera devant toute la Communauté une sanglante discipline. Interdiction de changer de chemise, et la laine se collant aux plaies sanglantes lui causera d’intolérables souffrances. Le Père Tostado pensait qu’après quelques semaines de ce traitement, ce jeune religieux épuisé de fatigue et de souffrance, devant qui on brandissait l’épouvantail de la désobéissance à son Ordre qu’il aimait plus que sa vie, craquerait enfin.
Mais ni menaces, ni promesses d’une sinécure dans un Couvent bien tranquille, rien n’arrivera à lui faire renoncer à la Réforme. Il accepte ces coups, les insultes, sans l’ombre d’une révolte et bientôt les jeunes novices commencent à donner raison au soi-disant rebelle et se disent entre eux : On a emprisonné un saint ! Un de ses geôliers va faire tout son possible pour soulager le prisonnier. À la demande de Jean de la Croix, il lui donnera de quoi écrire. Ce sera dans ce sombre cachot « infect et puant » (termes employé dans le procès de béatification) qu’il va écrire deux chefs d’œuvre de poésie mystique « La Nuit Obscure » et « Le Cantique Spirituel ». L’âme a vaincu le corps et les souffrances. La nuit a apporté la lumière. Dieu opère la dernière purification dans l’âme qui s’est totalement livrée à son action. Sa grâce pénètre dans son âme devenue transparente au soleil divin. Rendu conforme au Christ, crucifié dans sa chair, ce n’est désormais plus Jean qui vit mais le Christ qui vit en lui.
Évadé miraculeusement grâce à l’intervention de la Sainte Vierge, de sa prison de Tolède après neuf mois de détention, il pourra continuer l’œuvre de la Réforme dans les années qui lui restent. Nous le voyons Prieur du Couvent du Calvaire, Recteur d’un autre couvent de Baiza, Prieur du Couvent de Grenade, Vicaire Provincial d’Andalousie, encore Prieur du Couvent de Grenade, Prieur du Couvent de Segour.
Avant de conclure, nous voulons retenir quelques faits très simples qui révèlent la tendresse si délicate du cœur de saint Jean de la Croix. Si le renom de sa sainteté, les extases qu’il voulait cacher mais qui se révélaient lorsqu’il priait ou célébrait le Saint Sacrifice avec une ferveur toute céleste, vont lui amener des âmes très élevées en perfection, comme il sut se faire compatissant et doux envers les pécheurs et les humbles ! À Grenade, il confessera une pauvre vieille Mauresque qui ne voulait s’adresser qu’à lui. Auprès de ses jeunes religieux, il sut agir en Père ; si l’un deux était malade, lui-même le soignait et préparait de ses propres mains des plats appétissants pour l’aider à se remettre.
On représente Jean de la Croix avec une colombe sur l’épaule. Pourquoi ? Parce que plusieurs de ses frères avaient vu, soit dans sa cellule, soit à sa fenêtre, une belle colombe immobile auprès du saint, symbole mystique de la pureté de son âme. La dernière épreuve avant de mourir lui vient d’un Père de la Réforme, le Père Daria, qui va la compromettre par une surcharge de prescriptions. Jean de la Croix proteste mais on ne l’écoute pas et il se verra relégué « comme une vieille guenille » dans un petit couvent d’Andalousie perdu dans la montagne, Penuela ; son état de santé se détériorant, il sera envoyé au Couvent d’Ubeda.
Une campagne de calomnies se déclenche contre le saint. On pourchasse ses écrits pour les livrer à l’Inquisition. On falsifie des documents… Mais l’âme du saint demeure sereine. Il a dépassé toutes les passions humaines et dans ses dernières et cruelles épreuves il ne voit que la main de Dieu qui permet le mal pour en tirer un plus grand bien. De grandes souffrances physiques accablent ses derniers jours, néanmoins sa patience ne sera jamais prise en défaut. Le 14 décembre, au moment des Matines, un samedi (jour consacré à la sainte Vierge qu’il aimait si tendrement), Jean de la Croix rendit son âme à Dieu… Son visage resplendissait, dirent les témoins et une odeur suave se répandit dans la cellule.
À peine cent ans plus tard, le 23 janvier 1675, l’humble religieux sera béatifié. Il sera canonisé en 1721 et déclaré Docteur de l’Église en 1926.
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