En avant pour la moisson

| Ouvrage : Et maintenant une histoire I .

Temps de lec­ture : 8 minutes

Il y a de la joie dans l’air ce matin. Le soleil, levé bien avant le plus mati­nal des Cœurs Vaillants, étin­celle dans le ciel bleu, et les oiseaux, cachés dans les grands mar­ron­niers, s’é­go­sillent à qui mieux mieux.

Aus­si, bien avant l’heure fixée pour la réunion des chefs et des seconds, le vieux pavé résonne sous les talons impa­tients des gars.

« Tout le monde est là ? »

Sur le seuil de son pres­by­tère, Mon­sieur le Curé vient d’ap­pa­raître. Mais que se passe-t-il ? Pour­quoi donc a‑t-il cet air joyeux ! Tiens, il a une lettre à la main.

« On n’a presque pas atten­du ce matin, fait remar­quer Jacques. Extraordinaire ! »

D’ha­bi­tude, Mon­sieur le Curé, tou­jours très occu­pé, ne vient pas si vite.

« T’as vu, Jean, mur­mure Claude, il a un drôle d’air, Mon­sieur le Curé ; sûr qu’il arrive quelque chose… »

C’est vrai, Mon­sieur le Curé n’a pas son air habi­tuel ; le pli qui sou­vent barre son front a dis­pa­ru, et dans ses yeux il y a comme de la joie ; et puis on dirait qu’il veut vite faire par­ta­ger à tous le bon­heur qui semble conte­nu dans le petit rec­tangle qu’il tient à la main…

Flai­rant un mys­tère, les gars en un clin d’œil se sont ras­sem­blés et posent sur le prêtre des yeux interrogateurs.

« Mes petits enfants, com­mence Mon­sieur le Curé, mes petits enfants, une grande joie nous arrive, une grande joie pour le patro… »

Alors, quinze voix vibrantes ont lan­cé le même cri :

« Mon­sieur l’Ab­bé revient ?

— Oui, mes petits, Mon­sieur l’Ab­bé rentre du sana… »

Ain­si, ça y était ; ce jour tant dési­ré depuis celui où, la tris­tesse au cœur, les gars avaient appris que leur abbé malade avait dû par­tir, ce jour allait arri­ver… il était arrivé.

« Mon­sieur l’Ab­bé sera là dans trois jours. »

Les ques­tions main­te­nant s’en­tre­croisent, pêle-mêle, joyeuses ; tout le monde veut savoir.

« En tout cas, clame Jacques, il faut lui faire une récep­tion monstre ; on n’a que trois jours, mais on va mettre les bou­chées doubles. »

La nou­velle, comme une traî­née de poudre, s’est répan­due à tra­vers le quar­tier. On n’a pas su com­ment cela s’é­tait fait, mais le len­de­main la rue du patro connais­sait une agi­ta­tion comme aux jours heu­reux, quand « il » était encore là. C’est que tous les gars, même les moins fidèles, veulent mon­trer à leur abbé que si l’on a tenu tant bien que mal pen­dant son absence, c’é­tait parce qu’on avait com­pris ce que c’é­tait que vivre en chrétiens.

* * *

Il y a des jours qui sont tel­le­ment beaux qu’on ne peut les décrire et si vous deman­diez aux gars du patro de vous racon­ter le jeu­di qui sui­vit l’an­nonce du retour de Mon­sieur l’Ab­bé, ils vous diraient que c’est impossible.

Prêtre célébrant la messe avec deux enfants de choeurMon­sieur l’Ab­bé était arri­vé dans la nuit et, le len­de­main matin, quand les gars, un à un, entrèrent dans la cha­pelle, ils trou­vèrent au pied de l’au­tel la chère sil­houette dont ils avaient été si long­temps pri­vés. Puis la Messe, « leur » Messe avait com­men­cé. Mon­sieur l’Ab­bé leur avait dit un mot —un de ces mots dont il n’a­vait pas per­du le secret et qui vous retournent d’un seul coup le plus indif­fé­rent des gars.

Et après ! dame, après ! ç’a­vait été une belle explo­sion de joie. Entou­ré, accla­mé, assailli, Mon­sieur l’Ab­bé avait trou­vé le moyen de répondre à tous et à cha­cun. Il avait tout vu, tout enten­du, tout devi­né sur­tout. Est-ce que les dis­tances et les sépa­ra­tions peuvent quelque chose quand on est si for­te­ment unis ? Il savait bien, Mon­sieur l’Ab­bé, tout ce que la flamme qui brillait dans cer­tains yeux cachait d’ef­forts silen­cieux, de sacri­fices aus­si. C’est pour cela que, dans son cœur à lui, il y avait tant de fier­té et de bonheur.

