∼∼ I ∼∼
— Allo ! Colette, cette leçon est-elle finie, oui ou non ? Je meurs de faim et le goûter attend.
Instantanément, dans la grande baie ouverte, une tête blonde apparaît. Elle se penche au-dessus des touffes de fleurs grimpantes, auxquelles se mêlent ses cheveux bouclés, pour répondre à Jean :
— Voilà ! Voilà ! Je descends.
Et c’est ainsi que nous retrouvons nos amis[1].
Depuis trois ans, Colette et sa famille habitent Beyrouth. Au bout de la première année, tante Jeanne, Bernard, Annie ont regagné la France, laissant Yvon à Rome, au Séminaire Français.
Alors, Colette et Jean ont commencé à trouver le temps long. Bernadette, très occupée à aider maman au ménage, n’a guère de loisirs, Pierrot est encore bien petit, et les enfants qu’on trouve au collège et à la pension diffèrent un peu des amis de France.
Les études sont devenues de plus en plus sérieuses, jusqu’au jour où il est permis d’envisager un retour en France, avec un congé de six mois pour papa.
Cet espoir met de la joie dans l’air, et c’est en gambadant d’un pied sur l’autre que Colette rejoint son frère pour goûter, à l’ombre de la vérandah.
Tout en beurrant sa tartine, elle demande : Pourquoi Marianick n’est-elle pas là avec Pierrot ?
— Parce que monsieur Pierre a goûté d’avance ; Bernadette l’a emmené promener. Il n’a pas d’étude le jeudi, lui !
— Écoute, pour le moment la tienne est finie. De quoi te plains-tu ?
— D’autre chose ! De ce que les semaines ont l’air d’être de quinze jours au lieu de sept, depuis que papa parle de rentrer en France.
— Quelle blague ! jamais le temps n’a passé si vite, au contraire. On fait des projets magnifiques pour le voyage. Ce sera splendide !
— Sans compter, précise Jean avec importance, que nous devons nous arrêter à Rome, et peut-être voir le Pape ; ça n’arrive pas à tout le monde, tu sais, ces affaires là !
— Non. Seulement, entre nous, nous ne sommes pas très ferrés sur toutes les parties du voyage. En Palestine, on suivait Notre Seigneur partout. Tu savais, moi aussi, le nom de presque toutes les villes de l’Évangile. Tandis que maintenant, nous nous arrêterons dans des endroits dont j’ignore même l’existence. Et ça ne sera pas drôle du tout.
Jean ne peut s’empêcher de constater qu’il y a du vrai dans ces réflexions pessimistes. Il est songeur, un peu ennuyé aussi…
— Hé bien ! fait Colette impatiente, tu ne réponds rien ?
— Je cherche un moyen.
— Un moyen ! pourquoi ?
— Pour faire un voyage intéressant.
— Dis-le alors.
— Oh ! ces filles ! riposte Jean d’un ton protecteur, ça ne saura jamais consentir à réfléchir. Donne-moi donc au moins le temps d’ajuster deux idées. Puis, sur un ton de confidence : Pour moi, voilà ce qu’il faut faire : apprendre à fond notre Histoire de l’Église. Je la sais très mal, toi pas du tout. Il n’y a qu’à s’y mettre.
— Quel rapport cela peut-il avoir avec notre voyage, mon pauvre Jean ?
— Tu as une vraie tête d’oiseau-mouche, Colette ; tu demandes quel rapport entre l’Histoire de l’Église et le voyage de retour ? Mais nous allons passer où les apôtres ont prêché, ont été martyrisés. Nous irons peut-être à Constantinople, à Rome, et ce ne seront que souvenirs religieux de tous les siècles, depuis la fondation de l’Église,… alors ?
— Ah ! fait Colette, mi-convaincue.
Mais Jean continue :
— Conclusion, je vais chercher papa, je lui explique notre affaire, je lui demande les bouquins nécessaires, et ce soir on s’y met.
Jean est déjà parti dans la direction du bureau de son père, que Colette songe encore, un peu effrayée, à ce que peut bien demander de temps l’étude de cette longue Histoire.
Ce même soir après dîner, on se réunit dans le jardin.
La brise de mer, passant sur les grands massifs de lis, apporte leur parfum. C’est une heure délicieuse.
Chacun s’assied autour des petites tables turques, où mère et filles posent leurs ouvrages. Papa arrive à son tour, un gros livre sous le bras.
— Tiens, Jean, la voilà ton Histoire de l’Église.
