Rosaire
Oui, clame Jacqueline indignée, je l’ai entendu !
– Que disait-il, enfin ?
– Il s’était disputé avec Michel Bougre qui voulait profiter de son agilité pour l’envoyer grimper au noyer. Michel était parti en bougonnant, et le petit « Noir » a dit entre ses dents : « Li méchant boy ; mais moi prendre mitraillette, et pan-pan-pan !… li devenir bon ! »
Ghislaine et Paulette sont affolées :
« Une mitraillette ! Il va le tuer !
– Il ne semble pourtant pas méchant, ce petit », murmure Odette.
Il a même l’air fort gentil, Joseph, authentique négrillon, débarqué avant-hier au village avec le Père Duchesne revenu voir sa vieille maman. Le missionnaire – un gars du pays qui fut à l’école avec tous les papas des enfants d’aujourd’hui, et arrive droit d’Afrique – était joyeusement attendu par tout le petit monde de Riveclaire, friand d’histoires de nègres et de sorciers… Mais quand on le vit accompagné de son boy Joseph, ce fut du délire : chacun voulait voir et approcher ce petit noir en chair et en os, avec des cheveux crépus, un nez épaté, des yeux malicieux et des dents éclatantes de blancheur dans sa figure chocolat. Bientôt s’engagèrent des conversations désopilantes, en un impayable français ponctué de rires sonores… puis ce furent, avec les garçons, des parties de cache-cache et de balle au camp, sous l’œil envieux des filles…
C’est à l’issue d” une de ces parties que Jacqueline surprit l’étrange menace sur les lèvres de Joseph…
« Il n’a pas l’air méchant, non… Mais sait-on jamais ? »
Paulette se redresse, décidée :
« On ne peut pas le laisser faire, ça non.
– Comment l’empêcher ? »
Paulette se le demande. Les autres aussi. On appelle à la rescousse Liliane, Nicole, Monique, Évelyne, Josette… A mesure que grossit le groupe des filles, il s’enfièvre.
« Hâtons-nous : le noir est peut-être déjà embusqué, guettant Michel ! »
L’angoisse mord les cœurs…
« Prévenir Michel, peut-être ?…
– Ou le Père Duchesne ?
– Ou le garde champêtre ?… »
* * *
On prévint le missionnaire…
…Qui écouta gravement en caressant sa barbe soyeuse, ouvrit la bouche pour répondre… mais la referma sans avoir parlé. Une étrange lueur amusée dansait au fond de ses yeux.
« Une mitraillette ? dit-il seulement. Brr… C’est effrayant ! »
Il prit sa canne et emmena la bande à la recherche de Joseph :
« Nous allons éclaircir cette grave affaire. Venez.
– Il ne va pas nous tirer dessus, au moins ?
Le Père esquissa un deuxième sourire :
« Pour ma part, je ne refuserais pas quelques salves, sais-tu, fillette : on en a toujours besoin »
C’était de plus en plus étrange. Elles hésitaient à suivre le missionnaire qui dévalait gaillardement la côte, en quête de son boy.
« Venez donc : je l’aperçois perché dans le grand peuplier… »
Déjà Joseph dégringolait joyeusement vers son maître :
« Li Michel, méchant boy, ti sais, Père. Mais moi pris mitraillette, et pan-pan-pan !… Li y en a reçu beaucoup. Li, peut-être devenir bon ? »
Sa frimousse noire rayonnait d’un candide sourire, et le Père ne semblait nullement fâché de ces exploits guerriers. Encore plus curieuses qu’apeurées, les filles furtivement se rapprochaient ; et le missionnaire, les regardant en riant, dit au négrillon :
« Elles ont peur de ta mitraillette, je crois… »
Un rire sonore lui répondit, et Joseph, en deux bonds à travers le carré de choux, fut auprès d’elles avec sa figure réjouie :
« Hi-hi-hi !… Vous pas peur, ti sais !… Mitraillette soldat, méchante ; mais mitraillette Joseph, bonne, bonne. Ti regarde, mitraillette à Joseph… »
Avant qu’elles aient fait un pas pour fuir, le petit congolais leur brandissait sous le nez son chapelet de faïence bleue dans ses doigts noirs…
« Ce n’est pas une mitraillette », dit Odette…
Elles n’y comprenaient rien, rien, rien. Et ça se voyait si bien dans leurs yeux tout ronds que le boy rit de toutes ses dents blanches et leur expliqua à grands gestes et à flots de mots que les soldats avec leurs mitraillettes envoient beaucoup de balles pour tuer les méchants et que les chrétiens avec leur chapelet envoient beaucoup de prières pour que les méchants deviennent bons…
« Li chapelet, c’est li bonne, bonne mitraillette di chrétiens. Ti compris ? »
* * *
Elles ont si bien, si bien compris, que le diable depuis lors « prend quelque chose » à Riveclaire !… et lui-même doit commencer à s’apercevoir que « li chapelet, c’est li bonne, bonne mitraillette di chrétiens »…
…Une fameuse mitraillette, qui ne rate jamais son coup, vous savez !
Rose Dardennes.
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