En 2012, nous fêtons le 600e anniversaire de la naissance de sainte Jeanne d’Arc. Pour inaugurer cette année consacrée à la bergère de Domrémy, voici ce joli texte :
Que c’est donc grande pitié au royaume de France ! Depuis bientôt cent ans que dure cette guerre, que de misères et de dévastations ! Reconnaît-on encore la France, la douce France, jadis le plus riche pays qui fût au monde, dans cette terre ravagée, aux récoltes avares, au commerce incertain, aux routes abandonnées ? France, très chère France, ne finiront-ils donc point par te quitter pour regagner leurs îles, les maudits Anglais, les « Godons » comme on dit, d’où est venu tout cet accablement ? Que faudra-t-il encore pour que tes fils s’unissent contre l’ennemi commun au lieu de se déchirer en clans fratricides, Armagnacs contre Bourguignons ? Hélas, tout est si triste et l’horizon si noir que c’en est vraiment à perdre l’espérance… De quoi parler sinon du malheur des temps ?
Et l’on en parle, on en parle partout, dans le moindre des villages, où chacun se demande si, demain, une troupe d’Anglais ou de partisans de Bourgogne ne viendra pas mettre le feu aux maisons, massacrer les familles, voler le bétail et piller l’église. Une petite fille née vers le début de ce XVe siècle, — en 1412 par exemple, — depuis qu’elle a été en âge d’écouter, n’aura guère entendu que des récits de massacres et de désastres. A trois ans a‑t-elle pu comprendre, quand son père a raconté la terrible défaite subie par la fleur des chevaliers français et l’odieux massacre, ordonné par le roi d’Angleterre, de trois mille des plus nobles prisonniers ? Mais elle se souviendra toujours d’avoir vu, à sept ans, de ses yeux vu, la bataille que se livrèrent, à une lieue de son village, les Français ennemis, à grands coups de haine sauvage, et où tant revinrent blessés, ensanglantés, et d’où maints aussi ne sont pas revenus… Encore toute petite, elle aura su par cœur la complainte qu’on chante dans toutes les provinces :
« Ayez pitié, beau sire Dieu,
tant en France qu’en autres lieux !
Ce serait douleur à outrance
que le si noble royaume de France
fût par mâle tentation mis entier en perdition… »
A‑t-on même un roi dans le royaume de France ? Au pauvre prince fou, dont on parlait avec tant de tristesse, a succédé on ne sait vraiment pas qui ! Les uns disent un petit Anglais, qui est encore presque au berceau. Et les autres, un gamin débile, le dauphin Charles, que nul sacre n’a fait encore reconnaître et qui, à Bourges, selon ce qu’on raconte,pense plus aux fêtes qu’aux combats. « Ayez pitié, beau sire Dieu ! »
Orléans, la grande ville, la dernière place qui garde encore la Loire et empêche l’Anglais de dévaler sur Bourges et tout le reste de la France, est assiégé depuis des mois, sans que personne ne veuille ou ne puisse courir à sa délivrance. Car cette année 1428, y a‑t-il chose plus affreuse « que le si noble royaume de France… mis entier en perdition ? »
* * *
A Domrémy, en Lorraine, une petite fille pense, depuis longtemps, à toutes ces choses, et elle en souffre dans son cœur. Elle a seize ans, mais paraît bien davantage. Elle est grande, robuste, de teint frais, de bon maintien. Ses yeux,bien droits, sont pleins de lumière. Qui la connaît la dit pure, sage, d’une grande réserve et d’une exemplaire piété ; et pour l’intelligence, cette paysanne en remontrerait à bien des savants.
Ce n’est pas un grand village que Domrémy, quarante ou cinquante feux à peine,— et ce n’est pas une maison bien belle que celle où habite cette enfant. Ses parents sont d’honnêtes paysans, fermes au travail, fidèles à l’Église comme il en est maints en la France de ce temps. Juste à la limite des terres soumises au Dauphin Charles et de celles qui ne le reconnaissent pas, Domrémy sait combien est douloureuse cette guerre et qu’il est grand temps de la voir se terminer. La grande pitié du royaume serre le cœur de la petite fille. Qui donc y mettra fin ?
