Décembre. La tempête faisait rage. La neige tourbillonnait sans arrêt depuis des heures. Volets clos, silencieuses sous les rafales ; les maisons se tassaient, à demi ensevelies sous l’épaisse couche blanche que le vent des Alpes accumulait en masses énormes.
La porte de la demeure du docteur Nerval, de G…, s’ouvrit brusquement, et le médecin, entrant d’un geste vif chez lui, referma la porte et secoua ses vêtements.
« C’est toi, Henri ? », appela une voix de femme.
« Oui, c’est moi. Ouf ! quel temps, Seigneur ! J’en ai rarement vu de pareil. J’ai dû mettre un quart d’heure pour faire les 1oo mètres qui nous séparent de la clinique. M’a-t-on appelé en mon absence ?
— Non, par bonheur, dit Mme Nerval. S’il te fallait sortir par un tel temps, je serais terriblement inquiète.
— Et les enfants ?
— Ils vont bien ; je les faisais travailler quand tu es entré. »
À ce moment, la sonnerie du téléphone retentit.
« Veux-tu prendre la communication en attendant que je sois prêt ? », demanda le docteur Nerval à sa femme.
Celle-ci décrocha l’écouteur :
« Allo… Oui, c’est bien chez le docteur Nerval… Il vient de rentrer à l’instant même. Un accident ? D’où téléphonez-vous ? De La Serraz ? Bien, mais comment est le malade ? Attendez, je vous passe le docteur… »
Aux premiers mots prononcés par sa femme, le docteur venait de s’avancer rapidement vers l’appareil qu’il prit en main ; sa voix calme et grave continua l’interrogatoire :
« Ici, le docteur Nerval… Où s’est passé l’accident ? À la ferme des Mouchet… Bon, je vois… Qu’y a‑t-il eu ?
Une jambe broyée sous un fayard… L’a-t-on ramené chez lui ? Bien… Beaucoup de sang ?… Parle-t-il ?… Très pâle ?… Qui est avec lui ? Seulement sa femme et sa fille… Et vous ? Certainement, il faut que je m’y rende… Entendu, attendez-moi pour me guider à partir du col. »
Mme Nerval avait tressailli en entendant ces paroles, mais domptant son angoisse, elle commença à préparer hâtivement les habits de montagne de son mari, tandis qu’il prenait les dernières précisions.
« Quel temps fait-il là-haut ? Le chemin existe-t-il toujours ? Il me faudra bien deux heures… Oui, je serai à skis… J’aime autant… Venez donc dans deux heures environ au-devant de moi. Je pars dans cinq minutes… À tout à l’heure…»
L’appareil raccroché, le docteur se retourna vers sa femme.
« Tu pars ? », demanda celle-ci.
« Bien sûr, répondit le docteur, une jambe broyée, une forte hémorragie. Il ne faut pas attendre. J’irai à skis. Sois tranquille, je serai prudent… »
Passant rapidement dans son cabinet de travail, le docteur vérifia sa trousse, puis, se ravisant au moment de la fermer, il y ajouta une petite pompe aspirante et foulante en verre, à laquelle étaient adaptés deux tubes de caoutchouc qu’il prit dans une armoire vitrée.
« C’est plus prudent, murmura-t-il. S’il a perdu tant de sang, il faudra peut-être une transfusion. Et maintenant, en route ! »
Dans le corridor où sa femme l’attendait, les skis à terre, le docteur Nerval mit sa sacoche dans son sac de montagne qu’il fixa à ses épaules.
« J’ai mis dedans, expliqua hâtivement sa femme, un flacon de cognac, quelques sandwiches et autres provisions. Voici tes gants, un cache-nez ; fixe bien ta veste de cuir, le vent est terrible. »
Méthodiquement, l’homme s’équipait. Il chaussa ses skis, qu’il assura bien à ses pieds, mit ses moufles et, embrassant sa femme :
« Me voilà paré, dit-il avec entrain ; pas d’inquiétude : je téléphonerai dès mon arrivée, si les fils ne sont pas coupés. Au revoir ! »
Ouvrant la porte de la rue, qui laissa passer un violent tourbillon de neige et de vent, le docteur Nerval s’élança dehors et disparut.
