Francelyn

Auteur : Acre, Jean d’ | Ouvrage : Et maintenant une histoire I .

Temps de lec­ture : 6 minutes

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récit de catéchisme : le mensongeDéci­dé­ment, ce soir ça n’al­lait plus… Depuis long­temps déjà, Fran­ce­lyn s’a­per­ce­vait que le duc de Mâle-Bouche, dont il était le pre­mier , lui fai­sait mau­vaise figure. Et Fran­ce­lyn savait bien que c’é­tait là une affaire de jalou­sie. Mirouet, le second page, ne pou­vait sup­por­ter de le voir avant lui, et depuis long­temps il essayait de lui faire perdre l’es­time du de Mâle-Bouche. Or, aujourd’­hui, le duc avait été plus dur que d’ha­bi­tude et si, tout à l’heure, il s’é­tait enfer­mé dans sa chambre avec Mirouet, ce ne devait pas être pour chan­ter les louanges de Fran­ce­lyn. Et Fran­ce­lyn, accou­dé à une étroite fenêtre du , son­geait.

Fran­ce­lyn ? Le plus joli, le plus char­mant page que l’on pût rêver. C’é­tait la jeu­nesse en fleur dans toute sa joliesse de seize ans : de grands che­veux blonds qui retom­baient en boucles d’or sur ses épaules, des yeux cou­leur de rayon de lune, de fines lèvres incar­nat tou­jours prêtes à sou­rire ou à chan­ter, un teint qui fai­sait pen­ser aux fleurs des pom­miers d’a­vril. Et une âme aus­si belle que le visage : ni faus­se­té, ni égoïsme en lui, ni orgueil, mais une grande et vraie cha­ri­té et un pro­fond amour pour Notre Sei­gneur Jésus-Christ et Notre Dame, sa sainte Mère.

La moindre injus­tice, le moindre fai­saient hor­reur à Fran­ce­lyn, et c’est pour­quoi, ce soir, il était triste, très triste, parce qu’il sen­tait de la jalou­sie et de la calom­nie autour de lui.

Fran­ce­lyn lais­sait ses yeux errer au loin. Il contem­plait du châ­teau, fiè­re­ment per­ché sur une haute falaise de rochers à pic, la plaine où le soleil cou­chant dorait les blés mûrs, et il lui sem­blait, le pau­vret, que c’é­tait la der­nière fois qu’il voyait le soleil dis­pa­raître à l’horizon.

Et Fran­ce­lyn pleura.

* * *

« Oui, Mon­sei­gneur, ain­si fit-il, je l’ai vu de mes yeux…

– Me dis-tu la véri­té, Mirouet ? Dois-je te croire ?

– Ai-je jamais men­ti à mon sei­gneur ? Des preuves, je n’en ai pas ; mais, encore une fois, mon ser­ment ne vaut-il pas toutes les preuves ? »

Le sei­gneur de Mâle-Bouche res­tait silen­cieux. Si c’é­tait vrai ? Si Fran­ce­lyn avait com­mis le crime dont l’ac­cu­sait Mirouet ?

La Forge de Francisco Goya, 1819Mirouet devait dire vrai : il avait juré, il avait affir­mé avec ser­ment avoir vu Francelyn…

Ain­si, tan­dis que Fran­ce­lyn, tour­men­té de sombres pres­sen­ti­ments, priait et pleu­rait, le sei­gneur de Mâle-Bouche, silen­cieux, inquiet, cher­chait de quel châ­ti­ment il pour­rait punir Fran­ce­lyn accu­sé d’un crime que l’his­toire ne nous dit pas.

Long­temps il res­ta silen­cieux, le front bar­ré d’un pli, les yeux fixés sur le plan­cher ; puis ses traits se détendirent :

« C’est bien, Mirouet. Demain Fran­ce­lyn mour­ra. Ce soir même je vais pré­ve­nir mes for­ge­rons, dans la forêt, et, dès le matin, Fran­ce­lyn sera brû­lé dans le grand feu de la forge et tu seras, Mirouet, mon pre­mier page. »

Or, Mirouet avait menti…

Il y avait der­rière le châ­teau une épaisse forêt, la forêt de Sombre-Terre, où per­sonne n’o­sait s’a­ven­tu­rer et où le sei­gneur de Mâle-Bouche avait ins­tal­lé les forges où l’on fabri­quait ses armes de guerre et les fers de ses chevaux.