Chaque jour elle va à l’église, qui est justement toute proche de sa maison. Il n’est même pas besoin que la voix des cloches l’appelle à quelque office pour qu’elle y aille prier. Elle aime le silence de la petite nef, et l’odeur de l’encens qui y flotte. De tous les saints qu’on y voit en statue, elle s’est fait raconter l’histoire : Monseigneur Saint Rémy, qui fut évêque de Reims et baptisa le roi Clovis, ce jour où le Saint-Esprit lui-même, sous la forme d’une colombe, lui apporta du ciel une ampoule d’huile bénite ; sainte Catherine et sainte Marguerite, qui l’une et l’autre moururent martyres parce qu’elles ne voulurent ni trahir leur foi ni souiller leur pureté. Et, le plus grand de tous, plus puissant que les plus saints des hommes, saint Michel, l’archange, dont M. le Curé affirme qu’il est le chef des armées célestes et que nul ne l’a jamais vaincu ! D’ailleurs, cela ne fait aucun doute que saint Michel est invincible : ne vient-il pas de le prouver ? Les Anglais qui assiégeaient,quelque part du côté de la Normandie et de la Bretagne, le Mont qui porte son nom, n’ont-ils pas été contraints de battre en retraite ? Le Mont Saint-Michel a été sauvé par son protecteur du ciel.
La petite fille de Lorraine songe et prie. Ne viendra-t-il pas un jour où tous ces saints qui aiment le royaume de France imploreront le Seigneur pour lui ? N’enverra-t-il pas quelqu’un pour bouter les Anglais dans leurs îles, pour délivrer Orléans de leur menace, pour mener à Reims le petit Dauphin Charles, afin qu’il soit enfin sacré Roi ? Les commères du village, celles qui, sur la place, bavardent, répètent souvent un dicton qui est connu de toute la France : « Ce que mauvaise femme a fait, vierge sage l’aura défait. » La mauvaise femme, nul n’en doute, c’est la reine Isabeau qui a abandonné son fils le Dauphin Charles et a signé un traité honteux avec les Anglais. Mais qui sera la Vierge Sage ?
* * *
La petite fille de Domrémy a un secret. Jamais elle n’en a parlé à personne, même pas à Hauviette et Mengette, ses deux plus chères amies. Cela a commencé il y a plus de trois ans, au cours de l’été, en l’an de grâce 1425 du Seigneur. Un jour qu’elle gardait ses troupeaux, comme jadis Geneviève la bergère, l’orage l’a forcée à s’abriter dans une chapelle abandonnée. Peut-être s’y est-elle endormie ? Peut-être a‑t-elle rêvé ? Comme elle était nette cependant la voix qu’elle a cru entendre, lui criant : « Va au secours du Dauphin ! » Puis, plus tard, comme elle était dans le jardin près de l’église,elle a vu une grande lumière,et une voix, la même voix encore, elle en était sûre ! s’était fait entendre : « Je viens de Dieu pour t’aider à te bien conduire. Sois honnête et pieuse ; sois assidue à l’église et je te protégerai. » Alors elle est tombée à genoux et, d’un seul élan de son âme, elle avait juré de se consacrer à Dieu seul et de le servir sa vie durant.
Depuis lors, ces mystérieuses apparitions sont revenues bien souvent. Des figures comme elle n’en avait jamais rencontrées sur la terre, si belles, si étincelantes que le regard pouvait à peine se poser sur elles… L’une est semblable à un oiseau merveilleux qui serait en même temps un beau jeune homme : saint Michel, l’archange… Elle a compris que c’était lui. Et près de lui, ces douces images, ces femmes aux traits resplendissants ? Sainte Catherine, sainte Marguerite, ses amies de la petite église, présentes auprès d’elle dans toute leur gloire, droites sur l’herbe de la prairie ou dans une clairière de la chênaie. Devient-elle folle ? Non, non. Tout cela est vrai ; elle le sait, elle en est sûre. L’archange et les deux saintes sont venus sur la terre pour s’adresser à elle ; et leur message, elle le comprend.
Mais elle en a peur. Depuis trois ans que les mystérieux visiteurs célestes se montrent à elle, combien de fois ne lui ont-ils pas répété les mêmes paroles ? Dieu a entendu la prière de son âme pure. Il a eu pitié du royaume de France. Quelqu’un va être chargé de sauver Orléans, de bouter les Anglais dans leur îles, de faire sacrer le Dauphin Charles à Reims. Elle ! Ce serait elle ! Et la petite fille de se débattre, de protester. Depuis quand sont-ce les jeunes filles qui mènent les armées et gagnent les batailles ? Depuis quand une paysanne de Lorraine a‑t-elle plus de science et de force que les chevaliers du roi ? Il y a ainsi des jours, des mois, trois années qu’elle se débat, bien souvent en larmes, et que l’archange Michel ordonne, et que les Saintes lui adressent de ferventes implorations.
