L’Imagier

Auteur : Dulac, O. | Ouvrage : Et maintenant une histoire I .

Temps de lec­ture : 11 minutes

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Dans l’a­te­lier de maître Guillot, le tailleur d’i­mages, règne une grande animation.

Echoppe du Moyen-Age à RouenC’est que ce jour-là, le pre­mier mai de l’an de grâce mil six cent trente, va avoir lieu, dans la demeure du brave ima­gier, l’é­lec­tion du maître de la ville de Rouen.

Une véri­table fièvre anime les concur­rents qui se hâtent, dans le secret de leur chambre, d’ap­por­ter à leur tra­vail le der­nier coup de ciseau ou de gouge.

A pré­sent, les sta­tues sont trans­por­tées dans la grande salle où, tout à l’heure, les notables vont s’assembler.

Maître Guillot compte les sta­tues dépo­sées sur les socles de bois blanc ran­gés autour de la chambre.

« Dix-neuf, vingt, vingt et un, vingt-deux, vingt-trois… Il en manque deux. Que font les retar­da­taires ? Il est vrai qu’ils ont jus­qu’à midi pour ter­mi­ner, mais ils devraient avoir fini. »

Cepen­dant, les deux jeunes artistes atten­dus ne perdent pas le temps qui leur reste. Cha­cun dans sa cel­lule se dépêche. Dans la pre­mière, à droite de l’es­ca­lier, se trouve un gar­çon d’une quin­zaine d’an­nées : Nico­las. Grand, bien décou­plé, gai com­pa­gnon, il a beau­coup de suc­cès dans les assem­blées où l’on rit et où l’on danse. Mais sa bonne humeur ne l’empêche pas d’être un franc paresseux.

Trop sou­vent, il délaisse l’é­choppe et le burin pour les courses au soleil et les assem­blées joyeuses. Le concours pour le titre de « Maître » l’a rame­né à l’a­te­lier. Au reste, son père lui a décla­ré tout net :

« Tu gagne­ras le titre ou je te ferai bûcheron. »

Et son père tient tou­jours parole.

Nico­las s’est donc mis bra­ve­ment à la tâche. Mais, hélas ! le dic­ton est bien vrai. Rien ne sert de cou­rir… Pen­dant ses longues périodes de paresse et d’i­nac­tion, il a per­du le tour de main ; le ciseau n’o­béit pas à sa volon­té et il en pleure de dépit.

Il avait rêvé d’exé­cu­ter (selon le sujet impo­sé) une Madone tenant dans ses bras l’En­fant nouvelet.

Quel beau sujet ! Il la voit, cette Madone. Mais com­bien est déce­vante la réa­li­té qui sort de ses mains.

Il jette son mar­teau dans un coin, le ciseau dans un autre. Il prend sa tête à deux mains et gémit.

Vierge en boisCepen­dant, de la chambre voi­sine, des coups légers lui par­viennent. C’est son concur­rent, Jehan, son ami, presque son frère.

Jehan est le fils d’un pauvre employé de son père. Orphe­lin, alors qu’il était tout petit, il a été recueilli et éle­vé par le père de Nico­las qu’il a sui­vi à son entrée dans l’a­te­lier de maître Guillot. Mais tan­dis que son ami per­dait son temps, lui, par un tra­vail opi­niâtre, deve­nait le meilleur élève de l’imagier.

Le jeune com­pa­gnon ter­mine sa statue.

Sa « Madone ». Depuis un mois il ne rêve qu’à elle. Comme elle est belle !

Il n’est pas riche. Il a fait venir une bille de chêne. Cette matière est trop gros­sière pour sculp­ter les traits ado­rables de Jésus et de sa divine Mère. Aus­si le jeune artiste a‑t-il employé toutes ses éco­no­mies à se pro­cu­rer un mor­ceau d’i­voire gros comme les deux poings. Il a tra­vaillé sépa­ré­ment les deux matières et, dans le bois fruste dont la rus­ti­ci­té se prête aux longs plis du vête­ment, il a incrus­té un visage de Vierge se pen­chant ten­dre­ment sur un Jésus à demi caché sous le voile retom­bant. Le visage de l’En­fant-Dieu et les mains sont sculp­tés en la riche matière et le tout forme un ensemble mer­veilleux, simple et, pré­cieux à la fois ; aus­si Jehan, ravi, ne peut-il s’empêcher de crier tout haut :

« On ne peut faire mieux ! »

De l’or­gueil ? Non, une simple constatation.

