Conte pour Noël

Auteur : La Varende, Jean de | Ouvrage : Autres textes .

Temps de lec­ture : 10 minutes

LouisXIII au siège de La Rochelle - Récit de NoëlIl y avait trois cent vingt-neuf ans, le Louis XIII, depuis le 10 août, assié­geait La Rochelle. Les pro­tes­tants s’é­taient ­adres­sés à l’An­gle­terre pour obte­nir du secours, de sorte qu’une rébel­lion étroite et d’o­ri­gine reli­gieuse était deve­nue un acte de haute tra­hi­son. Le Roi, le car­di­nal de , le duc d’An­gou­lême, le maré­chal de Bas­som­pierre ­com­man­daient et tenaient des quar­tiers sépa­rés, mais en cette soi­rée, et pour la veille de , ils s’é­taient réunis. Le Roi qui, tout le jour, avait tenu à la bat­te­rie du Chef du Bois, allait rece­voir après les messes de minuit. Dans la jour­née, plus de deux cents bou­lets lui avaient pas­sé au-des­sus de la tête, mais l’ar­tille­rie s’é­tait arrê­tée brus­que­ment quand l’An­gé­lus avait son­né chez les royaux. Les ­cal­vi­nistes parais­saient avoir obéi à un signal et les canons du Roi eux-mêmes s’é­taient tus. Louis XIII ne quit­te­rait pas La Rochelle jus­qu’au 17 février.

Il gelait, sous un ciel de pleine lune. Tout le can­ton­ne­ment était silen­cieux d’un bizarre silence, autour d’une ville muette. Au clair de lune, les hautes tours et les cour­tines s’é­le­vaient bleuâtres et, par places, avec d’é­troites meur­trières qui bra­sillaient comme des trous de feu.

Le siège de La Rochelle fut triste. Cette guerre fra­tri­cide n’é­tait point popu­laire. Pas un mous­que­taire, ni même un gou­jat, qui ne la jugeât néces­saire, car les hugue­nots, par leur agres­si­vi­té, leur achar­ne­ment, leur malice, avaient signé leur condam­na­tion, mais il est ter­ri­ble­ment cruel, pour un homme de cœur, d’en­tendre les bles­sés enne­mis se plaindre dans la langue maternelle…

Demain, ce serait la Noël ; il y aurait donc, en effet, des fêtes et des réjouis­sances et le quar­tier royal serait en liesse, mais ce soir, c’é­tait encore la vigile. Presque tous les catho­liques, fouet­tés par l’a­ban­don et les pro­vo­ca­tions cal­vi­nistes, allaient faire leurs dévo­tions. Cette nuit, qui se ter­mi­ne­rait par les réveillons et les média­noches, aurait com­men­cé par la fer­veur. Un répit cer­tain s’é­lar­gis­sait. Le bruit sourd et répé­té du « mou­ton », du for­mi­dable ­mar­teau qui enfon­çait jour et nuit les pieux de la digue, de l’ou­vrage de Mete­zeau, ter­mi­né par ­Pom­peo Tar­gone, ce choc de chaque minute avait ces­sé, mais on l’at­ten­dait, on l’en­ten­dait encore.

Richelieu sur les fortifications du siège de La RochelleCepen­dant, peut-être était-ce la ville qui impo­sait sa détresse. Elle parais­sait morte, hors du temps. Elle deve­nait une cité fan­tôme avec des tours de sucre et des ombres d’é­bène. Qu’elle fût en alerte, prête à repous­ser tout assaut, on n’en pou­vait dou­ter, mais si elle se tenait sur ses gardes, qu’elle s’en acquit­tait donc, hors de tout mou­ve­ment et de tout tra­cas ! De temps en temps, le pétil­lement d’une mèche de canon ou d’ar­que­buse, mais on eût pris ces brefs et menus éclats pour les der­nières étin­celles d’un feu mourant.

La lune don­nait main­te­nant très haut, mais la lune pleine était lugubre ; à l’a­plomb de son disque, tout se confon­dait dans un halo. Les troupes du Roi, en majeure par­tie, se tenaient dans leurs can­ton­ne­ments avec des petits groupes d’a­mis qui tour­naient autour des fos­sés et des rem­parts. On par­lait bas. Par le silence, les royaux répon­daient au mutisme de la ville forte. Une trêve tacite venait de s’é­ta­blir, favo­ri­sée par un double remords ; pour les royaux celui d’o­béir ; pour les cal­vi­nistes celui de se révolter.

