Vaillance, Devoir d’état
Dans l’atelier de maître Guillot, le tailleur d’images, règne une grande animation.
C’est que ce jour-là, le premier mai de l’an de grâce mil six cent trente, va avoir lieu, dans la demeure du brave imagier, l’élection du maître sculpteur de la ville de Rouen.
Une véritable fièvre anime les concurrents qui se hâtent, dans le secret de leur chambre, d’apporter à leur travail le dernier coup de ciseau ou de gouge.
A présent, les statues sont transportées dans la grande salle où, tout à l’heure, les notables vont s’assembler.
Maître Guillot compte les statues déposées sur les socles de bois blanc rangés autour de la chambre.
« Dix-neuf, vingt, vingt et un, vingt-deux, vingt-trois… Il en manque deux. Que font les retardataires ? Il est vrai qu’ils ont jusqu’à midi pour terminer, mais ils devraient avoir fini. »
Cependant, les deux jeunes artistes attendus ne perdent pas le temps qui leur reste. Chacun dans sa cellule se dépêche. Dans la première, à droite de l’escalier, se trouve un garçon d’une quinzaine d’années : Nicolas. Grand, bien découplé, gai compagnon, il a beaucoup de succès dans les assemblées où l’on rit et où l’on danse. Mais sa bonne humeur ne l’empêche pas d’être un franc paresseux.
Trop souvent, il délaisse l’échoppe et le burin pour les courses au soleil et les assemblées joyeuses. Le concours pour le titre de « Maître » l’a ramené à l’atelier. Au reste, son père lui a déclaré tout net :
« Tu gagneras le titre ou je te ferai bûcheron. »
Et son père tient toujours parole.
Nicolas s’est donc mis bravement à la tâche. Mais, hélas ! le dicton est bien vrai. Rien ne sert de courir… Pendant ses longues périodes de paresse et d’inaction, il a perdu le tour de main ; le ciseau n’obéit pas à sa volonté et il en pleure de dépit.
Il avait rêvé d’exécuter (selon le sujet imposé) une Madone tenant dans ses bras l’Enfant nouvelet.
Quel beau sujet ! Il la voit, cette Madone. Mais combien est décevante la réalité qui sort de ses mains.
Il jette son marteau dans un coin, le ciseau dans un autre. Il prend sa tête à deux mains et gémit.
Cependant, de la chambre voisine, des coups légers lui parviennent. C’est son concurrent, Jehan, son ami, presque son frère.
Jehan est le fils d’un pauvre employé de son père. Orphelin, alors qu’il était tout petit, il a été recueilli et élevé par le père de Nicolas qu’il a suivi à son entrée dans l’atelier de maître Guillot. Mais tandis que son ami perdait son temps, lui, par un travail opiniâtre, devenait le meilleur élève de l’imagier.
Le jeune compagnon termine sa statue.
Sa « Madone ». Depuis un mois il ne rêve qu’à elle. Comme elle est belle !
Il n’est pas riche. Il a fait venir une bille de chêne. Cette matière est trop grossière pour sculpter les traits adorables de Jésus et de sa divine Mère. Aussi le jeune artiste a‑t-il employé toutes ses économies à se procurer un morceau d’ivoire gros comme les deux poings. Il a travaillé séparément les deux matières et, dans le bois fruste dont la rusticité se prête aux longs plis du vêtement, il a incrusté un visage de Vierge se penchant tendrement sur un Jésus à demi caché sous le voile retombant. Le visage de l’Enfant-Dieu et les mains sont sculptés en la riche matière et le tout forme un ensemble merveilleux, simple et, précieux à la fois ; aussi Jehan, ravi, ne peut-il s’empêcher de crier tout haut :
« On ne peut faire mieux ! »
De l’orgueil ? Non, une simple constatation.
Dans la cellule voisine, Nicolas a entendu.
Il s’est dressé, une flamme dans les yeux, et quand Jehan frappe à sa porte, c’est d’une voix rauque qu’il répond :
« Qu’est-ce que tu veux ?
— As-tu fini ?
— Oui.
— Puis-je entrer ?
— Non… si… si tu veux. » .
Jehan pénètre dans la cellule et, machinalement, porte son regard sur la statue de marbre blanc.
« Elle est belle », dit-il, sans enthousiasme.
« Tu dis ça pour me faire plaisir ?
— Non, elle est bien, mais…
— Mais la tienne est mieux ?
— Je le crois. »
Nicolas a détourné la tête pour que son compagnon ne voit pas les larmes dans ses yeux.
Jehan se rapproche et entoure ses épaules de ses bras. Il interroge doucement :
« Cela te ferait beaucoup de peine de ne pas réussir ? »
Son camarade lui jette un regard sombre où passe l’expression de plusieurs sentiments qui gênent sa conscience limpide. Il y lit du dépit, de l’envie et presque de la haine.
Le « joyeux garçon », comme ses compagnons d’atelier d’art l’ont surnommé, est méconnaissable.
« De la peine ? Non… dis plutôt de la rage. »
D’un violent coup d’épaule il se dégage.
« Oh !
— Laisse-moi ! »
Du bas de l’escalier, monte la voix de maître Guillot :
« Eh bien ! allons les artistes, faut-il aller vous chercher ou bien êtes-vous vous-mêmes transformés en statues ?
— On y va, patron !
— Nous voici, maître ! »
Les voici tous deux, les bras chargés de leurs œuvres enveloppées.
« Descendez-moi ça dans la grande salle, sur les stèles à vos noms, et venez à table, on n’attend plus que vous. »
Les deux jeunes gens obéissent.
