Jusqu’au sang

Auteur : Herbé | Ouvrage : Et maintenant une histoire I .

Temps de lec­ture : 12 minutes

Décembre. La tem­pête fai­sait rage. La neige tour­billon­nait sans arrêt depuis des heures. Volets clos, silen­cieuses sous les rafales ; les mai­sons se tas­saient, à demi ense­ve­lies sous l’é­paisse couche blanche que le vent des Alpes accu­mu­lait en masses énormes.

Le docteur rentre à sa maison dans la tempêteLa porte de la demeure du doc­teur Ner­val, de G…, s’ou­vrit brus­que­ment, et le méde­cin, entrant d’un geste vif chez lui, refer­ma la porte et secoua ses vêtements.

« C’est toi, Hen­ri ? », appe­la une voix de femme.

« Oui, c’est moi. Ouf ! quel temps, Sei­gneur ! J’en ai rare­ment vu de pareil. J’ai dû mettre un quart d’heure pour faire les 1oo mètres qui nous séparent de la cli­nique. M’a-t-on appe­lé en mon absence ?

— Non, par bon­heur, dit Mme Ner­val. S’il te fal­lait sor­tir par un tel temps, je serais ter­ri­ble­ment inquiète.

— Et les enfants ?

— Ils vont bien ; je les fai­sais tra­vailler quand tu es entré. »

À ce moment, la son­ne­rie du télé­phone retentit.

« Veux-tu prendre la com­mu­ni­ca­tion en atten­dant que je sois prêt ? », deman­da le doc­teur Ner­val à sa femme.

Celle-ci décro­cha l’écouteur :

« Allo… Oui, c’est bien chez le doc­teur Ner­val… Il vient de ren­trer à l’ins­tant même. Un acci­dent ? D’où télé­pho­nez-vous ? De La Ser­raz ? Bien, mais com­ment est le malade ? Atten­dez, je vous passe le docteur… »

Aux pre­miers mots pro­non­cés par sa femme, le doc­teur venait de s’a­van­cer rapi­de­ment vers l’ap­pa­reil qu’il prit en main ; sa voix calme et grave conti­nua l’interrogatoire :

« Ici, le doc­teur Ner­val… Où s’est pas­sé l’ac­ci­dent ? À la ferme des Mou­chet… Bon, je vois… Qu’y a‑t-il eu ?

Une jambe broyée sous un fayard… L’a-t-on rame­né chez lui ? Bien… Beau­coup de sang ?… Parle-t-il ?… Très pâle ?… Qui est avec lui ? Seule­ment sa femme et sa fille… Et vous ? Cer­tai­ne­ment, il faut que je m’y rende… Enten­du, atten­dez-moi pour me gui­der à par­tir du col. »

Mme Ner­val avait tres­sailli en enten­dant ces paroles, mais domp­tant son angoisse, elle com­men­ça à pré­pa­rer hâti­ve­ment les habits de mon­tagne de son mari, tan­dis qu’il pre­nait les der­nières précisions.

« Quel temps fait-il là-haut ? Le che­min existe-t-il tou­jours ? Il me fau­dra bien deux heures… Oui, je serai à skis… J’aime autant… Venez donc dans deux heures envi­ron au-devant de moi. Je pars dans cinq minutes… À tout à l’heure…»

L’ap­pa­reil rac­cro­ché, le doc­teur se retour­na vers sa femme.

« Tu pars ? », deman­da celle-ci.

« Bien sûr, répon­dit le doc­teur, une jambe broyée, une forte hémor­ra­gie. Il ne faut pas attendre. J’i­rai à skis. Sois tran­quille, je serai prudent… »

Pas­sant rapi­de­ment dans son cabi­net de tra­vail, le doc­teur véri­fia sa trousse, puis, se ravi­sant au moment de la fer­mer, il y ajou­ta une petite pompe aspi­rante et fou­lante en verre, à laquelle étaient adap­tés deux tubes de caou­tchouc qu’il prit dans une armoire vitrée.