Et ce soir, dans la forêt, en pleine nuit, on pou­vait voir des ombres sinistres se déta­cher sur les flammes et les lueurs des bra­siers. C’é­tait le sei­gneur ordon­nant à ses for­ge­rons de se sai­sir de la pre­mière per­sonne qui, le len­de­main, vien­drait leur deman­der « si le tra­vail était fait » et de brû­ler son corps au grand foyer de la forge.

* * *

Le soleil a repa­ru. Un beau soleil d’é­té qui fait paraître les choses plus belles qu’elles ne le sont.

De bonne heure, le duc a man­dé Fran­ce­lyn auprès de lui :

« Tu vas aller à ma forge de la forêt, lui dit-il, et tu deman­de­ras sim­ple­ment « si le tra­vail com­man­dé est fait…» Tu n’as pas besoin de te pres­ser », ajou­ta-t-il à voix basse.

Fran­ce­lyn aus­si­tôt sortit.

Or, devant le châ­teau, il ren­con­tra la duchesse qui, par hasard levée tôt, cueillait des roses ; elle igno­rait tout, d’ailleurs.

« Où vas-tu, Fran­ce­lyn, de si bonne heure ?

Chatelaine et le page - histoire pour les enfants– A la forge, Madame.

– Si tu as le temps, mon beau page, n’ou­blie pas d’al­ler ouïr la messe au vil­lage et de prier la Vierge. »

Aus­si Fran­ce­lyn s’ar­rê­ta au vil­lage, enten­dit la messe et, puis­qu’il avait le temps, réci­ta encore un grand cha­pe­let ; puis, tout récon­for­té, dans le soleil radieux, il reprit sa route avec l’es­pé­rance au cœur.

Pauvre, pauvre Fran­ce­lyn… si tu savais ce qui t’attend !

* * *

Midi. Le sei­gneur de Mâle-Bouche goûte à peine aux viandes qui lui sont ser­vies. A sa femme qui lui demande où sont Fran­ce­lyn et Mirouet, il ne répond rien.

Au fait, où donc est Mirouet ?

Quant à Fran­ce­lyn… Le duc se demande s’il n’a pas été trop dur… Car, Fran­ce­lyn, on ne le rever­ra jamais. Pour­tant c’é­tait un bon page, le meilleur des pages. Et si Mirouet avait men­ti ? Ah ! bah!…

D’un bond le duc se lève, tout pâle :

« Non ? »

Si ! C’est bien lui… C’est bien Fran­ce­lyn qui paraît devant lui.

« Mes­sire, à la forge on m’a sim­ple­ment dit que tout était fait… »

Mâle-Bouche croit rêver ! Que s’est-il donc passé ?

Il le sut bien­tôt : pres­sé d’ap­prendre la mort de son rival, Mirouet était allé de bonne heure deman­der à la forge « si le tra­vail était fait », et tan­dis que Fran­ce­lyn écou­tait dévo­te­ment la messe et disait son cha­pe­let, c’é­tait lui, Mirouet, le jaloux, le men­teur, le calom­nia­teur, que les for­ge­rons avaient jeté au feu.

Ain­si fut recon­nue la jus­tice de Dieu ; et Fran­ce­lyn, main­te­nant, a retrou­vé l’es­time et la confiance de son seigneur.

Jean d’Acre.

Histoire pour illustrer le huitième commandement : Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain.
Le Christ devant Caïphe, Ger­rit van Hon­thorst, vers 1617 (Londres)
  1. [1] Hui­tième com­man­de­ment : La médi­sance ban­ni­ras et le men­songe éga­le­ment.

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