Et, se tournant vers Colette : Veux-tu l’apprendre aussi, avec ton frère ?
Colette, mutine, regarde Jean malicieusement :
— J’aimerais mieux un autre professeur. Il croira tout savoir d’avance et n’aura pas de patience.
— Et moi, mademoiselle, serais-je un professeur à votre goût ?
— Merveilleux, papa ! merveilleux ! Je saurai tout en trois jours !
— Mettons trois semaines, pour ce qui concerne les périodes les plus importantes. Installez-vous ici tous les deux et contentez-vous, pour ce soir, de parcourir ce volume. Les gravures sont très frappantes. Demain nous commencerons pour de bon.
Mais, le lendemain, les projets vont se trouver bouleversés.
Au matin, Colette et Jean sont à l’étude ; leur petit frère met leur patience à rude épreuve.
— Je t’en prie, Pierrot, sois sage. Si tu continues à faire ce tapage, jamais nous ne viendrons à bout de nos problèmes, Jean et moi.
— Aussi, pourquoi tu mets tous ces numéros sur ton cahier, Colette ? Y en a trop. Je m’ennuie.
— Tiens-toi tranquille dix minutes ; après, je jouerai avec toi.
Mais dix minutes, c’est un siècle quand on n’a pas tout à fait cinq ans. Par une manœuvre silencieuse, Pierrot tourne autour de la table ; Colette a le nez baissé sur une règle de trois et Jean est aux prises avec son algèbre. Notre petit homme découvre l’encrier, il y trempe le bout d’une règle, et avec cette plume nouveau modèle se met à imiter les chiffres de sa sœur sur le dessus d’un beau cahier tout neuf.
Étonnés de ne plus l’entendre, les deux aînés relèvent la tête… Horreur !…
Inutile de décrire la suite ; il a fallu laver l’écrivain, changer son tablier. Quand Colette le ramène par la main, mi-rieur, mi-contrit, elle dit à son frère :
— Laissons l’arithmétique et les maths jusqu’au retour de maman. Tant que nous aurons la garde de ce petit, nous ne pouvons faire nos problèmes.
Jean grogne, agacé :
— Il faut pourtant que nous travaillions.
— Oui, mais prenons autre chose.
Tiens, par exemple, si tu voulais ne pas être taquin, nous repasserions ensemble les premières pages de l’Histoire de l’Église, que nous savons tout de même presque par cœur. Ce serait de l’avance pour papa, et puis Pierrot écoutera certainement et nous aurons la paix.
— Vas‑y. Récite, je t’arrêterai si tu te trompes.
— A moins que tu ne deviennes muet d’admiration devant ma science. Je commence : Aussitôt après l’Ascension, les Apôtres et les disciples, entourant la Sainte Vierge, sont rentrés à Jérusalem.
— Où habitaient-ils, Colette ?
Sans avoir l’air d’entendre, Colette continue :
Ils se réunissaient surtout au Cénacle, là où Jésus avait célébré la Cène, puis leur était apparu le jour de Pâques et le dimanche suivant.
En tous cas, après l’Ascension, c’est au Cénacle qu’ils s’enferment parce qu’ils ont peur.
As-tu quelquefois compris, Jean, comment ils pouvaient avoir peur, puisque la Sainte Vierge était avec eux ?
— C’est vrai, j’avoue humblement que je n’avais jamais pensé à cela.
— Moi, j’y pense très souvent. Ils priaient tous ensemble avec la Sainte Vierge et ça devait être délicieux ; ne crois-tu pas que de temps en temps le pauvre saint Pierre allait s’agenouiller près de Marie en pleurant ? Il ne pouvait pas se pardonner d’avoir renié Notre Seigneur. Imagine ce que la Sainte Vierge devait lui dire : Ne pleure plus ; désormais tu vas te dévouer pour Jésus de toutes tes forces, et tu l’aimeras mieux qu’avant, jusqu’à donner ta vie pour lui. Seulement, ils n’étaient plus que onze apôtres. Je ne sais pas si on a remplacé Judas ?
— Bien sûr que oui ; justement, au Cénacle, les Apôtres réunis ont choisi Mathias pour prendre la place de Judas.
— Qui était Mathias ?
— Un disciple de Notre Seigneur… Je te rends la parole.
— Oh ! tu sais, je la prendrai bien toute seule.