Le printemps 1428 est venu, tout chargé de mauvaises nouvelles. La ville d’Orléans, dit-on, est complètement bloquée. Bedford, le chef anglais, annonce que bientôt il sera le maître de toute la France. Et les apparitions se font plus pressantes, plus impérieuses. Dans le soleil de midi, dans le crépuscule du soir, maintes fois la lumière surnaturelle scintille et les voix du ciel se font entendre. Une fois de plus, saint Michel a crié : « Fille de Dieu, obéis ! quitte ton village et pars ! Au nom du Roi du Ciel, que ton étendard se lève ! Hardiment, dresse-le et cours à la bataille ! Dieu t’aidera ! »
* * *
La fille de Lorraine a obéi. Elle sait exactement ce qu’elle doit faire : l’archange le lui a enseigné. Après tant de mois d’hésitation, de crainte, comme il est doux et reposant d’obéir à Dieu ! Humblement, elle a accepté d’être un instrument entre Ses Mains Toutes-Puissantes, de se lancer dans cette aventure extraordinaire, de dire à la face du monde qu’elle délivrera Orléans, qu’elle fera sacrer le Dauphin roi de France et qu’elle vaincra l’Anglais.
C’est à Vaucouleurs qu’elle doit se rendre et au sire Robert de Baudricourt, capitaine de la châtellenie, qu’elle doit parler. Imaginez-la… En cachette de ses parents elle est venue, la petite paysanne, vêtue comme une de ses pareilles, sans rien qui pût la distinguer. Elle est entrée dans le château fort, au milieu des seigneurs, des hommes d’armes ; il ne fallait rien de moins que l’appui de saint Michel lui-même pour lui donner ce courage. Parmi tant de gens, elle a piqué droit sur le Capitaine, qu’elle n’avait jamais vu de sa vie, mais qu’une puissance mystérieuse lui a désigné.
« Je viens de la part de Messire, pour que vous me donniez une armure, un cheval d’armes, une bonne escorte de soldats et que vous me fassiez conduire auprès du Dauphin de France ! Car j’ai mission de le mener à Reims recevoir le sacre, lorsque les Anglais auront été vaincus et que Orléans aura été sauvée ! »
Bien surpris, le capitaine Robert de Baudricourt. Que lui veut cette petite fille ? Avec son beau regard franc, ses cheveux noirs bien coiffés et sa figure si ouverte, elle n’a pourtant pas l’air d’une folle.
– Messire, dis-tu ? Qu’est ce sire dont tu parles ?
– Celui qui possède le royaume de France comme tous les royaumes de la terre : le roi du ciel.
Un moment il en est demeuré muet. Que Dieu puisse tout, il le sait bien, car il est bon chrétien. Mais pour de telles affaires se servirait-il de cette mauviette ? Lui aussi pense comme la petite elle-même a pensé jadis : ce n’est point une tâche de fille de mener les armées et de délivrer Orléans.
– Allons, rentre chez toi, dit-il d’une voix qui voudrait être rude et cependant reste amicale. Retourne chez ton père. Il te donnera sans doute une bonne taloche pour t’apprendre à raconter de telles sornettes et à venir me déranger !
* * *
Mais voici qu’à peine est-elle retournée chez ses parents — à qui il a fallu avouer l’histoire et qui n’en ont pas été bien contents, — que des nouvelles pires encore arrivent. Une troupe d’Anglais et de Bourguignons approche. Elle assiège Vaucouleurs. Il a fort à faire pour se défendre, le sire Robert de Vaucouleurs, mais peut-être, au fond de lui-même, pense-t-il parfois à l’enfant rayonnante qui, avec son assurance paisible, lui a dit qu’elle était chargée de délivrer la France et d’y ramener la paix.
La petite fille de Domrémy, elle, n’a pas été découragée par ce premier échec. Les voix du ciel se sont de nouveau fait entendre pour elle et elles l’ont consolée ; la lumière surnaturelle l’a de nouveau enveloppée. Maintenant elle n’a plus peur de proclamer à haute voix sa mission. A Hauviette et à Mengette,elle dit un jour :« II y a, je vous le déclare, entre Coussey et Vaucouleurs une fille qui, avant un an, fera sacrer le roi de France. » Et son ton est si ferme et si simple que ses amies ne rient pas : elles, dans leur cœur, elles ont cru.