Nicolas pénètre le premier dans la grande salle à manger. Jehan, quelques minutes après. Maître Guillot offre à dîner à ses élèves. Il préside au bout de la longue table. Il rit, il cause très fort. Il cherche à leur faire oublier l’événement qui les préoccupe.
« Depuis quarante ans, dit-il, le concours du meilleur sculpteur a eu lieu huit fois. Le gagnant a toujours été un compagnon de mon atelier. J’en suis fier. J’espère que, cette fois encore, vous ne me décevrez pas.
— Non, non !
— J’ai gardé secrète, jusqu’à présent, l’annonce d’une surprise. »
Le vieil homme prend son temps.
« Voilà : celui qui sera élu « maître sculpteur » cette année recevra, selon la coutume, une bourse pleine d’or de Monseigneur le Prévôt et un bijou des blanches mains de Madame la Châtelaine ; mais j’ai décidé de lui faire, moi aussi, un cadeau. Je me fais vieux, et je n’ai pas d’enfant. Le compagnon qui gagnera le prix deviendra mon successeur. »
Un brouhaha formidable salua cette phrase. Maître Guillot manqua d’être étouffé dans les bras de dix gaillards plutôt brusques dans la manifestation de leur reconnaissante affection.
Personne ne remarqua que Nicolas s’était absenté pendant les quelques minutes que dura le tumulte.
Quand, sur l’ordre réitéré du maître, chacun regagna son banc, il se rassit en même temps que les autres.
Mais, jusqu’à la fin du repas, Jehan souriait tandis que Nicolas paraissait triste contre son habitude. L’appréhension du verdict sans doute…
Le repas achevé, maître Guillot, entouré de ses élèves, s’avance à la rencontre des notabilités, et pendant que le jury s’enferme pour rendre son verdict, les candidats se dispersent au dehors, inquiets, nerveux… Jehan s’est agenouillé au seuil d’une petite chapelle rustique. Il n’entend pas quelqu’un s’approcher sur l’herbe qui étouffe le bruit de ses pas.
C’est Nicolas, il semble chercher quelqu’un.
Mais qu’a-t-il ? Son visage bouleversé est pâle. Il vient d’apercevoir son camarade et court à lui.
« Jehan ! »
Le jeune homme se retourne, lève les yeux sur l’arrivant et s’exclame :
« Qu’est-ce que tu as ? Que t’arrive-t-il ? »
Nicolas s’est laissé tomber à genoux. Il a pris dans ses mains celles de son ami et, le front incliné, il pleure à gros sanglots.
« Nicolas, mon cher Nicolas, qu’as-tu ? Tu me fais peur ! »
Les épaules convulsivement secouées, Nicolas ne répond pas… Il pleure trop.
Une pensée subite, un soupçon traverse l’esprit de Jehan. Il se penche vers son camarade, dont l’attitude semble celle d’un coupable pris de remords, et anxieux il l’interroge :
« Qu’as-tu fait ?
— Bats-moi, chasse-moi, je suis un misérable.
— Dis-moi ce que tu as fait.
— Je… je ne peux pas… j’ai…
— Tu as ?
— Oui… pendant le repas… j’ai changé nos statues…
— Toi aussi… Oh ! »
Est-ce un reproche, un regret ou un étonnement presque joyeux ?
Nicolas est surpris de cet accent. Il ose lever les yeux sur son camarade.
« Tu ne me repousses pas avec horreur ? Tu ne me frappes pas ?
— Mon pauvre ami ! Écoute : je dois tout à ton père.C’est grâce à lui que je suis entré dans cet atelier où je peux travailler à un noble métier au lieu de mendier dans les rues. Depuis longtemps, je cherchais l’occasion de lui prouver ma reconnaissance. Quand j’ai compris que tu tenais à gagner ce prix, j’ai…
— Tu as ?
— J’ai échangé les statues avant toi.
— Oh ! »
Un terrible silence tombe sur le verger où Nicolas atterré ne trouve plus la force de parler.
Avant qu’il ait pu revenir de son émotion, voici qu’à travers les arbres un cortège s’avance. C’est Madame la Châtelaine escortée du Bailli et de maître Guillot, avec les pages, les maîtres des corporations, les compagnons, les apprentis. Tout ce monde s’avance sous le soleil qui met des teintes de vitraux sur les bannières et les costumes pittoresques.
« Lequel de vous est le compagnon Jehan ? », demande la Châtelaine.
« Le voici : c’est le meilleur de nous. »
Nicolas a pris Jehan par les épaules et le pousse vers Dame Ysembarde qui sourit et tend au jeune artiste un coffret en bois précieux sur un coussin de velours.
Jehan a mis un genou à terre pour recevoir le précieux don. Il remercie en termes touchants.
Maître Guillot le serre sur son cœur.
« Je suis content. Ah ! que je suis content. C’est un de mes élèves qui a le prix, cette fois encore. Tu prendras ma place, Jehan, tu en es digne. »
Jehan, ému, ne sait que répondre.
Le Bailli lit d’une voix nasillarde la proclamation inscrite sur un long parchemin qui fait de l’humble artisan un artiste, du compagnon un maître.
Quand tout le monde bruyant et enthousiaste se fut retiré, Jehan prit par la main son ami Nicolas et lui dit :
« Allons voir ton père. »
Et quand ils furent devant maître Husselin, il sut si bien plaider sa cause, il l’assura tant que Nicolas obtiendrait le prix au concours suivant, que le drapier se laissa toucher.
Pour Nicolas, la leçon, un peu rude, avait été bonne. Il travailla si bien, qu’après les cinq années passées, il remportait à son tour le titre de « maître sculpteur ». Il conserva toute sa vie une vénération et une affection reconnaissantes pour son ancien compagnon devenu : maître Jehan le faiseur d’imayges.
O. Dulac.
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