∼∼ XVII ∼∼
Un mot du Père X… met Bernard en liesse. Il offre aux deux garçons une rencontre à Castel-Gandolfo, et même propose de les emmener plus loin. Comment ne pas accepter ?
À l’heure fixée, les deux inséparables retrouvent l’aumônier et sa troupe, sur les hauteurs au-dessus du lac d’Albano. Tout de suite l’aumônier propose de s’approcher le plus possible du palais papal.
— Nous sommes ici à trente kilomètres de Rome, et c’est depuis 1596 la résidence d’été des souverains Pontifes. Il y a d’abord l’antique palais bâti par Urbain VIII. Aucun Pape n’y était retourné depuis la prise de Rome ; mais, maintenant qu’il y a eu l’accord du Latran, entre le Saint-Père et le royaume d’Italie, Pie XI y vient de temps en temps. Au vieux palais, s’est ajouté l’immense villa Barberini, tout récemment restaurée.
Le Pape a fait organiser, à côté, une ferme modèle, qu’il aime à visiter. Venez, nous allons parcourir ce qu’il est permis de voir dans ce domaine du Père de famille de la Chrétienté.
Cette visite intéresse beaucoup la jeunesse et les détails de la laiterie la captivent prodigieusement. Les rangées de belles vaches, toutes pareilles sous leur robe uniforme gris-souris, dans les étables modernes, font le bonheur des garçons ; et Jean regrette Colette devant le poulailler, où picorent d’innombrables et jolis petits poulets blancs.
Puis tout le monde s’engage dans les deux magnifiques allées de chênes verts, qui réunissent Castel-Gandolfo à la ville d’Albano. On descend au bord du lac et c’est là que l’on s’assied, autour d’un déjeuner improvisé. Bernard a manœuvré pour se mettre auprès du petit André, auquel il voudrait parler, mais aujourd’hui tout le monde écoute un nouveau et joyeux compagnon.
C’est un Marseillais. Jadis camarade de classe, au lycée de Marseille, de l’un des plus âgés des scouts, ils se sont retrouvés par hasard à Rome et le Méridional a immédiatement demandé à suivre son ami.
Il parle fort bien l’italien, mais son français a un léger accent du Midi. Il connaît tout, a tout vu, et fait la joie de la troupe. Il s’appelle Maximin ; on l’a déjà surnommé Tartarin ; il n’en est point offusqué, ayant joli caractère, et éprouvant un certain plaisir à ce qu’on s’occupe de lui.
Comme on est au dessert, il dit :
— Qu’est-ce qui fume une cigarette ?
— Nous n’en consommons guère, c’est une vraie dépense.
— Mais j’en ai plein mes poches, je vais vous en donner. Et « Tartarin » offre à qui veut une abondante provision.
Les plus jeunes se récusent, les aînés se laissent faire ; l’heure est douce à vivre sous les chênes verts, tout au bord du lac d’aspect sombre, mais si calme.
Jean, silencieux depuis le début, glisse à l’aumônier :
— Racontez-nous quelque chose, Père, comme vous faites ordinairement. Parlez-nous des Papes qui sont venus ici.
— Pas encore de ceux-là. Nous ne sommes pas si avancés, dans nos causeries du soir au camp, et pourtant, je vous assure que tout le monde y met son mot.
— Et que c’est empoignant, affirme un grand scout. Qui m’eût dit autrefois que l’Histoire de l’Église était à ce point passionnante, m’eût bien étonné.
Sur ce, Père, allez‑y !… Reprenez le fil de vos discours.
— Eh ! eh ! si je vous prenais au mot ?… des discours ! Je vois d’ici vos têtes. Vous en auriez vite assez. Contentons-nous de raconter, comme dit Jean.
Vous vous souvenez que, en reconnaissance des actes de Pépin et de Charlemagne, le Pape Léon III avait couronné celui-ci empereur à Rome. C’était un honneur et en même temps un titre qui équivalait à celui de défenseur du Saint-Siège. Dans ce temps-là, on le comprenait bien en ce sens. Aussi ce titre n’était-il pas nécessairement lié pour toujours aux princes de tel pays.
Quelques-uns des faibles successeurs de Charlemagne, rois de France, le reçurent encore. Mais plus tard des souverains d’Allemagne, que le Saint-Siège avait appelés à sa défense, Othon le Grand, ses fils et petits-fils, le portèrent. Malheureusement, ils eurent avec le Pape des démêlés qui ne furent que le prélude de plus graves difficultés. Les souverains allemands en vinrent à se déclarer empereurs par leur propre droit, et bientôt ils empiétèrent sur le pouvoir spirituel du Pape. L’un d’eux cependant fut une belle exception. L’Église l’a canonisé ; il s’appelle saint Henri. Son fils aussi montra du zèle pour le service de l’Église, mais son petit-fils Henri IV eut une tout autre attitude, vous allez le voir.