Bientôt tout le village en chuchote. Et l’on ne sait que penser. Peut-être ses parents feraient-ils mieux de la marier au plus vite, au lieu de la laisser continuer ses rêveries. Justement voici qu’un garçon se présente ; il prétend qu’il veut l’épouser et qu’elle le lui a promis. Jusque devant M. le Curé, il répète qu’il a reçu sa promesse, qu’il en veut faire sa femme. Mais, ô stupeur ! avant même que le prêtre ait tranché de l’affaire, voici qu’un matin on trouve mort le galant trop prompt à inventer des faux engagements. Et l’on commence sérieusement à se demander, dans le village, s’il n’y a pas dans tout cela œuvre du Diable… ou de Dieu !
Ainsi passe l’été, s’écoule l’automne, et l’hiver commence. Après bien des semaines d’un dur siège, les ennemis ont dû s’en aller, sans avoir pris Vaucouleurs. Mais la situation demeure affreuse. Des bandes de détrousseurs, des soldats sans armée, rôdent toujours dans la campagne lorraine, pillant et brûlant. D’Orléans les nouvelles arrivent de plus en plus mauvaises : les habitants n’ont plus guère de vivres, la garnison est épuisée. Mais les voix retentissent toujours aux oreilles de la jeune fille. « Qu’attends-tu ? Pars ! Retourne à Vaucouleurs ! Va revoir le Capitaine… » Et, de nouveau, elle obéit.
Au château, Baudricourt ne refuse pas de la recevoir. A‑t-il réfléchi ? A‑t-il, lui aussi, reçu un appel secret ? Grave, il écoute l’enfant lui redire : « Apprenez, Messire, que Dieu m’a fait maintes fois savoir que je dois aller vers le gentil Dauphin et le faire sacrer roi de France. Donnez ‑moi des hommes d’armes, j’irai à lui et,avec son armée, je délivrerai Orléans ! »
– Soit, je te crois ! J’écrirai au Roi et s’il accepte de te recevoir, je te donnerai bonne escorte et tu t’en iras à tes risques et périls, à travers tant de provinces ennemies, pour lui parler.
Tandis qu’elle attend que le Dauphin réponde, le bruit de son histoire se répand de plus en plus. Il y en a qui y croient, il y en a qui s’en moquent. Bientôt trois chevaliers viennent la trouver et se mettent à son service. Eux, ils ont confiance en elle ! Si elle part, ils partiront pour lui servir de garde. Mais il y a aussi ceux qui refusent d’admettre cette bizarre aventure. Et ceux-là persuadent le Sire de Baudricourt qu’il faudrait d’abord s’assurer que ce n’est pas une sorcière. Et on l’asperge d’eau bénite ! Et on la prie de se confesser. Comme toutes ces épreuves tournent au bénéfice de la jeune fille, le Capitaine est bien près de croire lui-même en elle…
Un jour, elle revient à lui. L’heure a sonné, et les voix du ciel l’ont annoncée. « Ne tardez plus, Messire, au nom de Dieu ! Car aujourd’hui même, près d’Orléans,le Dauphin a subi grand dommage. Si vous ne m’envoyez à lui, bientôt il en aura plus grand encore. » C’était le 12 février 1429. Le même jour, — la nouvelle en parvint à Vaucouleurs une semaine plus tard,— l’armée de secours envoyée pour ravitailler Orléans, avec tout un chargement de vivres, de légumes, de harengs, avait été surprise par les Anglais et détruite.
Alors Baudricourt comprend.
* * *
Ouvrez la porte forte de la ville ! Laissez passer cette troupe de guerriers ! Au milieu des hommes d’armes, portant cuirasses, casques et jambarts, voyez-vous cette mince cavalière vêtue comme un jeune garçon, en pourpoint noir et en chausses sombres, qui avance, le visage rayonnant de joie et d’espérance, la main posée sur une petite épée ? C’est l’envoyée de Dieu qui part pour sauver la France, selon ce que lui ont dit l’archange saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite. Elle part vers Orléans qui attend d’elle sa délivrance ; elle part vers le Dauphin qui attend d’elle son trône ; mais elle part aussi vers Rouen, où, sur le bûcher, une mort affreuse l’attend… C’est Jeanne d’Arc, vous l’avez reconnue, la Sainte de la Patrie, qui part vers son destin…
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