Vaillance, maîtrise de soi
Ne pourrais-tu pas me raconter encore comment tu es retourné dans la maison en flammes, pour sauver ton chef qui allait mourir ? »
Rémy, suppliant, s’accroche à la manche de son aîné et insiste :
« Raconte encore ! Il était fort blessé à la tête le capitaine, hein ? »
Le brouillard enveloppe doucement les deux frères, le jeune homme aux larges épaules et le petit gars à peine plus haut que les blés avant la moisson.
La terre mouillée colle à leurs semelles.
Ils vont, côte à côte, à pas lents, au bord d’un champ à demi labouré.
« Ça va, répond le grand Charles, sans quitter des yeux sa charrue qui creuse un long sillon régulier derrière Faraud, le cheval. Laisse-moi ! Dirait-on pas que j’ai fait une action extraordinaire ?
N’importe qui aurait risqué sa peau de bon cœur pour le capitaine. Suffisait de le connaître…
Je l’ai relevé ; je l’ai emporté avec un copain. Ben ! ça se devait. Puis, dans les coups durs — comment t’expliquer ? — y a je n’sais quoi qui vous tient… Enfin, je comprends. Et la belle affaire d’être à moitié chic, pendant juste un quart d’heure, une fois ! Vois-tu, mon p’tit, du courage, c’est pas les grands jours qu’il en faut ; c’est du lundi matin au samedi soir, et encore le dimanche avec ! A l’occasion, même, on en a besoin pour des choses de rien du tout.
Je m’rappelle une histoire qu’est arrivée y a longtemps, je m’préparais à ma Communion solennelle…
Tu ne t’en souviens pas, de tante Angélique ? T’es trop jeune. T’avais trois ans quand elle a passé, la pauv’femme.
Elle prenait déjà de l’âge, c’était la sœur du grand-père.
Elle n’était pas bien belle, ni bien forte. Elle avait la figure ratatinée, comme les poires d’hiver cueillies trop tôt ; l’air de quelqu’un qui en veut à tout le monde, et le dos bossu, par-dessus le marché… sans compter qu’elle toussait à longueur de journée et qu’on n’aurait pas trouvé dans l’village de mendiante plus mal ficelée qu’elle avec ses jupes roussies et ses caracos déteints. Mais quoi ! c’était tante Angélique. On en faisait du cas chez nous. Dans son temps, elle avait travaillé dur et on n’oubliait pas non plus qu’elle avait élevé not’mère.
L’année où c’t’histoire que j’te dis est arrivée, tante Angélique avait été malade sur la fin de l’hiver. Depuis qu’elle était censément guérie, elle n’avait plus tout son bon sens.
Elle trottait du matin au soir. On ne pouvait plus l’arrêter.
— Eh ben ! ma tante Angélique, après quoi qu’vous tournez comme ça ? lui demandait le père, quand elle venait à la maison. Assoyez-vous. Vous ne tenez plus en place, pas plus qu’une jeunesse l’dimanche de la ducasse.
— Laisse-la, marmottait maman. Tais-toi. Faut pas rire de ça : c’est sa tête qui se dérange. Tenez, ma tante Angélique, vous accepterez ben une petite pièce pour acheter un paquet d’prise et dix sous de pastilles de menthe ?
Et tante Angélique, sans dire merci, partait vite, en ronchonnant, balançant à son bras son vieux panier, toujours plein d’épluchures, car elle avait c’te manie : ramasser dans les rues et sur les tas devant les portes des épluchures de légumes qu’elle emportait pour ses lapins.
Un jour, à la sortie du catéchisme, je traversais la rue pour aller à l’école et l’maître, un nouveau maître arrivé du lundi d’avant — quelqu’un de bien, un grand raide — me regardait venir, quand, tout à coup, j’entends les camarades, les filles aussi, qu’Monsieur le Curé libérait au même moment, pousser des « oh ! », des « ah ! » sur tous les tons, de quoi faire retourner les gens ; et qu’est-ce que j’vois ? Tante Angélique qui farfouillait dans une caisse et en tirait des trognons de choux, tout moisis, sales, répugnants…
— C’est pour son dîner… Elle va les manger ! Pouah ! Moi, à sa place, j’aurais mal au cœur… criaient les fillettes, en faisant des mines dégoûtées.
Les garçons la conspuaient :
— Hou ! la vieille sorcière !
Mon Dieu ! mon Dieu ! que j’avais honte ! Parole, j’devais êt’rouge jusqu’au bout d’mes oreilles. Et v’là l’instituteur qui m’demande, comme de juste :
— Qu’avez-vous ? Vous la connaissez cette malheureuse, Charles ?
J’ai pas menti. J’ai répondu :
— Oui, M’sieur… C’est ma tante Angélique.
Mais, tu peux m’croire, Rémy, quand, sous l’bombardement, j’ai été chercher l’capitaine, y n’m’a pas fallu tant d’courage ! »
Elisabeth Mariemy.
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