Dans la cel­lule voi­sine, Nico­las a entendu.

Il s’est dres­sé, une flamme dans les yeux, et quand Jehan frappe à sa porte, c’est d’une voix rauque qu’il répond :

« Qu’est-ce que tu veux ?

— As-tu fini ?

— Oui.

— Puis-je entrer ?

— Non… si… si tu veux. » .

Jehan pénètre dans la cel­lule et, machi­na­le­ment, porte son regard sur la sta­tue de marbre blanc.

« Elle est belle », dit-il, sans enthousiasme.

« Tu dis ça pour me faire plaisir ?

— Non, elle est bien, mais…

— Mais la tienne est mieux ?

— Je le crois. »

Nico­las a détour­né la tête pour que son com­pa­gnon ne voit pas les larmes dans ses yeux.

Jehan se rap­proche et entoure ses épaules de ses bras. Il inter­roge doucement :

« Cela te ferait beau­coup de peine de ne pas réussir ? »

Son cama­rade lui jette un regard sombre où passe l’ex­pres­sion de plu­sieurs sen­ti­ments qui gênent sa conscience lim­pide. Il y lit du dépit, de l’en­vie et presque de la haine.

Le « joyeux gar­çon », comme ses com­pa­gnons d’a­te­lier d’art l’ont sur­nom­mé, est méconnaissable.

« De la peine ? Non… dis plu­tôt de la rage. »

D’un violent coup d’é­paule il se dégage.

« Oh !

— Laisse-moi ! »

Du bas de l’es­ca­lier, monte la voix de maître Guillot :

Ciseaux de sculpture sur bois« Eh bien ! allons les artistes, faut-il aller vous cher­cher ou bien êtes-vous vous-mêmes trans­for­més en statues ?

— On y va, patron !

— Nous voi­ci, maître ! »

Les voi­ci tous deux, les bras char­gés de leurs œuvres enveloppées.

« Des­cen­dez-moi ça dans la grande salle, sur les stèles à vos noms, et venez à table, on n’at­tend plus que vous. »

Les deux jeunes gens obéissent.

Nico­las pénètre le pre­mier dans la grande salle à man­ger. Jehan, quelques minutes après. Maître Guillot offre à dîner à ses élèves. Il pré­side au bout de la longue table. Il rit, il cause très fort. Il cherche à leur faire oublier l’é­vé­ne­ment qui les préoccupe.

« Depuis qua­rante ans, dit-il, le concours du meilleur sculp­teur a eu lieu huit fois. Le gagnant a tou­jours été un com­pa­gnon de mon ate­lier. J’en suis fier. J’es­père que, cette fois encore, vous ne me déce­vrez pas.

— Non, non !

— J’ai gar­dé secrète, jus­qu’à pré­sent, l’an­nonce d’une surprise. »

Le vieil homme prend son temps.

« Voi­là : celui qui sera élu « maître sculp­teur » cette année rece­vra, selon la cou­tume, une bourse pleine d’or de Mon­sei­gneur le Pré­vôt et un bijou des blanches mains de Madame la Châ­te­laine ; mais j’ai déci­dé de lui faire, moi aus­si, un cadeau. Je me fais vieux, et je n’ai pas d’en­fant. Le com­pa­gnon qui gagne­ra le prix devien­dra mon successeur. »

Un brou­ha­ha for­mi­dable salua cette phrase. Maître Guillot man­qua d’être étouf­fé dans les bras de dix gaillards plu­tôt brusques dans la mani­fes­ta­tion de leur recon­nais­sante affection.

Per­sonne ne remar­qua que Nico­las s’é­tait absen­té pen­dant les quelques minutes que dura le tumulte.

Quand, sur l’ordre réité­ré du maître, cha­cun rega­gna son banc, il se ras­sit en même temps que les autres.

Bruegel - repas de noceMais, jus­qu’à la fin du repas, Jehan sou­riait tan­dis que Nico­las parais­sait triste contre son habi­tude. L’ap­pré­hen­sion du ver­dict sans doute…

Le repas ache­vé, maître Guillot, entou­ré de ses élèves, s’a­vance à la ren­contre des nota­bi­li­tés, et pen­dant que le jury s’en­ferme pour rendre son ver­dict, les can­di­dats se dis­persent au dehors, inquiets, ner­veux… Jehan s’est age­nouillé au seuil d’une petite cha­pelle rus­tique. Il n’en­tend pas quel­qu’un s’ap­pro­cher sur l’herbe qui étouffe le bruit de ses pas.