Si la tempête était violente dans le bourg, une fois hors des maisons c’était bien autre chose. Le vent soufflait avec une telle force que le docteur devait, par moments, se coucher sur le côté, arc-bouté solidement sur ses bâtons, pour résister à l’ouragan. Et la neige, toujours, tourbillonnait. Venait-elle du ciel ou de la terre, soulevée par le vent ? On ne savait le dire, mais elle aveuglait le voyageur et, bien entendu, nulle route n’était visible. Seuls, les poteaux télégraphiques montraient le chemin et c’est sur eux que se fiait le docteur. Lentement, il s’élevait vers le col, profitant des bouquets d’arbres pour reprendre souffle.
Près de deux heures s’étaient écoulées quand il lui sembla entendre un appel. Il s’arrêta, écouta avec soin, puis répondit de toute la force de ses poumons. Peu après, dans une rafale de neige, un homme glissa jusqu’à lui :
« Ah ! Docteur, je craignais que vous ne soyez enseveli sous la neige… C’est bien à vous d’être venu. Ça va ?
— À peu près… Il est dur de garder la route. Suis-je loin du col ?
— Dans une demi-heure nous y serons ; vous déviez un peu. Suivez-moi. »
Sur les pas de son guide, le docteur Nerval pénétrait, quelque temps plus tard, dans la cuisine du café bâti au col même avant La Serraz. Plusieurs hommes s’y trouvaient assemblés dans une âcre atmosphère surchargée de fumée. Ils firent place à l’arrivant :
« Bonsoir, avait dit le guide ; voici le docteur. »
Mais remarquant la mine inquiète des hommes, il ajouta aussitôt : « Qu’y a‑t-il ? »
L’un des montagnards répondit :
« La tempête a abattu des arbres sur la route ; les fils sont coupés et d’autres arbres sont tombés sur la ferme des Vereing. Je suis venu chercher de l’aide pour réparer les dégâts et dégager les bêtes. »
Se tournant vers le docteur qui soufflait un peu près du feu, son guide demanda :
« Il y aurait bien besoin de moi ici, Docteur ; je pensais vous accompagner. Pouvez-vous vous passer de moi ?
— Oui, le plus dur est fait ; mieux vaut réparer les fils. Je continue seul ; dès que la communication sera rétablie, prévenez chez moi que cela va bien. Bon courage ! »
Tendant un verre plein de vin blanc chaud, l’un des hommes dit :
« Buvez chaud, Docteur, vous en avez besoin.
— Ma foi, j’accepte. À tout à l’heure. »
Et c’est de nouveau la montée dans le vent, sous les hauts sapins qui gémissent dans les rafales, mais tiennent bon, protégeant la marche…
* * *
Le docteur est arrivé chez les Mouchet. Déchaussant ses skis, il est entré dans la salle tandis que la femme du blessé lui résume l’accident. Mal éclairé par une lampe de secours, le docteur examine le malade. Au premier coup d’œil, il fait la moue. Le visage pâle, les traits tirés, la respiration haletante ne présagent rien de bon. Il découvre la jambe broyée. Un bandeau comprime le haut de la cuisse.
« Il a perdu du sang ?
— Beaucoup, Docteur. Ça n’en finissait plus de couler. J’ai serré ici pour arrêter…
— Vous êtes seule pour le soigner ?
— J’ai ma fille avec moi. À toutes deux, nous avons tiré le père jusque-là et la petite est allée prévenir au col. »
Le docteur jeta un coup d’œil sur la fille du blessé, âgée d’environ 15 ans.
« Bien, Madame, il sera absolument nécessaire de descendre votre mari dès que la tempête le permettra. En attendant, je vais le soutenir avec des piqûres ; mais il a le cœur si faible que je crains la grande perte de son sang. Il n’y a personne d’autre que vous à proximité ?
— Non, Docteur. Pourquoi faire ?
— Il est urgent de faire à votre mari une transfusion de sang. Il faudrait quelqu’un qui pût donner son sang…
— Moi ?
— Vous êtes déjà épuisée par le travail et vous aurez besoin de toutes vos forces pour soigner votre mari. Par ailleurs, il faut faire vite… »
Penché sur le blessé qui semble inconscient, le docteur réfléchit, le poignet de l’homme dans sa main. Soudain, il se lève et, d’un geste vif, enlève son veston.
« Que faites-vous ? », demanda la femme.