« C’est plus pru­dent, mur­mu­ra-t-il. S’il a per­du tant de sang, il fau­dra peut-être une trans­fu­sion. Et main­te­nant, en route ! »

Dans le cor­ri­dor où sa femme l’at­ten­dait, les skis à terre, le doc­teur Ner­val mit sa sacoche dans son sac de mon­tagne qu’il fixa à ses épaules.

« J’ai mis dedans, expli­qua hâti­ve­ment sa femme, un fla­con de cognac, quelques sand­wiches et autres pro­vi­sions. Voi­ci tes gants, un cache-nez ; fixe bien ta veste de cuir, le vent est terrible. »

Métho­di­que­ment, l’homme s’é­qui­pait. Il chaus­sa ses skis, qu’il assu­ra bien à ses pieds, mit ses moufles et, embras­sant sa femme :

« Me voi­là paré, dit-il avec entrain ; pas d’in­quié­tude : je télé­pho­ne­rai dès mon arri­vée, si les fils ne sont pas cou­pés. Au revoir ! »

Ouvrant la porte de la rue, qui lais­sa pas­ser un violent tour­billon de neige et de vent, le doc­teur Ner­val s’é­lan­ça dehors et disparut.

Sacrifice raconté aux enfants - Tempête de neige en montagneSi la tem­pête était vio­lente dans le bourg, une fois hors des mai­sons c’é­tait bien autre chose. Le vent souf­flait avec une telle force que le doc­teur devait, par moments, se cou­cher sur le côté, arc-bou­té soli­de­ment sur ses bâtons, pour résis­ter à l’ou­ra­gan. Et la neige, tou­jours, tour­billon­nait. Venait-elle du ciel ou de la terre, sou­le­vée par le vent ? On ne savait le dire, mais elle aveu­glait le voya­geur et, bien enten­du, nulle route n’é­tait visible. Seuls, les poteaux télé­gra­phiques mon­traient le che­min et c’est sur eux que se fiait le doc­teur. Len­te­ment, il s’é­le­vait vers le col, pro­fi­tant des bou­quets d’arbres pour reprendre souffle.

Près de deux heures s’é­taient écou­lées quand il lui sem­bla entendre un appel. Il s’ar­rê­ta, écou­ta avec soin, puis répon­dit de toute la force de ses pou­mons. Peu après, dans une rafale de neige, un homme glis­sa jus­qu’à lui :

« Ah ! Doc­teur, je crai­gnais que vous ne soyez ense­ve­li sous la neige… C’est bien à vous d’être venu. Ça va ?

— À peu près… Il est dur de gar­der la route. Suis-je loin du col ?

— Dans une demi-heure nous y serons ; vous déviez un peu. Suivez-moi. »

Sur les pas de son guide, le doc­teur Ner­val péné­trait, quelque temps plus tard, dans la cui­sine du café bâti au col même avant La Ser­raz. Plu­sieurs hommes s’y trou­vaient assem­blés dans une âcre atmo­sphère sur­char­gée de fumée. Ils firent place à l’arrivant :

« Bon­soir, avait dit le guide ; voi­ci le docteur. »

Mais remar­quant la mine inquiète des hommes, il ajou­ta aus­si­tôt : « Qu’y a‑t-il ? »

L’un des mon­ta­gnards répondit :

« La tem­pête a abat­tu des arbres sur la route ; les fils sont cou­pés et d’autres arbres sont tom­bés sur la ferme des Vereing. Je suis venu cher­cher de l’aide pour répa­rer les dégâts et déga­ger les bêtes. »

Se tour­nant vers le doc­teur qui souf­flait un peu près du feu, son guide demanda :

« Il y aurait bien besoin de moi ici, Doc­teur ; je pen­sais vous accom­pa­gner. Pou­vez-vous vous pas­ser de moi ?