Il faudrait des heures pour expliquer en détail ce que l’histoire appelle : « La lutte du sacerdoce et de l’Empire. » Pour la résumer, j’évoquerai une seule physionomie, celle de saint Grégoire VII. Il s’appelait Hildebrand. C’était un moine venu à Cluny pour y trouver la grande vie religieuse. Le Pape saint Léon IX l’arracha à son abbaye et l’appela près de lui, dès le début de son pontificat, pour l’aider à travailler à une réforme nécessaire, car il s’était introduit dans l’Église de graves abus.
— Tiens, lance Maximin, vous avouez, Père, qu’il y avait des abus dans l’Église ?
— Certes oui, mon ami, comme dans toute famille humaine. L’Église est composée d’hommes qui ne sont pas tous des saints. Ces abus tenaient, en grande partie, à ce que les princes voulaient se mêler des affaires de l’Église et, en particulier, de la nomination des évêques, sans se soucier du consentement du Pape. Les évêques ayant de grands domaines temporels, les souverains prétendaient avoir le droit de les donner à leurs amis. D’autres fois, des hommes ambitieux les obtenaient à prix d’argent. C’est ce qu’on appelle la simonie. Ceux qui étaient ainsi parvenus indignement aux évêchés ou autres charges ecclésiastiques, sans y avoir été régulièrement nommés par le Pape, n’avaient pas ce qu’il fallait pour bien conduire les fidèles, de sorte que toute la Chrétienté souffrait de cet état de choses. Hildebrand aida non seulement saint Léon IX, mais ses successeurs, à y porter remède, jusqu’au jour où lui-même fut élu Pape. Il y avait alors près de vingt-cinq ans que les princes, les évêques irrégulièrement nommés et le peuple chrétien recevaient les avertissements de Rome. Les abus avaient diminué, mais ils se perpétuaient encore, surtout en Allemagne, où Henri IV s’obstinait à aller directement contre les défenses du Saint-Siège.
Bernard grogne à mi-voix : Ils sont antipathiques ces empereurs !
Sans avoir l’air d’entendre, l’aumônier continue : Grégoire VII jugea que l’heure était venue de prendre des mesures décisives. Il ordonna donc, sous peine d’excommunication, à tous ceux qui occupaient illégitimement encore, malgré les avertissements donnés, des charges et dignités ecclésiastiques, de les quitter entièrement.
Henri IV s’opposa avec insolence à cette mesure et fut lui-même excommunié. Les princes des États d’Allemagne, qui étaient « grands électeurs » de l’empire, se déclarèrent contre lui ; l’empereur, pour ne pas perdre sa couronne, prit le parti de se rendre à Canossa, au nord de l’Italie, où se trouvait le Pape. Il se présenta en pénitent et obtint d’être relevé de l’excommunication, à la condition formelle de se conformer aux lois de l’Église. Sa pénitence n’eut pas la noblesse de celle de Théodose, se soumettant si humblement, vous vous en souvenez, à saint Ambroise. En effet, les regrets d’Henri IV n’étaient pas sincères ; aussi ne tarda-t-il guère à rompre ses soi-disant promesses. Les princes mécontents avaient élu à sa place Rodolphe de Souabe. La fureur de l’empereur déchu se tourne alors contre Grégoire VII ; il fait nommer un antipape et marche avec son armée sur Rome. Le saint pontife meurt à Salerne, en prononçant ces paroles qui résument toute sa vie : « J’ai aimé la justice et haï l’iniquité, c’est pourquoi je meurs en exil. »
— Il était vaincu, tout de même, Père, dit Maximin.
— En apparence, oui. En réalité, il était vainqueur. Car, désormais, les droits de l’Église, si admirablement défendus par sa courageuse fermeté, sont connus de telle sorte que la hiérarchie ecclésiastique est solidement affermie.
Le petit André penche vers Bernard son mince visage ardemment tendu.
— Hiérarchie, qu’est-ce que cela veut dire ?
L’aumônier a surpris la question.
— Pour les plus jeunes, j’explique : on nomme hiérarchie ecclésiastique, la subordination et l’union entre le Pape, les évêques et les prêtres.
Il arrivera encore à des princes de vouloir franchir la barrière imposée par le Pape, entre leur puissance séculière et la puissance spirituelle de l’Église. Ils s’y heurteront en vain.
Deux siècles après Henri IV d’Allemagne, ce sera, hélas ! un roi de France, Philippe le Bel, qui aura des torts très graves envers le Pape Boniface VIII. Malgré sa puissance, il verra les évêques de son royaume demeurer fermes dans leur fidélité au Saint-Père.
Le jeune Marseillais semble interdit :
— Çà, Père, nous en reparlerons tous les deux. Les choses ne m’ont pas été présentées sous ce jour et je vous poserai des questions.
— Entendu, mon jeune ami. Quand vous voudrez.
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