Main­te­nant, c’est le soir ; quelques gars seule­ment res­tent dans le bureau de Mon­sieur l’Ab­bé. Ce sont ceux qui ont sen­ti peser plus lour­de­ment sur leurs épaules le poids des res­pon­sa­bi­li­tés et qui trouvent si bon de pou­voir dire à cœur ouvert leurs dif­fi­cul­tés vain­cues, celles à vaincre encore, leurs espoirs aussi.

* * *

Deux mois se sont écou­lés. Brus­que­ment, Mon­sieur l’Ab­bé a dû repar­tir. Le rude hiver a de nou­veau ébran­lé sa san­té si fort, qu’une fois de plus il lui a fal­lu quit­ter le cher patro. Mais Mon­sieur l’Ab­bé sait qu’il peut comp­ter sur ses gars, sur Jacques sur­tout, le chef de la Saint-Louis… Jacques qui, depuis quelque temps, devient plus silen­cieux, plus dévoué encore à son équipe. Bien des fois au cours des pro­me­nades on l’a vu s’en aller tout seul, s’a­ge­nouiller quelques ins­tants au pied d’un vieux cal­vaire, puis s’en reve­nir ensuite en silence, absor­bé dans ses pen­sées, mais avec au fond des yeux une flamme rayonnante.

Jeu­di der­nier, Jacques avait pris la réso­lu­tion de par­ler à son Abbé. Et puis, tout à coup, quand il a vou­lu confier le secret de son cœur, les mots se sont arrê­tés sur ses lèvres et il est ren­tré len­te­ment chez lui, sans rien dire.

Et ce soir, alors qu’il sent bien qu’il va fal­loir avoir plus de cran encore puisque à nou­veau Mon­sieur l’Ab­bé est par­ti, Jacques, après avoir quit­té ses cama­rades, a pris fer­me­ment sa réso­lu­tion. Puisque dimanche on doit tous aller pas­ser la jour­née près de Mon­sieur l’Ab­bé, il parlera…

* * *

Un soleil de plomb darde ses rayons ; il fait chaud, très chaud, et les gars allon­gés dans l’herbe font une courte sieste. Mon­sieur l’Ab­bé se pro­mène len­te­ment en disant son bré­viaire, lors­qu’il voit venir à lui le petit gars.

La vocation d'un jeune garçon - Pietro Antonio - Ordination d'un prêtre Pour que Jacques vienne vers lui à un moment que cha­cun res­pecte et où on ne le dérange pas sans motif, il faut que ce soit sérieux :

« Alors, qu’est-ce qu’il y a ? »

Jacques est ému, et jus­te­ment parce qu’il est ému, il ne va pas cher­cher des mots solennels :

« Ben, voi­là, M’sieur l’Ab­bé, je vou­lais vous dire depuis long­temps… seule­ment j’o­sais pas, parce que j’é­tais pas assez sûr… Alors, j’ai atten­du… et puis quand vous êtes par­ti, que j’ai vu le patro une deuxième fois tout seul, sans per­sonne pour prendre votre place… ça m’a fait un coup. Comme à votre pre­mier départ, de toutes mes forces j’ai essayé de vous rem­pla­cer un peu et alors…

— Alors, conti­nue Mon­sieur l’Ab­bé qui s’est arrê­té au pied de la croix qui domine la route, tu as pen­sé qu’il serait bon de pou­voir plus tard faire la « relève » et ser­vir le Bon Dieu de tout ton cœur à ton tour … J’a­vais devi­né, Jacques, que le Sei­gneur avait mis en toi quelque chose de très beau. Seule­ment tu sais bien, n’est-ce pas, que c’est très grand, très grave aus­si ? C’est en conti­nuant ce que tu as fait ces temps der­niers que tu te pré­pa­re­ras à répondre à l’ap­pel de Jésus. Et puis, demande sou­vent au Maître de t’é­clai­rer. Je suis sûr que ce soir Il est content de toi. »

Jacques s’est incli­né sous la béné­dic­tion de son Abbé, et quand la tête blonde s’est rele­vée, rayon­nante de joie et d’é­mo­tion, le prêtre et l’en­fant sont res­tés un long moment silen­cieux : leurs yeux s’en sont allés, par delà la mois­son d’or qui s’é­ta­lait dans la plaine, jusque vers le champ du Père qui, en ce jour de juin, rece­vait l’of­frande d’un petit gars au cœur vaillant et géné­reux, un petit gars qui accep­tait de venir tra­vailler à son champ.

(D’a­près H. Gues­don).

Ordination - les différentes fonctions du prêtre

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