Seules les cui­sines du camp royal flam­baient ; les vic­tuailles s’y entas­saient, abon­dantes, avec les oies du Marais, les volailles de la Cha­rente ; les beaux bœufs de la Ven­dée atten­daient les broches et, en face de la ville affa­mée, il y aurait ripaille.

On enten­dait en clair l’hor­loge au bef­froi de la cité, avec les quarts et les heures répé­tés. Tous savaient que la faim y était déjà appa­rue, même pour les plus for­tu­nés ; que les enfants pâlis­saient, mai­gris­saient ; que déjà les vieilles gens mou­raient. Les inutiles avaient ten­té de sor­tir, mais on les avait refou­lés. La ville com­men­çait sa longue torture.

Le Roi, le car­di­nal et le com­man­dant de ­Valen­çay avaient gra­vi les degrés d’une sorte de tour-­bel­vé­dère qu’on venait encore d’ex­haus­ser et qui per­met­tait une vue éten­due. De cette hau­teur, La Rochelle se révé­lait, s’é­lar­gis­sait, avec ses places ouvertes et ses rues per­pen­di­cu­laires. Le com­man­deur – qui était jovial – fai­sait la moue : l’hé­ré­sie n’é­tait point gaie ni de bonne com­pa­gnie. La veillée de Noël n’illu­mi­nait guère les mai­sons hugue­notes : « Ils n’ont plus de quoi, mur­mu­ra le car­di­nal, comme mal­gré lui : bien­tôt ils man­ge­ront leur suif… ». Le Roi eut un léger frisson.

Valen­çay, avec son œil de marin, dis­tin­gua, ­mal­gré le four­millement lunaire, quelque chose qui bou­geait assez loin, dans l’Est. « Là-bas, ­Mon­sei­gneur, il y a du mou­ve­ment et des lan­ternes… » On ne lui répon­dit pas, car, à part sa bra­voure, il était dédai­gné. Il reprit : « Une troupe, qui s’a­vance, et qui vient vers nous ». Le car­di­nal se détour­na – il contem­plait la ville – et haus­sa les épaules. Ce devait être, assu­rait-il, des fidèles qui se ren­daient aux messes de minuit. Rien de tel qu’une armée royale pour rap­pe­ler ses devoirs à une popu­la­tion hésitante…

– Non, insis­ta le com­man­deur, pas du tout ! Ce serait plu­tôt une pro­ces­sion, Émi­nence, et même il y en a deux, car une autre s’a­vance vers la porte du Sud. Ne voyez-vous pas leurs lumières ?

Oui, sans doute… Peut-être ! Qu’on allât s’en­qué­rir et qu’on revînt rendre compte. Sur les deux grands che­mins qui reliaient la cam­pagne à La Rochelle…

Une sorte de grin­ce­ment aigu fit retour­ner les têtes, même aux gen­tils­hommes d’es­corte res­tés au pied de la tour. La ville bais­sait ses deux ponts-levis. On voyait les grandes poutres, en­gagées dans la muraille et qui sou­te­naient les plates-formes, s’in­cli­ner et les tabliers des ponts noir­cir en des­cen­dant. Puis les Rochel­lois ouvrirent leurs portes, dont les bat­tants rou­lèrent sur les che­mins de fer ; mais l’on vit que les assié­gés main­te­naient leur herse, l’é­norme grille qui tom­bait du haut du cintre et qui eût résis­té au canon. Der­rière, des lumières faibles et rares appa­rurent et ­décou­pèrent le réseau de la herse.

– Que font-ils ? mur­mu­ra le Roi.

– Quelque délé­ga­tion, sans doute, bien qu’il n’y ait ni cha­made, ni dra­peau blanc.

– Ils savent que cela ne sert plus à rien, fit tris­te­ment le Roi.

Bergers et les moutons de la crêches - Vivres pour les assiégés de La RochelleLe mes­sa­ger revint au galop et sa course rameu­tait les échos. Sur les deux grand-routes, qui en effet rejoi­gnaient la ville, des cor­tèges s’a­van­çaient en chan­tant. Deux groupes impor­tants de ber­gers avec leurs agneaux et leurs bre­bis. Ils chan­taient le Noël de « l’Enfant-Né ».

– Allons voir, fit le Roi.