C’est Nico­las, il semble cher­cher quelqu’un.

Mais qu’a-t-il ? Son visage bou­le­ver­sé est pâle. Il vient d’a­per­ce­voir son cama­rade et court à lui.

« Jehan ! »

Le jeune homme se retourne, lève les yeux sur l’ar­ri­vant et s’exclame :

« Qu’est-ce que tu as ? Que t’arrive-t-il ? »

Nico­las s’est lais­sé tom­ber à genoux. Il a pris dans ses mains celles de son ami et, le front incli­né, il pleure à gros sanglots.

« Nico­las, mon cher Nico­las, qu’as-tu ? Tu me fais peur ! »

Les épaules convul­si­ve­ment secouées, Nico­las ne répond pas… Il pleure trop.

Une pen­sée subite, un soup­çon tra­verse l’es­prit de Jehan. Il se penche vers son cama­rade, dont l’at­ti­tude semble celle d’un cou­pable pris de remords, et anxieux il l’interroge :

« Qu’as-tu fait ?

— Bats-moi, chasse-moi, je suis un misérable.

— Dis-moi ce que tu as fait.

— Je… je ne peux pas… j’ai…

— Tu as ?

— Oui… pen­dant le repas… j’ai chan­gé nos statues…

— Toi aus­si… Oh ! »

Est-ce un reproche, un regret ou un éton­ne­ment presque joyeux ?

Nico­las est sur­pris de cet accent. Il ose lever les yeux sur son camarade.

« Tu ne me repousses pas avec hor­reur ? Tu ne me frappes pas ?

— Mon pauvre ami ! Écoute : je dois tout à ton père.C’est grâce à lui que je suis entré dans cet ate­lier où je peux tra­vailler à un noble métier au lieu de men­dier dans les rues. Depuis long­temps, je cher­chais l’oc­ca­sion de lui prou­ver ma recon­nais­sance. Quand j’ai com­pris que tu tenais à gagner ce prix, j’ai…

— Tu as ?

— J’ai échan­gé les sta­tues avant toi.

— Oh ! »

Un ter­rible silence tombe sur le ver­ger où Nico­las atter­ré ne trouve plus la force de parler.

buste vierge à l'Enfant ivoireAvant qu’il ait pu reve­nir de son émo­tion, voi­ci qu’à tra­vers les arbres un cor­tège s’a­vance. C’est Madame la Châ­te­laine escor­tée du Bailli et de maître Guillot, avec les pages, les maîtres des cor­po­ra­tions, les com­pa­gnons, les appren­tis. Tout ce monde s’a­vance sous le soleil qui met des teintes de vitraux sur les ban­nières et les cos­tumes pittoresques.

« Lequel de vous est le com­pa­gnon Jehan ? », demande la Châtelaine.

« Le voi­ci : c’est le meilleur de nous. »

Nico­las a pris Jehan par les épaules et le pousse vers Dame Ysem­barde qui sou­rit et tend au jeune artiste un cof­fret en bois pré­cieux sur un cous­sin de velours.

Jehan a mis un genou à terre pour rece­voir le pré­cieux don. Il remer­cie en termes touchants.

Maître Guillot le serre sur son cœur.

« Je suis content. Ah ! que je suis content. C’est un de mes élèves qui a le prix, cette fois encore. Tu pren­dras ma place, Jehan, tu en es digne. »

Jehan, ému, ne sait que répondre.

Le Bailli lit d’une voix nasillarde la pro­cla­ma­tion ins­crite sur un long par­che­min qui fait de l’humble un artiste, du com­pa­gnon un maître.

Quand tout le monde bruyant et enthou­siaste se fut reti­ré, Jehan prit par la main son ami Nico­las et lui dit :

« Allons voir ton père. »

Et quand ils furent devant maître Hus­se­lin, il sut si bien plai­der sa cause, il l’as­su­ra tant que Nico­las obtien­drait le prix au concours sui­vant, que le dra­pier se lais­sa toucher.

Pour Nico­las, la leçon, un peu rude, avait été bonne. Il tra­vailla si bien, qu’a­près les cinq années pas­sées, il rem­por­tait à son tour le titre de « maître sculp­teur ». Il conser­va toute sa vie une véné­ra­tion et une affec­tion recon­nais­santes pour son ancien com­pa­gnon deve­nu : maître Jehan le fai­seur d’imayges.

O. Dulac.

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