Longue montée dans la tempête pour soigner un blessé— Oui, le plus dur est fait ; mieux vaut répa­rer les fils. Je conti­nue seul ; dès que la com­mu­ni­ca­tion sera réta­blie, pré­ve­nez chez moi que cela va bien. Bon courage ! »

Ten­dant un verre plein de vin blanc chaud, l’un des hommes dit :

« Buvez chaud, Doc­teur, vous en avez besoin.

— Ma foi, j’ac­cepte. À tout à l’heure. »

Et c’est de nou­veau la mon­tée dans le vent, sous les hauts sapins qui gémissent dans les rafales, mais tiennent bon, pro­té­geant la marche…

* * *

Le doc­teur est arri­vé chez les Mou­chet. Déchaus­sant ses skis, il est entré dans la salle tan­dis que la femme du bles­sé lui résume l’ac­ci­dent. Mal éclai­ré par une lampe de secours, le doc­teur exa­mine le malade. Au pre­mier coup d’œil, il fait la moue. Le visage pâle, les traits tirés, la res­pi­ra­tion hale­tante ne pré­sagent rien de bon. Il découvre la jambe broyée. Un ban­deau com­prime le haut de la cuisse.

« Il a per­du du sang ?

— Beau­coup, Doc­teur. Ça n’en finis­sait plus de cou­ler. J’ai ser­ré ici pour arrêter…

— Vous êtes seule pour le soigner ?

— J’ai ma fille avec moi. À toutes deux, nous avons tiré le père jusque-là et la petite est allée pré­ve­nir au col. »

Le doc­teur jeta un coup d’œil sur la fille du bles­sé, âgée d’en­vi­ron 15 ans.

« Bien, Madame, il sera abso­lu­ment néces­saire de des­cendre votre mari dès que la tem­pête le per­met­tra. En atten­dant, je vais le sou­te­nir avec des piqûres ; mais il a le cœur si faible que je crains la grande perte de son sang. Il n’y a per­sonne d’autre que vous à proximité ?

— Non, Doc­teur. Pour­quoi faire ?

— Il est urgent de faire à votre mari une trans­fu­sion de sang. Il fau­drait quel­qu’un qui pût don­ner son sang…

— Moi ?

— Vous êtes déjà épui­sée par le tra­vail et vous aurez besoin de toutes vos forces pour soi­gner votre mari. Par ailleurs, il faut faire vite… »

Pen­ché sur le bles­sé qui semble incons­cient, le doc­teur réflé­chit, le poi­gnet de l’homme dans sa main. Sou­dain, il se lève et, d’un geste vif, enlève son veston.

« Que faites-vous ? », deman­da la femme.

Sans répondre direc­te­ment, le doc­teur questionna :

« Vous avez une ser­viette propre ? Bon ; met­tez-la sur la table… Avez-vous un réchaud à alcool ? Faites donc bouillir un peu d’eau. »

Ce disant, il rele­vait la manche de sa che­mise, décou­vrant le bras gauche.

« Mais vous n’al­lez pas don­ner votre sang vous-même ? », s’é­cria la fer­mière tout émue.

Instruments medicaux pour la saignée« Si, Madame, je vous l’ai dit, il faut faire vite.

— Mais ma fille peut aller cher­cher un homme au col…

— Il arri­ve­rait trop tard et peut-être son sang ne serait-il pas bon. Je suis un don­neur « uni­ver­sel », donc je puis uti­li­ser le mien. Vite, au tra­vail… Vous m’aiderez. »

Cour­bé sur le lit du bles­sé, le doc­teur découvre le bras gauche ; il cherche la veine au coude, passe un tube de caou­tchouc qu’il serre autour du bras, au-des­sus du coude, pour faire gon­fler la veine ; puis, de sa trousse ouverte, il tire une aiguille et l’en­fonce avec pré­ci­sion dans la veine.

« Une chaise. », demanda-t-il.