C’é­taient en effet des pâtres en grosses peaux de mou­tons, avec des hou­lettes et des braies à lanières. Cha­cun tenait un agneau, et leurs chiens convoyaient des mou­tons. Des enfants, les leurs sans doute, por­taient des chan­delles dont les flammes étaient pré­ser­vées par des enton­noirs de papier. Tous chan­taient et glo­ri­fiaient la divine nais­sance. Ils allaient d’un bon pas.

Le car­di­nal écar­ta les groupes curieux et s’a­van­ça. Il était alors en armure cou­leur d’eau, avec de hautes bottes blanches et un vaste man­teau d’é­car­late. Seule­ment une calotte rouge, et sa croix ecclé­sias­tique lui pen­dait sur l’es­to­mac. Il fit peur car on l’a­vait recon­nu, et la troupe se figea. On enten­dit gémir les agneaux.

– Où allez-vous ?

– Nous allons ado­rer en ville l’En­fant Jésus dans sa crèche et lui offrir nos agneaux… C’est l’u­sage, fit à mi-voix le plus vieux des ber­gers qui trem­blait visiblement.

Mais il se redres­sa comme s’il repre­nait force :

– Jésus est né. Gloire à lui au plus haut des Cieux !

Adoration des bergers - Rubens, van Dyck

Autour des ber­gers, tout le régi­ment des gardes. Per­sonne ne souf­flait mot. Chez tant d’hommes, et venus de coins si divers, sur­gis­sait le sou­ve­nir de leur enfance pieuse et des fêtes, de la plus grande des fêtes chô­mées, avec toutes ses joies fami­liales et ses tendres ébats. Quelques-uns des gardes, qui étaient cam­pa­gnards, cares­saient déjà les lourdes bre­bis familières.

– L’autre pro­ces­sion est-elle sem­blable ? deman­da le car­di­nal sans éle­ver la voix, comme s’il ne ­vou­lait pas se per­mettre de trou­bler cette paix inquiète, ce calme soucieux.

– Oui, fit le vieux qui hési­ta, puis : plus nom­breuse, du double. Ce sont les gens de Cour­son et de La Jarrie…

Le Roi sor­tit de l’ombre. Une armure noire, tête nue, un grand sur­tout blanc. Le cor­don du Saint-Esprit en sau­toir et sa grande mine. Lui aus­si fut recon­nu, et alors on vit tous ces hommes se mettre à genoux :

– Sire !…

Le grand vieillard éle­vait vers le Roi son agneau bêlant…

Le roi Louis XIII par Philippe de Champaigne– Êtes-vous catho­liques ? deman­da le prince, dou­ce­ment, sans nulle raideur.

– Oui, Sire, tous ; tous… Mais, reprit l’homme en dési­gnant la ville, ceux-ci, nos frères, nos parents, Sire, ils meurent de faim !…

La herse elle-même remon­ta. Ain­si les Rochel­lois fai­saient confiance.

Le Roi redres­sa le front :

– Rele­vez-vous, mes amis, et allez en Dieu ; allez pour Dieu. Jésus est né. Allez en paix.

Il don­na des ordres :

– Qu’on s’é­carte et qu’on ouvre les bar­rières. Que tout le monde se retire devant les bar­ba­canes d’en­trée. Piquez les draps blancs pour ras­su­rer les gens de . Lais­sez le pas­sage libre et atten­dez le retour.

Par­mi ces ber­gers, beau­coup d’hommes pleu­raient… Ils eu­rent un rauque petit « Vive le Roi ! » qui en disait plus que des cla­meurs, et, tant bien que mal, repre­nant leur vieux can­tique, ils ­défi­lèrent. Mais c’é­tait une vraie com­pa­gnie, cha­cun avec leur bête, et qui s’en allait ravi­tailler la ville.

À la fin, quelques veaux de pré, à peine cor­nus mais déjà forts et bien en chair.

Le Roi fit, gentiment :

– Ce sont les bœufs pour la crèche, n’est-ce pas braves gens ? Mais où est l’âne ? Où sont les ânes ?

Et l’on enten­dit sor­tir de la nuit une bonne voix gas­conne qui prévenait :

– Sire, Bé de Diou ! tous les ânes sont pas­sés en Angleterre !

Cepen­dant, per­sonne ne rit et les ber­gers ­des­cen­dirent le double talus pour s’en aller pas­ser le pont.

Jean de La Varende

Ce de Noël est extrait du livre Mes plus beaux Noëls de Jean de La Varende, édi­té aux édi­tions Via Romana

C’est un ouvrage à ache­ter et à offrir car il est de qua­lité !

Par exemple dans cette bou­tique.

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