Sans répondre directement, le docteur questionna :
« Vous avez une serviette propre ? Bon ; mettez-la sur la table… Avez-vous un réchaud à alcool ? Faites donc bouillir un peu d’eau. »
Ce disant, il relevait la manche de sa chemise, découvrant le bras gauche.
« Mais vous n’allez pas donner votre sang vous-même ? », s’écria la fermière tout émue.
« Si, Madame, je vous l’ai dit, il faut faire vite.
— Mais ma fille peut aller chercher un homme au col…
— Il arriverait trop tard et peut-être son sang ne serait-il pas bon. Je suis un donneur « universel », donc je puis utiliser le mien. Vite, au travail… Vous m’aiderez. »
Courbé sur le lit du blessé, le docteur découvre le bras gauche ; il cherche la veine au coude, passe un tube de caoutchouc qu’il serre autour du bras, au-dessus du coude, pour faire gonfler la veine ; puis, de sa trousse ouverte, il tire une aiguille et l’enfonce avec précision dans la veine.
« Une chaise. », demanda-t-il.
La jeune fille lui en passe une. Le docteur s’assied face au malade, près du lit. Il a placé à portée de main, sur la table couverte de la serviette propre, son appareil pour la transfusion du sang. Faisant signe à la femme en lui tendant un autre tube de caoutchouc :
« Serrez-le autour de mon bras, lui dit-il, vous l’enlèverez à mon signal. »
Il branche le tube de l’appareil sur l’aiguille enfoncée dans le bras du fermier et sur celle qu’il va entrer dans le sien. Puis, d’un geste net, il enfonce cette aiguille dans la veine de son coude. Sa main ne tremble pas.
La fermière, toute pâle, ainsi que sa fille, bouche bée, regardent…
Lentement, le docteur Nerval actionne la petite pompe sur laquelle se trouvent branchés les deux tuyaux. Lorsqu’il aspire, son sang couleur rouge foncé emplit la seringue. Il fait alors faire demi-tour au piston et chasse ce sang dans la veine du blessé.
Méthodiquement, il continue, comptant le nombre de coups et surveillant les réactions du blessé. Quand un peu plus d’un quart de litre de sang fut ainsi injecté dans la veine du fermier, le docteur enleva l’aiguille de son bras, desserra le garrot, passa un tampon d’éther sur la piqûre et dégagea de même le bras du blessé. Aux pommettes de l’homme, un sang plus vif passait, le pouls s’était régularisé, la respiration se faisait plus calme.
Tandis que le docteur Nerval, un peu pâle, remettait son veston :
« Ça va, dit-il… Je vais maintenant refaire le pansement de la jambe ; évidemment, celle-ci est perdue, mais on pourra sauver la vie de votre mari. Prenez ma sacoche — continua-t-il en s’adressant à la fermière — vous y trouverez un flacon de cognac ; faites-moi un grog. Cela ira bien. »
À ce moment, on frappa à la porte :
« Entrez. », dit la fermière.
Un homme parut sur le seuil.
« Ah ! c’est Albert, celui qui est allé au-devant de vous, Docteur. Entre, Albert…
— Comment ça va-t-il ? », questionna l’homme en franchissant le seuil.
« Bien, répondit le docteur… Et en bas, la ligne est-elle réparée ?
— Oui, Docteur ; j’ai téléphoné à votre femme pour la rassurer ; le courant passe maintenant. Vous pouvez allumer. »
De fait, la lampe électrique brilla quand Albert tourna le bouton.
« Et la tempête ? », s’informa le docteur.
« Elle baisse ; le vent est moins fort. Ce n’est pas trop tôt.
— Bon, alors, je vais pouvoir redescendre tout de suite. Vous m’accompagnez dès que j’aurai fini le pansement.
— C’est pour ça que je suis venu, Docteur, répondit l’homme. Ça m’ennuyait de vous avoir laissé monter seul.
— Ah ! soupira la femme : si tu savais, Albert, ce qu’a fait le docteur… »
Celui-ci se retourna en souriant, un doigt sur les lèvres :
« Chut ! nous n’avons pas le temps de bavarder. Aidez-moi… Dès demain, il faudra descendre votre mari à la clinique de G… Je préviendrai le chirurgien. »
* * *
Une heure plus tard, le docteur Nerval, son devoir rempli jusqu’au sang, redescendait vers le bourg.
Herbé.
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