La jeune fille lui en passe une. Le doc­teur s’as­sied face au malade, près du lit. Il a pla­cé à por­tée de main, sur la table cou­verte de la ser­viette propre, son appa­reil pour la trans­fu­sion du sang. Fai­sant signe à la femme en lui ten­dant un autre tube de caoutchouc :

« Ser­rez-le autour de mon bras, lui dit-il, vous l’en­lè­ve­rez à mon signal. »

Il branche le tube de l’ap­pa­reil sur l’ai­guille enfon­cée dans le bras du fer­mier et sur celle qu’il va entrer dans le sien. Puis, d’un geste net, il enfonce cette aiguille dans la veine de son coude. Sa main ne tremble pas.

La fer­mière, toute pâle, ain­si que sa fille, bouche bée, regardent…

Len­te­ment, le doc­teur Ner­val actionne la petite pompe sur laquelle se trouvent bran­chés les deux tuyaux. Lors­qu’il aspire, son sang cou­leur rouge fon­cé emplit la seringue. Il fait alors faire demi-tour au pis­ton et chasse ce sang dans la veine du blessé.

Métho­di­que­ment, il conti­nue, comp­tant le nombre de coups et sur­veillant les réac­tions du bles­sé. Quand un peu plus d’un quart de litre de sang fut ain­si injec­té dans la veine du fer­mier, le doc­teur enle­va l’ai­guille de son bras, des­ser­ra le gar­rot, pas­sa un tam­pon d’é­ther sur la piqûre et déga­gea de même le bras du bles­sé. Aux pom­mettes de l’homme, un sang plus vif pas­sait, le pouls s’é­tait régu­la­ri­sé, la res­pi­ra­tion se fai­sait plus calme.

Tan­dis que le doc­teur Ner­val, un peu pâle, remet­tait son veston :

« Ça va, dit-il… Je vais main­te­nant refaire le pan­se­ment de la jambe ; évi­dem­ment, celle-ci est per­due, mais on pour­ra sau­ver la vie de votre mari. Pre­nez ma sacoche — conti­nua-t-il en s’a­dres­sant à la fer­mière — vous y trou­ve­rez un fla­con de cognac ; faites-moi un grog. Cela ira bien. »

À ce moment, on frap­pa à la porte :

« Entrez. », dit la fermière.

Un homme parut sur le seuil.

« Ah ! c’est Albert, celui qui est allé au-devant de vous, Doc­teur. Entre, Albert…

— Com­ment ça va-t-il ? », ques­tion­na l’homme en fran­chis­sant le seuil.

« Bien, répon­dit le doc­teur… Et en bas, la ligne est-elle réparée ?

— Oui, Doc­teur ; j’ai télé­pho­né à votre femme pour la ras­su­rer ; le cou­rant passe main­te­nant. Vous pou­vez allumer. »

De fait, la lampe élec­trique brilla quand Albert tour­na le bouton.

« Et la tem­pête ? », s’in­for­ma le docteur.

« Elle baisse ; le vent est moins fort. Ce n’est pas trop tôt.

— Bon, alors, je vais pou­voir redes­cendre tout de suite. Vous m’ac­com­pa­gnez dès que j’au­rai fini le pansement.

— C’est pour ça que je suis venu, Doc­teur, répon­dit l’homme. Ça m’en­nuyait de vous avoir lais­sé mon­ter seul.

— Ah ! sou­pi­ra la femme : si tu savais, Albert, ce qu’a fait le docteur… »

Celui-ci se retour­na en sou­riant, un doigt sur les lèvres :

« Chut ! nous n’a­vons pas le temps de bavar­der. Aidez-moi… Dès demain, il fau­dra des­cendre votre mari à la cli­nique de G… Je pré­vien­drai le chirurgien. »

* * *

Une heure plus tard, le doc­teur Ner­val, son devoir rem­pli jus­qu’au sang, redes­cen­dait vers le bourg.

Her­bé.

Jésus a offert son sang pour nous

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