Pendant dix jours, les Apôtres ont prié ainsi tous ensemble, la Sainte Vierge au milieu d’eux ; quand, le dixième jour, un vent très fort remplit toute la maison. Et puis, le grand miracle se produit. Les Apôtres voient paraître comme des langues de feu qui se posent sur chacun d’eux. En même temps, ils se sentent tout changés. Dans leur cœur c’est aussi comme du feu. Ils aiment le Bon Dieu tellement fort, qu’ils sont décidés à parler partout de Notre Seigneur, à le faire aimer comme ils l’aiment ; ils n’ont plus peur de rien, parce qu’ils viennent de recevoir d’une manière extraordinaire la troisième personne de la Sainte Trinité, le Saint Esprit. Il était venu comme Jésus l’avait promis.
— Ce n’est pas mal tout de même, déclare Jean, tu es assez « calée ». Mais maintenant qu’est-il arrivé après la Pentecôte ?
Colette ouvre en vain ses grands yeux bleus, comme si elle voulait les obliger à voir dans le lointain Jérusalem, le Cénacle, les Apôtres et à leur demander la réponse. Elle ne vient pas.
— Je t’attendais là, fait Jean triomphant. Maintenant, c’est mon tour :
A cette époque, beaucoup de Juifs étaient réunis à Jérusalem. Ils appartenaient à des pays très différents et ne parlaient pas la même langue. Ils entendirent fort bien le vent qui avait passé d’une manière si étonnante ; ils se précipitèrent hors des maisons.
— Ils ne virent pas les langues de feu ?
— Non, mais ils rencontrèrent les apôtres qui parlaient de Notre Seigneur, et chacun d’eux les entendait s’exprimer dans sa propre langue.
— C’est merveilleux.
— Je pense bien que c’est merveilleux et bien plus que tu ne peux le deviner. Car saint Pierre se met à expliquer à ces Juifs la vie et la mort de Jésus et du coup il en convertit 3000.
— Et les jours d’après ?
— Ce fut plus beau encore. Saint Pierre guérit un boiteux à la porte du Temple. Il explique à la foule accourue : « C’est Jésus, que vous avez crucifié, qui nous accorde de pareils miracles. » Alors, des centaines de gens se convertissent à leur tour. Tu penses si les prêtres juifs en apprenant cela, sont devenus furieux.
Ils ont fait arrêter les apôtres et les ont menacés de tout, s’ils ne cessaient pas de parler de Notre Seigneur ; mais du coup les apôtres n’avaient plus peur. Ils ont répondu qu’ils préféraient la mort. Ils ont dit cette parole magnifique : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. »
— Alors qu’ont fait les Juifs ?
Ils ont emprisonné les apôtres. Désormais c’est toute l’Histoire de l’Église qui se fonde sur leurs souffrances, leurs paroles, le témoignage de leur sang. Mais regarde, notre éloquence a endormi Pierrot. Va le dire à maman. Il ronfle.
Colette sort en courant selon sa louable habitude ; elle se heurte à Marianick, qu’elle renverse à moitié. La bonne vieille a son air des jours de bataille, la coiffe légèrement sur l’oreille ; à n’en pas douter, elle vient d’apprendre une grande nouvelle. Colette ne s’y méprend pas.
— J’ai failli te jeter par terre, Marianick ; que venais-tu nous raconter ?
— Ah ! ma petiote, quelle affaire ! les hommes n’en font jamais d’autres ! Voilà ton père qui nous arrive comme un grain sur le golfe du Morbihan, au moment qu’on y pense le moins, puis qui nous dit : — Faites les malles ; dans huit jours faut être partis. C’est comme quand on est venus, on n’a seulement pas eu le temps de se retourner !
Mais Colette ne répond même pas. D’un bond elle a gagné la chambre de sa mère et crie :
— Est-ce vrai, maman ? est-ce vrai ? On part dans huit jours ?
— Du calme, répond la voix paisible de Bernadette. Tu vas ameuter les voisins ; maman n’est pas rentrée, mais il est exact que tous nos projets sont changés. Plutôt que de prendre un bateau quelconque, papa a pu s’arranger avec le retour d’un pèlerinage, mais cela l’oblige à hâter beaucoup le départ.
En une seconde, les hourras de Colette ont réveillé Pierrot, averti Jean, et achevé d’ahurir Marianick, qui s’en va répétant :
— C’est‑y possible ! Ma Doué ! ma Doué !
- [1] Voir Catéchisme illustré, Marne 1931 ; Récits évangéliques illustrés, Marne 1933.
NDLR : sur ce site, nous avons déjà rencontré ces jeunes amis dans À la découverte de la litugie↩
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